Comme souvent, j'ai laissé passer l'introduction, attendu l'annonce du plan, afin de prendre la mesure de ce nouveau professeur, pour évaluer sa vitesse d'élocution, sa façon de se répéter pour laisser le temps de prendre des notes (technique que Compagnon maîtrise à merveille, ce qui facilite grandement la prise de notes (une auditrice prenait la défense des intervenants en séminaire (toujours cette tentation de les appeler séminaristes) en me faisant remarquer qu'ils n'avaient qu'une heure, que cela devait être très impressionnant, et surtout, qu'ils devaient essayer de dire le maximum dans ce peu de temps, alors que Compagnon savait qu'il aurait encore une heure, et encore une heure... Je ne partage pas cette indulgente opinion. J'attends d'un professeur intervenant au Collège de France autant de maîtrise sur le fond que sur la forme.))

Je n'ai pas entendu de plan, je n'ai pas entendu ce léger changement de ton qui indique que l'introduction est finie, qu'on entre dans le cœur du sujet. Je n'ai entendu que des phrases comportant le mot mensonge, tout les trois ou quatre mots. Je n'ai pas compris quelle était la thèse exposée et quelle était la thèse défendue. Si, peut-être: Proust a menti, a menti partout, dans son livre et dans sa correspondance, il a cherché à retarder le moment du dévoilement. Fraisse s'est placé successivement du point de vue philosophique, puis du point de vue littéraire.
S'il se trouvait, comme il est probable, que ce séminaire soit diffusé sur France Culture dans les prochains mois, prévenez-moi dans les commentaires, je reprendrai cette transcription qui n'en est pas une.

En attendant, voici des fragments, des notes éparses, sans véritable ligne directrice. Ceci est à peine une transcription, je ne comprends pas mes notes à la relecture, ce qui n'es pas surprenant puisque j'étais tellement exaspérée que j'en ai pris très peu.


Le premier livre de Luc Fraisse est sa thèse, soutenue sous la direction de Michel Raimond: Le Processus de la création chez Marcel Proust: le fragment expérimental.
Luc Fraisse a publié L’Œuvre cathédrale – Proust et l’architecture médiévale qui a reçu le prix de l’essai de l’Académie française, il est un spécialiste de la correspondance de Proust, il a écrit sur l'esthétique de Proust, le japonisme de Proust, sur Henri Bosco, et une histoire de l'histoire littéraire.


Les mensonges sont essentiels à l'humanité. On ment toute sa vie. (réflexion à propos de La Fugitive).
Les mensonges dans la Recherche sont inombrables et variés.
Quel est le rapport de Proust au mensonge? L'écrivain ment-il aussi quand il parle de son œuvre? Proust ment-il? Pourquoi, à qui, comment? On peut définir deux mensonges croisés, celui du philosophe et celui de l'écrivain (en considérant un Proust penseur, philosophe, et un Proust écrivain).

Définition du mensonge: énoncer des choses fausses en sachant qu'elles sont fausses.

Le narrateur est philosophe. Selon Gracq, dans La Littérature à l'estomac, Proust pensait que sa gloire serait liée à la découverte de quelques grandes lois psychologiques.
On passe du mensonge à l'illusion et de l'illusion à l'erreur. (exemple typique de phrase incompréhensible quand je relis mes notes: s'agit-il d'un constat de Proust s'appliquant à ses personnages, ou à la vie, ou d'un constat de Fraisse à propos de La Recherche? C'est indécidable à la lecture de mes notes. les deux sont possibles, et justes sans doute, mais noter cette phrase sans savoir à qui l'attribuer ne permet pas un compte-rendu fidèle de l'exposé de Fraisse).

Swann a beaucoup de mal à dire la vérité, à exprimer ce qu'il pense:

Pour quelle autre vie réservait-il de dire enfin sérieusement ce qu’il pensait des choses, de formuler des jugements qu’il pût ne pas mettre entre guillemets, et de ne plus se livrer avec une politesse pointilleuse à des occupations dont il professait en même temps qu’elles sont ridicules?[1]

Le narrateur est un menteur provisoire. La Recherche est une œuvre qui garde ses vérités pour plus tard. Le livre permet l'assurance d'une forme solide. Le sujet écrivant trouve dans la construction un recours contre le mensonge: j'écris donc je dis vrai.

Le philosophe et l'écrivain sont soumis à la nécessité de vivre. La correspondance est-elle le lieu de la vérité, ou du mensonge redoublé? On se rappelle Amicus Plato, sed magis amica veritas, «Platon m'est cher, mais la Vérité m'est encore plus chère.» (En fait je n'ai pas compris: il m'a semblé ici que Fraisse disait que la correspondance était le lieu de la vérité, et que Proust n'hésitait pas à blesser ses amis, tandis que la suite de l'exposé m'a laissé l'impression inverse: Proust mentait à ses amis dans la correspondance. Ici encore, les deux sont possibles, mais c'est agaçant de ne pas savoir si j'ai mal compris/mal entendu, ou si c'est Fraisse qui a adopté un plan contourné.)

La vérité n'est pas intéressante d'un point de vue romanesque. Elle ne permet ni les gros plans, ni les anecdotes. J'opposerai le télescope de la vérité au microscope du mensonge, la vérité est universelle, le mensonge est particulier. D'autre part, le mensonge présente l'intérêt d'un point de vue narratif de pouvoir être rectifié: il permet de continuer le récit.

La morale est la partie de la philosophie qui fait le moins partie de la philosophie, car elle se présente avant rtout comme une suite d'applications particulières.
Comment articuler la théorie et la pratique, la logique et l'intuition?
Le narrateur vit dans la hantise d'être dupe. On pense à la chimère nervalienne: le mensonge à soi-même librement consenti. C'est ainsi que Swann se mentira à propos d'Odette comme le héros se mentira à propos d'Albertine.

La correspondance de Proust distribue des contre-vérités. On soupçonne que Proust expérimente le mensonge, ce qui rappelle le modèle augustinien: traverser bien des erreurs pour vivre enfin dans la vérité.

Platon identifiait trois idées majeures: le Bien, le Vrai, le Beau. Schopenhauer a défini l'amour comme une métaphysique du mensonge. Bergson se méfiait de l'intelligence. Le manque de volonté produit le mensonge, qui conjugué à l'oubli produit les intermittences du cœur.

En 1908-1909, il fait paraître des pastiches dans Le Figaro. On n'a pas assez étudié les rapports unissant l'écriture et le mensonge.
On songe également au faux Goncourt dans La Recherche.

Je fermai donc le journal des Goncourt. Prestige de la littérature.![2]

On se rappelle Bloch et ses plagiats, qui lorsqu'il entend une idée s'exclame toujours que par coïncidence il vient d'écrire la même chose, puis rentre chez lui et écrit les pages en question.

Et Bloch se donnait, en effet, un alibi rétrospectif en me disant, chaque fois que je lui avais esquissé quelque chose qu’il trouvait bien : « Tiens, c’est curieux, j’ai fait quelque chose de presque pareil, il faudra que je te lise cela. » (Il n’aurait pas pu me le lire encore, mais allait l’écrire le soir même.)[3]

Proust écrit également à M. Bibesco: «J'ai dû brûler presqu'un livre sur la Bretagne.» : peut-on considérer que l'introduction des noms de Quimperlé et Pont-Aven dans un roman est la preuve que tout n'a pas été brûlé? Il reste toujours des traces, toute phrase ressemble à une autre, même si elle est nouvelle au-delà de la surface, comme le rappelle une remarque à propos de la sonate de Vinteuil:

Ces phrases-là, les musicographes pourraient bien trouver leur apparentement, leur généalogie, dans les œuvres d’autres grands musiciens, mais seulement pour des raisons accessoires, des ressemblances extérieures, des analogies plutôt ingénieusement trouvées parsenties par l’impression directe.[4]

L'écrivain ment toujours sur ses sources, la vie permet parfois de rétablir la vérité. Seules les vies de Laclos et Mme de Genlis permettent de connaître les vies de Laclos et Mme de Genlis[5], pas leurs œuvres. Quand l'auteur se met à mentir, la littérature peut commencer.
Dans un roman, la vérité peut se passer de mots, d'où des malentendus, par exemple le geste obscène d'Albertine mal interprété.[6]

Le mensonge suit un modèle musical.

L'autobiographie fictive est le comble du scandale. C'est un mensonge sur soi, celui qui dit "je ment.

Mes paroles ne reflétaient donc nullement mes sentiments. Si le lecteur n’en a que l’impression assez faible, c’est qu’étant narrateur je lui expose mes sentiments en même temps que je lui répète mes paroles. Mais si je lui cachais les premiers et s’il connaissait seulement les secondes, mes actes, si peu en rapport avec elles, lui donneraient si souvent l’impression d’étranges revirements qu’il me croirait à peu près fou. Procédé qui ne serait pas, du reste, beaucoup faux que celui que j’ai adopté, car les images qui me faisaient agir, si opposées à celles qui se peignaient dans mes paroles, étaient à ce moment-là fort obscures ; je ne connaissais qu’imparfaitement la nature suivant laquelle j’agissais ; aujourd’hui, j’en connais clairement la vérité subjective.[7]

Le narrateur s'avoue être plus ou autre chose que le narrateur. Il y a un écart entre l'auteur et le narrateur qui permet de glisser le mensonge, mais le mensonge peut jouer dans tous les sens, car tout est à peu près aussi incompréhensible.

Trois sortes de mensonges: le snobisme, qui est mensonge à soi-même; l'inversion, qui est le mensonge obligé; et la jalousie, qui est la peur du mensonge de l'autre.

Le mensonge déclaratif est pauvre, retournable (c'est-à-dire qu'en en prenant l'inverse on obtient la vérité). Le mensonge par omission est beaucoup plus intéressant.

Il est possible de faire une analogie entre les détails cachés des statues des églises, détails hors de vue sur des statues placées en hauteur, et la vocation invisible de l'auteur cachée dans le texte de La Recherche, cette vocation qui y est proclamée cachée.
En effet, un sujet peut en cacher un autre. Proust écrit à Jacques Rivière qu'il est obligé de feindre des erreurs:

Mais cette évolution de la pensée, je n’ai pas voulu l’analyser abstraitement mais la recréer, la faire vivre. Je suis donc forcé de peindre des erreurs, sans croire devoir dire que je les tiens pour des erreurs ; tant pis pour moi si le lecteur croit que je les tiens pour la vérité.

Le vrai sujet du livre (la révélation de la vocation de l'auteur) est caché par des erreurs afin de différer les vérités.

Si mes parents m’avaient permis, quand je lisais un livre, d’aller visiter la région qu’il décrivait, j’aurais cru faire un pas inestimable dans la conquête de la vérité.[8]

«J'aurais cru» : le narrateur n'a pu aller au bout du mensonge, il avoue ici qu'il se trompe, qu'il sait que ce qu'il écrit est faux: aller visiter la région n'aurait pas permis d'atteindre la vérité.

Mes notes contiennent ensuite une série de citations, sans commentaire. Je ne sais pas faire le lien entre elles. Elles ont été lues, c'est tout ce que je puis dire.

Il y a bien des années de cela. La muraille de l’escalier où je vis monter le reflet de sa bougie n’existe plus depuis longtemps. En moi aussi bien des choses ont été détruites que je croyais devoir durer toujours et de nouvelles se sont édifiées donnant naissance à des peines et à des joies nouvelles que je n’aurais pu prévoir alors, de même que les anciennes me sont devenues difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon père a cessé de pouvoir dire à maman: «Va avec le petit.» La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé; et c’est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir.[9]

Aussi depuis le déjeuner mes regards anxieux ne quittaient plus le ciel incertain et nuageux. Il restait sombre. Devant la fenêtre, le balcon était gris.[10]

Le narrateur rassemble tout ce qu'il sait être faux.

Mais alors, autant que par l’identité que j’avais remarquée tout à l’heure entre la phrase de Vinteuil et celle de Wagner, j’étais troublé par cette habileté vulcanienne. Serait-ce elle qui donnerait chez les grands artistes l’illusion d’une originalité foncière, irréductible en apparence, reflet d’une réalité plus qu’humaine, en fait produit d’un labeur industrieux ? Si l’art n’est que cela, il n’est pas plus réel que la vie, et je n’avais pas tant de regrets à avoir.[11]

Il s'agit le la sonate de Vinteuil. Rien n'est original, il n'y aurait qu'imitation dissimulée.
L'art est irréel, ce n'est qu'un reflet. L'interrogation n'est qu'un artifice rhétorique. L'interrogation nous ramène aux procédés de la tragédie classique. L'interrogation est un procédé important, c'est ainsi que la rencontre Charlus/Jupien est comparée aux «phrases interrogatives de Beethoven».[12]

Proust écrit en 1914 à Jacques Rivière qu'il s'est résolu à ne pas annoncer la vérité. L'entreprise de vérité consiste à dévoiler ce qui est caché.

Comment atteindre la vérité? La Jalousie est peut-être la solution, car, disait Anne Henry, «si l'amour est mensonge, la jalousie qui est son contraire devrait permettre d'atteindre une certaine vérité».

Même les déclarations de l'auteur sont fausses.
Ainsi, Proust écrit à Rosny aîné que Swann était apparu en 1913, qu'il n'avait pas retouché ses textes pendant la guerre.
C'est faux. Il s'agit de convaincre le public que l'œuvre avait une solide construction interne. Proust ment au service d'une vérité supérieure. Comme l'a fait remarquer Gide, Proust n'aurait jamais tant insisté sur l'évidence de la construction de son œuvre si cette construction avait été évidente.

Le mensonge de l'auteur sur son œuvre résulte de l'écart entre la volonté de l'écrivain doctrinaire et celle de l'auteur.

J'ai à peine noté la conclusion. J'espérais encore que Compagnon rassemblerait l'exposé qu'il venait d'entendre, en exposerait le plan, les idées directrices... Il n'en fut rien. Antoine Compagnon évoqua Deleuze et la vertu heuristique du mensonge.

Vous aurez peut-être davantage de chance chez sejan.


Notes

[1] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.98

[2] Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.717

[3] Ibid., p.1034

[4] La Prisonnière, Clarac t3, p.255

[5] La prisonnière, Clarac t3, p.379

[6] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.693

[7] La Prisonnière, Clarac t3, p.347

[8] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.86

[9] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.37

[10] Ibid, p.396

[11] La Prisonnière, Clarac t3, p.161

[12] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.605