Antoine Compagnon a été dur avec nous: il a voulu enchaîner la deuxième heure de cours sans pause. Les gens se sont malgré tout levés et agités, mais il a enchaîné assez vite. Deux heures de notes d'affilé, c'est difficile pour la concentration et la prise de notes quand on a perdu l'entraînement estudiantin (surtout qu'il n'y a pas de tablette pour poser ses feuilles et écrire).

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J'avais en commençant le cours deux propositions à démontrer. La première tenait au rapport entre la littérature et la morale, et j'espère vous avoir convaincu durant la première heure de l'importance d'une critique éthique, d'une attention "au commerce avec l'autre".
La deuxième consiste à examiner la possibilité de parler de morale quand on parle de Proust. Le premier obstacle au thème que j'ai choisi est le refus d'une lecture morale de la littérature, le second tient à la réputation d'immoralisme ou d'amoralisme de Proust. Pendant son purgatoire (du milieu des années 20 au milieu des années 50), l'œuvre de Proust a été condamnée au nom de critères explicitement éthiques : on lui reprochait son snobisme et son manque d'engagement. Mais on lui reprochait surtout l'indécence de son œuvre, en particulier le traitement abondant de l'homosexualité.

La question de la bienséance et de l'obscénité préoccupe Proust depuis ses premiers écrits, depuis Les Plaisirs et les jours. Dans une lettre à Albufera en mai 1908, il détaille une liste de projets: «J’ai en train: une étude sur la noblesse / un roman parisien / un essai sur Ste Beuve et Flaubert / un essai sur les femmes / un essai sur la pédérastie (pas facile à publier) / [...] [1]

A chaque fois que Proust entre en contact avec un éditeur, il prend la précaution de prévenir celui-ci du caractère potentiellement choquant de son œuvre.
En avril 1909, dans une lettre à Alfred Valette qui dirigeait le Mercure de France — Alfred Valette était le mari de Rachilde, on peut le supposer peu effarouchable — Proust le prévient qu'il écrit un livre «extrêmement impudique en certaines parties». Ce livre contient des parties obcènes qui en interdisent une prépublication dans le Figaro. Mais, précise Proust, il n'y a pas là l'ombre de pornographie.
En 1912, il propose la première version de La Recherche à Eugène Fasquelle en l'avertissant qu'il s'agit de «ce qu'on appelait un ouvrage indécent» et qu'il est beaucoup plus indécent qu'on a l'habitude de publier. Il prévient Fasquelle que Charlus deviendra pédéraste dans la suite du livre[2].
Quand il contacte Gaston Gallimard en novembre 1912, il le prévient de l'extrême indécence de l'œuvre mais «il n'y a pas une exposition crue. Et enfin vous pouvez penser que le point de vue métaphysique et moral prédomine dans l'œuvre.» [3]
Et enfin à Bernard Grasset en 1913 il dit que «la licence et l'indécence de certaines parties caractérisent cet ouvrage»[4].

En 1916 il passe à la NRF et publie Sodome et Gomorrhe tout en écrivant que le volume est sans aucune intention immoral. Dans une lettre à Grasset, il écrivait quelques temps auparavant qu'il prévoit de meilleures ventes pour le volume indécent et ajoute «je regretterais que ce fait soit la raison de son succès».
Francis Jammes a condamné aussitôt la scène de Montjouvain.
Par ailleurs, Proust acquiert très tôt, sous la plume de Léon Daudet, une étiquette de moraliste. Léon Daudet le comparait dans l' Action française à «un Saint Evremond, un La Bruyère, un La Rochefoucauld», bref, aux moralistes du 17e siècle.
En 1920 Jacques Rivière écrit un article important sur "Proust et la tradition classique", dans lequel il juge Proust le successeur de Stendhal dans l'analyse de soi.
La référence à Gide est inévitable, même si L'Immoraliste date de 1902.
Proust est-il immoral ou moraliste, la question s'est très vite posée en ces termes.

Avant la parution de Sodome et Gomorrhe, Mauriac a défendu Proust (je mets entre crochets et en italique les phrases de Compagnon, quand il interrompt la lecture de la citation): «et sans doute il déplaira aux moralistes [pas les grands moralistes, mais ceux qui moralisent en défendant le formel] que dans ce monde recréé, jamais ne se révèle une préoccupation religieuse. Mais ne collabore-t-il pas [Proust] avec le moraliste s'il est vrai qu'un moraliste expose la somme de la sensibilité contemporaine? [Ainsi donc, le grief qui est fait à Proust est d'avoir créé un monde sans transcendance]. Dès lors, qu'il ne soit plus question d'immoralisme. L'examen de conscience est à la base de toute vie morale et Prous jette bien des lumières dans nos abîmes.»[5]
A la mort de Proust, en 1922, et donc après Sodome et Gomorrhe, François Mauriac a changé d'opinion. Dans un article il remarque que

Dieu est terriblement absent de l’œuvre de Marcel Proust. Nous ne sommes point de ceux qui lui reprochent d’avoir pénétré dans les flammes, dans les décombres de Sodome et de Gomorrhe; mais nous déplorons qu’il s’y soit aventuré sans l’armure adamantine. Du seul point de vue littéraire, c’est la faiblesse de cette œuvre et sa limite: la conscience humaine en est absente. Aucun des êtres qui la peuplent ne connaît l’inquiétude morale, ni le scrupule, ni le remords, ni ne désire la perfection. Presque aucun qui sache ce que signifie pureté;[6]

Pour François Mauriac, l'absence de transcendance est un défaut littéraire.
Ce texte a été écrit dans le contexte d'une grande dispute littéraire lors de la parution de Un jardin sur l'Oronte, de Barrès. Les trois noms dont on débat sont Gide, Proust et Barrès. On reconnaît que Proust a construit un monde fondé sur la bonté.

En septembre 1924, Benjamin Crémieux fait paraître un article dans la Revue de Paris sur la psychologie de Proust. La notion de Dieu n'apparaît pas chez Proust, reconnaît-il, mais il y a une morale de Proust, c'est celle du "connais-toi toi-même" de Socrate.
Les bons sont méchants et les méchants sont capables de bonté. Songez à cette scène fondamentale dans laquelle les Verdurin persécute Saniette mais lui font la charité en souhaitant que cela ne soit pas su.

En janvier 1923 Albert Thibaudet, dans un article à la NRF intitulé "Proust et la tradition française", fait de Proust un successeur de Montaigne : « On réunira sans doute un jour en un volume les réflexions psychologiques et morales qu'il a semées dans les pages de son œuvre, et l'on verra à quel point il se relie à la pure lignée des grands moralistes français.»
Il s'agirait donc d'un recueil de maximes morales extraites de l'œuvre.
Des anthologies existent, et Ramon Fernandez, dans la préface de l'une d'elle fait remarquer «nous avions pensé à une composition thématique de l'œuvre». Mais cela n'existe pas en français. En revanche, j'ai reçu d'une collègue à qui j'en avais parlé un petit livre d'Espagne, Máximas Y Pensamientos (aforismos), recueil de maximes proustiennes rassemblées par Carles Besa. Il s'agit de 452 maximes extraites d' A la recherche du temps perdu. Elles sont classées en cinq sections, l'homme, la société, l'amour, le temps et la mémoire, l'art:

Les « quoique » sont toujours des « parce que » méconnus.[7]
On pardonne les crimes individuels, mais non la participation à un crime collectif.[8]
Car le plus dangereux de tous les recels, c’est celui de la faute elle-même dans l’esprit du coupable.[9]
On devient moral dès qu'on est malheureux.[10]

En 1924, Jacques Rivière publie une Lettre ouverte à Henri Massis sur les bons et les mauvais sentiments en réponse à Henri Massis qui l'a attaqué sans nuance, l'accusant de défendre Gide, l'auteur de L'immoraliste, Corydon et, encore à venir, en 1926, Si le grain ne meurt.
Un livre rassemblera les termes du débat en 1932: Moralisme et littérature, dialogue entre Jacques Rivière et Ramon Fernandez.

Ces textes datent de 1924, c'est-à-dire d'avant 1926 et la publication d' Albertine disparue. Or c'est ce livre qui est le plus difficile à accepter, car l'aveu de l'homosexualité de Saint-Loup cause un profond malaise malgré les justifications du narrateur :«Personnellement, je trouvais absolument indifférent du point de vue de la morale qu'on trouvât son plaisir auprès d'un homme ou d'une femme, et trop naturel et humain qu'on le cherchât là où on pourrait le trouver» ou la formule «tout être suit son plaisir»[11]. Trahit sua quemque voluptas, aurait dit Virgile.

La liaison de Saint-Loup et Morel choque et blesse le narrateur lui-même. Elle lui cause une peine infinie quand il l'apprend de Jupien, de Jupien indigné :

Non, que ce misérable musicien ait quitté le baron comme il l’a quitté, salement, on peut bien le dire, c’était son affaire. Mais se tourner vers le neveu, il y a des choses qui ne se font pas. » [il y a une morale de l'immoralité, un code de l'honneur des malfrats] Jupien était sincère dans son indignation; chez les personnes dites immorales, les indignations morales sont tout aussi fortes que chez les autres et changent seulement un peu d’objet. [Voilà encore une maxime] [12]

Le narrateur a beaucoup de mal à expliquer sa peine.

Si donc Robert n'avait pas été marié, sa liaison avec Charlie n'eût dû me faire aucune peine. Et pourtant je sentais bien que celle que j'éprouvais eût été aussi vive si Robert était resté célibataire. De tout autre, ce qu'il faisait m'eût été bien indifférent. Mais je pleurais en pensant que j’avais eu autrefois pour un Saint-Loup différent une affection si grande et que je sentais bien, à ses nouvelles manières froides et évasives, qu’il ne me rendait plus, les hommes, dès qu’ils étaient devenus susceptibles de lui donner des désirs, ne pouvant plus lui inspirer d’amitié. [13]

Ensuite le narrateur se rappelle d'une révélation d'Aimé:

L’apprendre de n’importe qui m’eût été indifférent, de n’importe qui excepté de Robert. Le doute que me laissaient les paroles d’Aimé ternissait toute notre amitié de Balbec et de Doncières, et bien que je ne crusse pas à l’amitié, ni en avoir jamais véritablement éprouvé pour Robert, en repensant à ces histoires du lift et du restaurant où j’avais déjeuné avec Saint-Loup et Rachel j’étais obligé de faire un effort pour ne pas pleurer.[14]

Le narrateur expose des sentiments complexes. Son amitié a été trahie, cependant il explique qu'il ne croyait pas à l'amitié, qu'il n'éprouvait pas d'amitié et que finalement il n'y a pas véritablement d'explication à sa peine.

L'amour inverti est-il universalisable? René Crevel, qui appartient au cercle surréaliste, condamne la transposition proustienne, «tricherie qui tue notre confiance».

En 1926, c'est Georges Bernanos qui s'insurge: Dieu est absent de l'œuvre de Proust, il est impossible d'en trouver la trace, ce qui serait concevable si la morale était imposée de l'extérieur. Mais la morale est en nous-mêmes. Puis en 1937 Massis publie un livre qui reprend tous les arguments contre Proust. En 1945, Sartre s'élève contre la «psychologie intellectualiste» de Proust. Il lui reproche de croire à un amour universel, ne dépendant pas des sexes, de la classe, de la richesse ou de la Nation. Selon Sartre, Proust «s’est choisi bourgeois» et répand le mythe de la nature humaine.

Il faut attendre les écrits de Georges Bataille en 1950 à propos de Jean Santeuil et de Contre Sainte-Beuve pour que Proust sorte du purgatoire. Pour Bataille, la morale est liée à la transgression de la morale. La quête de la vérité exige le vice et le mensonge. L'impératif moral de la recherche de la vérité implique le recours au mal.
On songe à ce passage d' Albertine disparue:

Le mensonge, le mensonge parfait, sur les gens que nous connaissons, sur les relations que nous avons eues avec eux, sur notre mobile dans telle action formulé par nous d’une façon toute différente, le mensonge sur ce que nous sommes, sur ce que nous aimons, sur ce que nous éprouvons à l’égard de l’être qui nous aime, et qui croit nous avoir façonné semblable à lui parce qu’il nous embrasse toute la journée, ce mensonge-là est une des seules choses au monde qui puisse nous ouvrir des perspectives sur du nouveau, sur de l’inconnu, qui puisse éveiller en nous des sens endormis pour la contemplation d’univers que nous n’aurions jamais connus.[15]

ce qui nous amène au commentaire suivant de Georges Bataille:

A la base d'une vertu se trouve le pouvoir d'en briser la chaîne. [...] S'il y a morale authentique, son existence est toujours en jeu. La véritable haine du mensonge admet, non sans une haine surmontée, le risque pris dans un mensonge donnée. [...] Nous vénérons [...] la règle que nous violons.[16].

Voilà donc un Proust nietzschéen, bien loin du grand moraliste de tout à l'heure. On se souvient de Bergotte, analysé et condamné par Norpois au nom de la morale bourgeoise et hypocrite. Le narrateur en conclut que finalement, ce n'est que dans le vice que se trouve la possibilité d'un questionnement moral:

Peut-être n’est-ce que dans des vies réellement vicieuses que le problème moral peut se poser avec toute sa force d’anxiété. Et à ce problème l’artiste donne une solution non pas dans le plan de sa vie individuelle, mais de ce qui est pour lui sa vraie vie, une solution générale, littéraire. Comme les grands docteurs de l’Église commencèrent souvent tout en étant bons par connaître les péchés de tous les hommes, et en tirèrent leur sainteté personnelle, souvent les grands artistes tout en étant mauvais se servent de leurs vices pour arriver à concevoir la règle morale de tous.[17]


la version de sejan.


Notes

[1] Marcel Proust, Lettre à Albufera, 5 ou 6 mai 1908, Correspondance, Ph. Kolb, Plon, t. VIII, p.112-113

[2] Correspondance, t. XI, p. 255

[3] Lettres à la NRF, Paris : Gallimard, 1932 (Cahiers Marcel Proust, n° 6).

[4] référence à retrouver

[5] citation prise en note, à corriger

[6] François Mauriac, Écrits intimes, La Palatine, Genève – Paris, 1953, p.216

[7] À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.438

[8] Le côté de Guermantes, Clarac t2, p.152

[9] Sodome et Gomorrhe, Clarac t3, p.715

[10] À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.630

[11] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.621

[12] La fugitive, Clarac t3, p.678

[13] La fugitive, Clarac t3, p.686

[14] La fugitive, Clarac t3, p.688

[15] La fugitive, Clarac t3, p.216

[16] Georges Bataille, "Proust", in La Littérature et le mal, folio p.102

[17] À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.558