Séminaire n°7 : Edward Hughes, Perspectives sur la culture populaire

a/ Les les podcasts des cours sont disponibles.
Reprenant ces notes le 26 février 2015, je mets le lien du séminaire désormais disponible.
b/ Les références des citations de ce cours sont données en suivant le code adopté par Edward Hughes sur la feuille qu'il nous a fait distribuer.
***

Curieusement, en commençant à nous présenter Edward Hughes, Antoine Compagnon nous parle surtout de Richard Bales, professeur à Belfast et mort l'automne dernier: «C'était un éminent Proustien, j'aurais dû l'inviter ici. Maintenant il est trop tard.» Je n'ai pas noté le lien entre les deux, je suppose que Bales a diriger la thèse de Hughes, en tout cas Edward Hughes a rendu hommage à Richard Bales.
La thèse d'Edward Hughes était Marcel Proust: a Study in the Quality of Awareness. Il a également travaillé sur Albert Camus, en particulié La Peste et Le premier Homme. Il a publié Writing Marginality in Modern French Literature: from Loti to Genet et The Cambridge Companion to Albert Camus.
Il a participé au Dictionnaire Marcel Proust publié chez Champion.
Il s'est penché sur les classes sociales et nous propose aujour'dhui «Perspectives sur la culture populaire».
***

Merci. J'ai choisi comme sujet «Perspectives sur la culture populaire», avec perspectives au pluriel. En guise d'introduction, je voudrais commenter un playdoyer pour la musique populaire qui se trouve dans Les Plaisirs et les jours. C'est le premier extrait de l'exemplier.
Il lit. Il parle un français parfait. Je suis un peu déçue qu'il n'ait même pas une trace de charmant accent anglais.
ELOGE DE LA MAUVAISE MUSIQUE
Détestez la mauvaise musique, ne la méprisez pas. Comme on la joue, la chante bien plus, bien plus passionnément que la bonne, bien plus qu'elle s'est peu à peu remplie du rêve et des larmes des hommes. Qu'elle vous soit par là vénérable. Sa place, nulle dans l'histoire de l'Art, est immense dans l'histoire sentimentale des sociétés. Le respect, je ne dis pas l'amour, de la mauvaise musique, n'est pas seulement une forme de ce qu'on pourrait appeler la charité du bon goût ou son scepticisme, c'est encore la conscience de l'importance du rôle social de la musique. Combien de mélodies, du nul prix aux yeux d'un artiste, sont au nombre des confidents élus par la foule des jeunes gens romanesques et des amoureuses. Que de "bagues d'or", de "Ah! Reste longtemps endormie", dont les feuillets sont tournés chaque soir en tremblant par des mains justement célèbres, trempés par les plus beaux yeux du monde de larmes dont le maître le plus pur envierait le mélancolique et voluptueux tribut — confidentes ingénieuses et inspirées qui ennoblissent le chagrin et exaltent le rêve, et en échange du secret ardent qu'on leur confie donnent l'enivrante illusion de la beauté. Le peuple, la bourgeoisie, l'armée, la noblesse, comme ils ont les mêmes facteurs porteurs du deuil qui les frappe ou du bonheur qui les comble, ont les mêmes invisibles messagers d'amour, les mêmes confesseurs bien-aimés. Ce sont les mauvais musiciens. Telle fâcheuse ritournelle que toute oreille bien née et bien élevée refuse à l'instant d'écouter, a reçu le trésor de milliers d'âmes, garde le secret de milliers de vies, dont elle fut l'inspiration vivante, la consolation toujours prête, toujours entrouverte sur le pupitre du piano, la grâce rêveuse et l'idéal. tels arpèges, telle "rentrée" ont fait résonner dans l'âme de plus d'un amoureux ou d'un rêveur les harmonies du paradis ou la voix même de la bien-aimée. Un cahier de mauvaises romances, usé pour avoir trop servi, doit nous toucher, comme un cimetière ou comme un village. Qu'importe que les maisons n'aient pas de style, que les tombes disparaissent sous les inscriptions et les ornements de mauvais goût. De cette poussière peut s'envoler, devant une imagination assez sympathique et respectueuse pour taire un moment ses dédains esthétiques, la nuée des âmes tenant au bec le rêve encore vert qui leur faisait pressentir l'autre monde, et jouir ou pleurer dans celui-ci. (Les Plaisirs et les jours, CHAPITRE XIII)
Proust semble tout d'abord obéir au discours du discrédit: la musique populaire est mauvaise. Puis il introduit dans son analyse des critères complètement autres. La musique populaire joue un rôle sentimental. Son influence massive permet une démocratisation du désir. Proust esquisse une sociologie en miniature lorsqu'il propose un rassemblement de toutes les classes sociales: «Le peuple, la bourgeoisie, l'armée, la noblesse, comme ils ont les mêmes facteurs porteurs du deuil qui les frappe ou du bonheur qui les comble, ont les mêmes invisibles messagers d'amour, les mêmes confesseurs bien-aimés.» C'est un panégyrique au sens étymologique, un discours exaltant l'assemblée de tout le peuple.
La mauvaise musique est ainsi vénérable, et c'est le mérite de Proust de l'avoir vu, d'avoir résolu par la musique populaire ce que Barthes appelait «l'opposition dans laquelle nous sommes enfermés: culture de masse ou culture populaire»1. Pour Barthes, c'est Charlot qui réalise la fusion des deux cultures, différentielle et collective.

Dans quelle mesure les analyses de la musique populaire pourraient-elles trouver une application dans une lecture de La Recherche du temps perdu?


Swann, Mme Verdurin et la couturière
Je voudrais faire une parenthèse autour d'un échange épistolaire.
David Halévy, le camarade de proust au lycée Condorcet, à publié dans Les Cahiers de la quinzaine un texte intitulé Un épisode dont l'action se déroule dans le monde ouvrier. Il évoque l'université populaire de façon mélodramatique. Le jeune Guinou subit l'influence d'un professeur bourgeois et bénévole. Il rejette son monde, lit Baudelaire, devient suicidaire. A la fin, il se tue, Les Fleurs du Mal à la main. Lors de son enterrement, un de ses amis prononce une violente diatribe: il n'y a ni art ni science pour le prolétaire.
Proust a lu attentivement ce texte et il écrit à Halévy:
Je reconnais le beau parti pris d'avoir fait quelque chose de froid, de démodé, d'hostile, qui nous prend comme l'hiver, comme la pauvreté, comme la méchanceté. [...] c'est le peuple vu en soi, pas du rivage bourgeois. Je n'aimerais pas vivre avec eux pour une seule raison: c'est qu'Adeline [la jeune amie du héros de Halévy] entre sans dire bonjour, et que le héros ne répond pas quand son voisin lui parle. Mais je sais que c'est vrai. Je vois tout ce qu'il y a de grand dans cette idée de la mort si peu peuple, si homme de lettres de cet ouvrier. (lettre de Proust à Daniel Halévy, décembre 1907 (Correspondance de Marcel Proust, XXI, 619-20)
Proust réagit comme si les mœurs de la classe ouvrières étaient totalement autres et exotiques. On se souvient de sa phrase, à propos d'un autre exotisme, «Un Français établi chez les musulmans s'habitue aux musulmans, mais s'il retrouve un Français, il retrouve la morale française» ''(citation à peu près)''. Dans Un Amour de Swann, (par exemple), le contact des couches populaires fait ressortir le plus mauvais côté de Swann, Swann devient vaniteux pour plaire aux femmes de chambre:
Les trois quarts des frais d’esprit et des mensonges de vanité, qui ont été prodigués depuis que le monde existe par des gens qu’ils diminuent, l’ont été pour des inférieurs. (RTP, I, 189)
Cette citation est loin de résumer la prise de position du narrateur sur le sujet. A d'autres moments, Swann est très conscient de sa classe. Une autre dimension fait penser aux tensions dans le texte sur la musique populaire:
J’habite à trop de milliers de mètres d’altitude au-dessus des bas-fonds où clapotent et clabaudent de tels sales papotages, […]2
Il s'agit du moment où Mme Verdurin ferme son salon à Swann, en favorisant le rapprochement Odette-Forcheville. Soudain Swann juge les goûts de Mme Verdurin, pour lesquels il avait jusqu'ici montré beaucoup d'indulgence, il parle de l'Opéra-Comique et de sa «musique stercoraire», il pense à la façon insupportable de Mme Verdurin d'écouter la sonate Clair de lune3. Il la traite mentalement d'idiote et de maquerelle, il s'agit de prostitution de l'art contre laquelle il faut lutter:
Il trouvait du bon à la sévérité contre les arts, de Platon, de Bossuet, et de la vieille éducation française. (RTP, I, 283)
Suivre Odette nous permet de voir des lieux plus populaires, lieux que Swann aimerait mieux connaître parce que cela lui permettrait, pensait-il, de mieux connaître Odette:
Dans ces quartiers presque populaires, quelle existence modeste, abjecte, mais douce, mais nourrie de calme et de bonheur, il eût accepté de vivre indéfiniment!4
On assiste à une idéalisation de la vie de la couturière en même temps que subsiste en Swann une violente répulsion:
dans cet escalier pestilentiel et désiré de l’ancienne couturière, comme il n’y en avait pas un second pour le service, on voyait le soir devant chaque porte une boîte au lait vide et sale préparée sur le paillasson, (RTP, I, 319)
L'existence d'un seul escalier, pour le service comme pour les habitants, connote l'idée d'une contagion morale.


Le village de Rachel
On retrouve cette même idée dans du ''Côté de Guermantes'', lorsque le narrateur accompagne Saint-Loup dans le village où habite Rachel. La scène se présente en dyptique.
D'un côté il y a la nature, le printemps et les arbres en fleurs:
comme si tous les logis, tous les enclos du village fussent en train de faire, à la même date, leur première communion.(RTP, II, 453)
Ce tableau idyllique permet de fermer les yeux sur les conditions de vie des couches populaires come Saint-Loup ferme les yeux sur la véritable nature de Rachel.
De l'autre côté on voit les maisons sordides d'un village désert, les seules personnes présentes sont Rachel et ses amis prostituées. Le narrateur veut racheter les habitants invisibles: Mais à côté des plus misérables [maisons], de celles qui avaient un air d’avoir été brûlées par une pluie de salpêtre, un mystérieux voyageur, arrêté pour un jour dans la cité maudite, un ange resplendissant se tenait debout, étendant largement sur elle l’éblouissante protection de ses ailes d’innocence en fleurs : c’était un poirier.(RTP, II, 459) La nature est une force rédemptrice. Nous sommes toujours dans une logique de châtiment et de rédemption; on pense aussi aux Giotto, l'Avarice et la Charité, qui risquent de devenir interchangeables. Les choses ne sont pas ce qu'elles paraissent être:
ne m’étais-je pas trompé comme Madeleine quand, dans un autre jardin, un jour dont l’anniversaire allait bientôt venir, elle vit une forme humaine et «crut que c’était le jardinier»? (RTP, II, 458)
Nous reconnaissons ici une allusion à Pâques, lorsque Madeleine revient au tombeau et ne reconnaît pas le Christ ressuscité.
De même, Robert semble incapable de comprendre la véritable nature de Rachel. L'action se déroule sur un fond de dramatisation de la vie du village tandis que Robert fait une erreur de malade (d'amour): on assiste à une scène de mélodrame.
C'est Edmund Wilson, dans Axel's Castle, qui disait que la réflexion sur la moralité fonctionne dans la mesure où elle s'ancre dans le mélodrame.


Saint-Loup, Charlus et la guerre
Dans les deux extraits suivants, la moralité est en jeu. Le sens du devoir existant dans la classe ouvrière est présentée comme une découverte pour Saint-Loup et Charlus. Pour Saint-Loup, c'est une occasion de salut, pour Charlus, c'est un obstacle à son plaisir.
1/ Saint-Loup : la guerre lui donne l'occasion de vivre avec les couches populaires. Dans sa lettre au narrateur, Saint-Loup note les expressions des soldats (les boches, on les aura) pour les réprouver («cette chose contradictoire et atroce, une affectation, une prétention vulgaires que nous détestons» (RTP, IV, 332)), mais une fois exprimée son anxiété sur le bouleversement de la hiérarchie sociale, il s'extasie sur l'héroïsme des soldats:
surtout les gens du peuple, les ouvriers, les petits commerçants, qui ne se doutaient pas de ce qu’ils recelaient en eux d’héroïsme et seraient morts dans leur lit sans l’avoir soupçonné, (RTP, IV, 332)
La guerre façonne dans la glaise du peuple un admirable patriotisme:
Rodin ou Maillol pourraient faire un chef d'œuvre avec une matière affreuse qu'on ne reconnaîtrait pas (RTP, IV, 332)
Plusieurs éléments convergent : la classe sociale, la grandeur morale, la rédemption esthétique, le discours sur la fierté patriotique.
L'héroïsme est conféré d'en-haut, il ne bouleverse pas l'édifice social. Le mot «poilu» rejoint les mots «Christ, ou barbares qui étaient déjà pétris de grandeur avant que s’en fussent servis Hugo, Vigny, ou les autres.»
Si l'on tient à distance des événements, cependant, le monde éclipse la bataille humaine:
les hommes entraînés dans l’immense révolution de la terre, de la terre sur laquelle ils sont assez fous pour continuer leurs révolutions à eux, et leurs vaines guerres, comme celle qui ensanglantait en ce moment la France. (RTP, IV, 342)

2/ Charlus adore aussi les poilus, et pas uniquement pour des raisons sexuelles. Il a transformé son hôtel en hôpital militaire, moins en raison de son imagination que de son bon cœur.
Pour atteindre le plaisir, Charlus a besoin de beaucoupd'instrument et de beaucoup d'énergie, énergie fournie par des jeunes gens aux motivations diverses:
un certain penchant à le [l'argent] gagner d’une façon qui était censée donner moins de mal que le travail et en donnait peut-être davantage. (IV, 399)
Lorsqu'on parle d'un colonel manque se faire tuer pour son ordonnance, Maurice décide de se mettre au service de ce colonel pour faire reculer la suspicion que les riches continuent à vivre leurs plaisirs pendant la guerre.
Charlus est frustré par le conformisme de la classe ouvrière. Maurice envoie l'argent gagné à sa famille et à son frère au front: Charlus méprise ces attitudes dignes de mélodrame. On songe à Mlle Vinteuil:
Les sadiques de l’espèce de Mlle Vinteuil sont des êtres si purement sentimentaux, si naturellement vertueux (RTP, I, 162)
Dans Le Temps retrouvé, la poursuite du plaisir sexuel se trouve exotisée par la permanence de la hiérarchie sociale:
restent, hélas, des domestiques et marquent plus nettement les limites (que nous voudrions effacer) de leur caste au fur et à mesure qu’ils croient le plus pénétrer la nôtre, (RTP, IV, 328)
Le modèle archaïque de l'Ancien Régime subsiste. Charlus ne vit que parmi des inférieurs, à la manière de la Rochefoucauld. Les riches chez Jupien n'ont pas d'états d'âme alors que les ouvriers ont mauvaise conscience. Charlus sait que son tortureur n'est pas plus méchant que l'élève choisit au sort pour jouer le Prussien et endurer le mépris de ses camarades:
Notre époque sans doute, pour celui qui en lira l’histoire dans deux mille ans, ne semblera pas moins laisser baigner certaines consciences tendres et pures dans un milieu vital qui apparaîtra alors comme monstrueusement pernicieux et dont elles s’accommodaient. (RTP, IV, 416)
Ailleurs, Charlus critique Brichot qui critique Zola qui voit «plus de poésie dans un ménage d’ouvriers, dans la mine, que dans les palais historiques»; il critique «La vulgarité de l’homme apparaissait à tout instant sous le pédantisme du lettré.» (RTP, IV, 358)


Les lois humaines sont générales et transcendent les classes sociales
La mort égalise les conditions mais l'expérience de la vie tend également à permettre les généralisations. Les gens sont vulgaires, mais l'artiste voit une belle généralité:
Car il n’a écouté les autres que quand, si bêtes ou si fous qu’ils fussent, répétant comme des perroquets ce que disent les gens de caractère semblable, ils s’étaient faits par là même les oiseaux prophètes, les porte-paroles d’une loi psychologique. (RTP, IV, 479)
Le narrateur prend conscience de sa dette envers tant d'êtres qui lui avaient été indifférents:
j’avais une pitié infinie même d’êtres moins chers, même d’indifférents, et de tant de destinées dont ma pensée en essayant de les comprendre avait, en somme, utilisé la souffrance, ou même seulement les ridicules. Tous ces êtres, qui m’avaient révélé des vérités et qui n’étaient plus, m’apparaissaient comme ayant vécu une vie qui n’avait profité qu’à moi, et comme s’ils étaient morts pour moi.(RTP, IV, 481)
Le sacrifice fait par les autres exercent une influence sur l'écriture car celui-ci transcende l'écriture: un langage universel mais qui du moins sera permanent, qui ferait de ceux qui ne sont plus, en leur essence la plus vraie, une acquisition perpétuelle pour toutes les âmes (RTP, IV, 482) Dans The Morality of Proust, Malcolm Bowie analyse la vision morale de la vie dans Le Temps retrouvé en soutenant qu'il ne faut pas s'arrêter uniquement à la dimension la plus évidente, la dimension esthétique. Proust ose crier le sens d'une communauté et d'une communication entre le romancier, ceux et celles qui le lisent et ceux qui ne le lisent pas.
(J'ai noté ici The merciful world of literary composition, mais je ne sais pas à quoi cela se rapporte: une citation de Malcolm Bowie?)

Un des souvenirs d'enfance dans Le Temps retrouvé se rapporte à une semaine passée dans la chambre d'Eulalie dont le mobilier simple émeut le narrateur. Il faut se pencher sur les choses humbles, de même, le narrateur abandonne les grandes comparaisons pour s'en tenir aux plus simples quand il s'agit de parler de son œuvre:
Et changeant à chaque instant de comparaison, selon que je me représentais mieux, et plus matériellement, la besogne à laquelle je me livrerais, je pensais que sur ma grande table de bois blanc je travaillerais à mon œuvre, regardé par Françoise. Comme tous les êtres sans prétention qui vivent à côté de nous ont une certaine intuition de nos tâches \[...] je travaillerais auprès d’elle, (RTP, IV, 610)
Françoise possède la compréhension instinctive du travail de Marcel, elle «devinait mon bonheur».

Le sacrifice des autres est à l'origine des livres: «un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés.» On retrouve le texte des Plaisirs et les jours cité en début de séminaire: «Un cahier de mauvaises romances, usé pour avoir trop servi, doit nous toucher, comme un cimetière ou comme un village. Qu'importe que les maisons n'aient pas de style, que les tombes disparaissent sous les inscriptions et les ornements de mauvais goût.» L'écrivain se trouve devant une personne ridicule comme le chirurgien devant un malade ayant une mauvaise circulation.


Conclusion (provisoire)
Je voudrais évoquer à titre de conclusion provisoire quelques lignes de Merleau-Ponty tirées d'Éloge de la philosophie qui situe le philosophe non pas du côté d'un savoir absolu, mais du côté de la vie parmi les hommes.
[La] dialectique [du philosophe] ou son ambiguïté n'est qu'une manière de mettre en mots ce que chaque homme sait bien : la valeur des moments où […] son monde privé devient monde commun. Ces mystères sont en chacun comme en lui.
Maurice Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie (Gallimard, 1960) p.63
La perspective de Merleau-Pont rejoint celle du narrateur dans la mesure où celle-ci rejoint une vision plus large de la vie qui englobe la réhabilitation de la culture populaire.
***

Antoine Compagnon : Voila une fin très Dostoïevski.

Compagnon n'a pas l'air satisfait de l'utilisation qu'a fait Edward Hughes de Malcolm Bowie. Visiblement, Hughes a utilisé des pages "généreuses" de Bowie, qui contredisent d'autres pages (que nous avons vues, au moins partiellement, l'année dernière auxquelles Compagnon préfère se référer: Bowie pour un Proust rassembleur contre Bowie pour un Proust profanateur...
Je ne serais pas surprise que Compagnon ait eu l'intention d'utiliser "son" Bowie et qu'Edward Hughes lui ait coupé l'herbe sous le pied. En tout cas, celui-ci a vaillamment résisté et n'a pas cédé sur un pouce de son argumentation.



1 : Roland Barthes par Roland Barthes, p.58, article "Charlot"
2 : Un amour de Swann, Clarac t1, p.287
3 : Ibid, Clarac t1, p.287 et 289
4 : Ibid, Clarac t1, p.319

Cours n°7 : auto-satisfaction et fausse modestie

J'ai l'air de ne pas trop savoir où je vais alors qu'on arrive à la moitié des cours (le septième et il y en aura treize). Mais je vous rassure, hier j'ai fait un plan, même si je ne suis pas sûr de le suivre.

Je voulais donc revenir à cette phrase de Saint-Loup : «Voilà comme je suis!», opinion tranchée et définitive.
On se souvient du contexte, Saint-Loup avait dit à Bloch que le héros ne l'aimait pas, et il était en train de l'expliquer au héros d'un air satisfait.

Je voulais revenir à cette phrase pour deux raisons. D'une part j'ai trouvé une variante de cette formule suivi du même air réjoui.
Curieusement, elle concerne Bloch à propos de Saint-Loup, qu'il appelle Saint-Loup en-Bray. C'est dans Les jeunes filles en fleurs:
Tu dois être en train de traverser une jolie crise de snobisme. Dis-moi, es-tu snob? Oui, n’est-ce pas?1
Le narrateur se lance dans une longue analyse des défauts des amis et arrive à cette description :
Quant à ce dernier ami, il éprouve le besoin de répéter ou de révéler à quelqu’un ce qui peut le plus vous contrarier, est ravi de sa franchise et vous dit avec force: «Je suis comme cela.»2
On a l'impression que cette dernière phrase décrit Saint-Loup, elle présente la même ingénuité désarmante, la même mauvaise foi, la même autosatisfaction. C'est la seconde raison pour laquelle je voulais revenir à cette phrase. Je me suis demandé comment on pouvait traduire ce sentiment en anglais. — parce que l'anglais est souvent plus riche pour exprimer les sentimaux ordinaires. On se souvient du "cant" de Stendhal :
Rien n'éloigne davantage des deux grands vices anglais, le cant et la bashfulness (hypocrisie de moralité et timidité orgueilleuse et souffrante). 3
Ces deux défaut ont été illustrés à merveille par Molière: Tartuffe et Le Misanthrope.

Comment traduire cette autosatisfaction? self-satisfaction? complacency? seflf-righteouness?, c'est-à-dire auto-suffisance? Ou smug, smugness?
Smug, à l'origine, c'est la netteté. C'est la qualité de ce qui est bien tenu. Le mot a évolué pour signifier avoir un air satisfait, pour évoquer une respectabilité consciente d'elle-même. L'Oxford English Dictionnary donne pour exemple cette citation: There is probably no smugness in the world comparable to the complacent smugness of our insular ignorance.4 Il s'agit donc d'un air satisfait, d'une indifférence à l'autre, d'un manque de générosité, on songe à la philocie —l'amour de soi— dont parle Montaigne.
Se complaire outre mesure de ce qu'on est, en tomber en amour de soi indiscrète, est, à mon avis, la substance de ce vice. 5
Ce vice, c'est la présomption. Explorons-le. Le contraire, selon Montaigne, c'est l'ironie sur soi-même:
Parce que Socrate avait seul mordu à certes [sérieusement] au précepte de son Dieu — de se connaître —, et par cette étude était arrivé à se mépriser, il fut estimé du nom du surnom de Sage. Qui se connaîtra ainsi, qu'il se donne hardiment à connaître par sa bouche.6
Montaigne cherche à justifies le fait qu'il parle de lui-même: on en a le droit si on est capable de se moquer de soi.
Le défaut qui rend incapable de se moquer de soi, c'est le snobisme. Cela nous amène à la question de Bloch dans Les jeunes filles en fleurs: «Es-tu snob? Oui, n'est-ce pas.»

Chez Legrandin, le snobisme accompagne le contentement de soi. On se souvient de la première scène qui nous fit découvrir le snobisme de Legrandin: à la sortie de la messe, Legrandin ne salue pas la famille du narrateur, il ne la reconnaît pas, parce qu'il est en compagnie d'une châtelaine. Le narrateur décrit ainsi l'attitude de Legrandin:
Elle était comme toute attitude ou action où se révèle le caractère profond et caché de quelqu’un : elle ne se relie pas à ses paroles antérieures, nous ne pouvons pas la faire confirmer par le témoignage du coupable qui n’avouera pas ; nous en sommes réduits à celui de nos sens dont nous nous demandons, devant ce souvenir isolé et incohérent, s’ils n’ont pas été le jouet d’une illusion ; de sorte que de telles attitudes, les seules qui aient de l’importance, nous laissent souvent quelques doutes.7
Ce passage pourrait aussi bien s'appliquer à l'attitude de Saint-Loup que nous avons évoquée la semaine dernière: il décrit une attitude en contradiction avec tout ce qu'on savait de la personne jusque là. Il y a une double nature de Legrandin comme il y a une double nature de Saint-Loup. Cette double nature est révélé par le langage du corps: il y avait «sinuosité» dans le visage de Saint-Loup, de même c'est le corps de Legrandin qui va révéler son snobisme.%%% Bien que les parents commencent à être conscient du snobisme de Legrandin, il laisse aller le narrateur à un dîner chez celui-ci. Le narrateur demande alors à Legrandin s'il connaît les Guermantes. Celui-ci répond non et se lance dans une longue explication:
Et si je demandais: «Connaissez-vous les Guermantes?», Legrandin le causeur répondait: «Non, je n’ai jamais voulu les connaître.» Malheureusement il ne le répondait qu’en second, car un autre Legrandin qu’il cachait soigneusement au fond de lui, qu’il ne montrait pas, parce que ce Legrandin-là savait sur le nôtre, sur son snobisme, des histoires compromettantes, un autre Legrandin avait déjà répondu par la blessure du regard, par le rictus de la bouche, par la gravité excessive du ton de la réponse, par les mille flèches dont notre Legrandin s’était trouvé en un instant lardé et alangui, comme un saint Sébastien du snobisme: «Hélas! que vous me faites mal, non je ne connais pas les Guermantes, ne réveillez pas la grande douleur de ma vie.»8
[Remous dans l'assistance: visiblement, le séminaire de Sophie Duval a laissé des souvenirs.]
On remarque la gravité du regard et l'analyse du langage du corps. Il s'agit «d'hypocrisie de moralité», de bashfulness. Mais du point de vue de Legrandin, ce «je n'ai jamais voulu les connaître» est-il un mensonge ou Legrandin est-il dupe de lui-même?
Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne fût pas sincère quand il tonnait contre les snobs. Il ne pouvait pas savoir, au moins par lui-même, qu’il le fût, puisque nous ne connaissons jamais que les passions des autres, et que ce que nous arrivons à savoir des nôtres, ce n’est que d’eux que nous avons pu l’apprendre. 9
En règle générale, nous ne connaissons jamais que les passions des autres. Nous ne nous voyons pas. On se souvient de Sartre dans L'Être et le Néant et de l'impossible coïncidence entre ce que je suis pour autrui et ce que je suis à moi-même. Proust met en scène cette non-coïncidence, à quelques exceptions près que l'on verra dans une prochaine séance. Le «Connais-toi toi-même» se transforme en jeu de dupes, qu'on pourrait traduire par self deception. On a également parlé en psychanalyse «d'auto-mythification».
Jamais le snobisme de Legrandin ne lui conseillait d’aller voir souvent une duchesse. Il chargeait l’imagination de Legrandin de lui faire apparaître cette duchesse comme parée de toutes les grâces. Legrandin se rapprochait de la duchesse, s’estimant de céder à cet attrait de l’esprit et de la vertu qu’ignorent les infâmes snobs.10
Le snob est capable de condamner le snobisme des autres mais il ne voit pas le sien. L'«Es-tu snob?» de Bloch est suivi d'une longue analyse des divers comportements possibles des amis, analyse qui montre que chacun est aveugle à ses propres défauts.

Le père du héros taquine Legrandin dont il connaît le défaut en lui demandant s'il ne connaît personne à Balbec où son fils doit aller passer quelques temps. La question est une torture pour Legrandin, qui ne sait comment y échapper et qui finit par répondre:
Dans un dernier effort désespéré, le regard souriant de Legrandin atteignit son maximum de tendresse, de vague, de sincérité et de distraction, mais, pensant sans doute qu’il n’y avait plus qu’à répondre, il nous dit:
— J’ai des amis partout où il y a des groupes d’arbres blessés, mais non vaincus, qui se sont rapprochés pour implorer ensemble avec une obstination pathétique un ciel inclément qui n’a pas pitié d’eux.11
Et comme deux précautions valent mieux qu'une, il ajoute aussitôt:
Mais les choses elles-mêmes y semblent des personnes, des personnes rares, d’une essence délicate et que la vie aurait déçues. Parfois c’est un castel que vous rencontrez sur la falaise, au bord du chemin où il s’est arrêté pour confronter son chagrin au soir encore rose où monte la lune d’or et dont les barques qui rentrent en striant l’eau diaprée hissent à leurs mâts la flamme et portent les couleurs ; parfois c’est une simple maison solitaire, plutôt laide, l’air timide mais romanesque, qui cache à tous les yeux quelque secret impérissable de bonheur et de désenchantement. Ce pays sans vérité, ajouta-t-il avec une délicatesse machiavélique, ce pays de pure fiction est d’une mauvaise lecture pour un enfant, et ce n’est certes pas lui que je choisirais et recommanderais pour mon petit ami déjà si enclin à la tristesse, pour son cœur prédisposé.12
J'ai des amis partout, mais vaudrait mieux ne pas envoyer ce garçon à Balbec, je parle dans son intérêt.
Le père continuera à torturer Legrandin en lui demandant l'adresse de sa sœur.

Mais comme tout rusé, le menteur oublie qu'il a menti. Le snob est condamné à mentir et finit par croire vrai ses mensonges. On se souvient de la phrase dans La prisonnière:
En matière de crime, là où il y a danger pour le coupable, c’est l’intérêt qui dicte les aveux. Pour les fautes sans sanction, c’est l’amour-propre.13
C'est ce que Montaigne appelle les "fautes ordinaires".
La façon dont un menteur finit par croire à ses mensonges est analysée à partir des Bloch. Pour reprendre les analyses de René Girard, on désire ce que désire les autres. Le père de Bloch joue sur les mots. Il parle des gens célèbres comme s'il les connaissait en jouant sur le sens du mot "connaître", il connaît Bergotte, il connaît Rothschild, mais il se prend si bien à son propre jeu qu'il en vient à imaginer qu'il ne leur est as lui-même inconnu:
Or, tous les gens célèbres, M. Bloch ne les connaissait que « sans les connaître », pour les avoir vus de loin au théâtre, sur les boulevards. Il s’imaginait du reste que sa propre figure, son nom, sa personnalité ne leur étaient pas inconnus et qu’en l’apercevant, ils étaient souvent obligés de retenir une furtive envie de le saluer.14
Bloch père agit de même à propos de Bergotte. Il en parle sans l'avoir lu.
C’est le miracle bienfaisant de l’amour-propre que peu de gens pouvant avoir les relations brillantes et les connaissances profondes, ceux auxquels elles font défaut se croient encore les mieux partagés parce que l’optique des gradins sociaux fait que tout rang semble le meilleur à celui qui l’occupe et qui voit moins favorisés que lui, mal lotis, à plaindre, les plus grands qu’il nomme et calomnie sans les connaître, juge et dédaigne sans les comprendre. Même dans les cas où la multiplication des faibles avantages personnels par l’amour-propre ne suffirait pas à assurer à chacun la dose de bonheur, supérieure à celle accordée aux autres, qui lui est nécessaire, l’envie est là pour combler la différence. Il est vrai que si l’envie s’exprime en phrases dédaigneuses, il faut traduire : « Je ne veux pas le connaître » par « je ne peux pas le connaître ».
L'amour-propre permet de penser «je les connais», mais lorsqu'on est acculé, l'envie permet de traduire en y croyant «je ne peux pas le connaître» par «je ne veux pas le connaître». C'est ce que fait Legrandin:
Il est vrai que si l’envie s’exprime en phrases dédaigneuses, il faut traduire : « Je ne veux pas le connaître » par « je ne peux pas le connaître ». C’est le sens intellectuel. Mais le sens passionné est bien: «Je ne veux pas le connaître.»
Le snob est dupe de sa passion.
On sait que cela n’est pas vrai mais on ne le dit pas cependant par simple artifice, on le dit parce qu’on éprouve ainsi, et cela suffit pour supprimer la distance, c’est-à-dire pour le bonheur.15
Le snob, l'envieux, est dupe de son mensonge. Proust fait l'analyse complexe de la double vérité du snob. Malgré la dureté du «je ne peux pas», le snob continue à croire «je ne veux pas». L'imagination console la raison.
L’égocentrisme permettant de la sorte à chaque humain de voir l’univers étagé au-dessous de lui qui est roi, M. Bloch se donnait le luxe d’en être un impitoyable quand le matin en prenant son chocolat, voyant la signature de Bergotte au bas d’un article dans le journal à peine entr’ouvert, il lui accordait dédaigneusement une audience écourtée, prononçait sa sentence, et s’octroyait le confortable plaisir de répéter entre chaque gorgée du breuvage bouillant: «Ce Bergotte est devenu illisible. Ce que cet animal-là peut être embêtant. C’est à se désabonner. Comme c’est emberlificoté, quelle tartine!» Et il reprenait une beurrée.16
Cela nous rappelle une autre scène, celle de Mme Verdurin trempant son croissant tandis qu'elle lit le naufrage du ''Lusitania''.17
Avec Bloch père, nous assistons à une scène de mythomanie. Il se prend pour un acteur du grand monde. Il lit et rejette Bergotte. Legrandin comme Bloch sont imbus de leur importance illusoire. Bloch souffre de snobisme et Saint-loup de smugness, ce que Stendhal aurait appelé de la vanité. Ces troubles rendent incapables d'ironie sur soi. Ils interdisent l'auto-dérision que Montaigne reconnaissait chez Socrate, à moins que le combre de l'auto-satisfaction soit la fausse modestie.

On se souvient que Jules Renard disait: «La modestie est toujours de la fausse modestie.»18
Dans La Recherche, modestie et contentement de soi vont de pair. Par exemple l'oncle Adolphe:
Le « petit hôtel » était assurément confortable (mon oncle y introduisant toutes les inventions de l’époque). Mais il n’avait rien d’extraordinaire. Seul mon oncle, tout en disant, avec une modestie fausse, mon petit taudis, était persuadé, ou en tout cas avait inculqué à son valet de chambre, à la femme de celui-ci, au cocher, à la cuisinière l’idée que rien n’existait à Paris qui, pour le confort, le luxe et l’agrément, fût comparable au petit hôtel.19
(Le valet de chambre est le père de Morel).
La modestie est presque toujours fausse. Quand elle est réelle, car cela arrive parfois, alors elle est inconsciente, comme par exemple chez Octave-dans-les-choux, élégant, plein de grâce et charmant, «avec une infaillibilité orgueilleuse qui atteignait à la silencieuse modestie du savant»20 Rien n'est exhibé, Octave est un dandy naturel. Il fait preuve de sprezzatura, l'art avec lui rejoint la nature.

Concernant les autres personnages, un doute demeure toujours. Françoise par exemple fait preuve d'une modestie ambiguë. Lors de l'épisode du bœuf froid, par exemple, lorsque M. Norpois fait des compliments sur sa cuisine, le visage de Françoise est empreint à la fois de satisfaction et de modestie: est-ce vraiment compatible?
«L’Ambassadeur, lui dit ma mère, assure que nulle part on ne mange de bœuf froid et de soufflés comme les vôtres.» Françoise, avec un air de modestie et de rendre hommage à la vérité, l’accorda, sans être, d’ailleurs, impressionnée par le titre d’ambassadeur; […]21
La modestie de Françoise est toujours coupée d'autres sentiments.
Françoise s’approchait tous les jours de moi en me disant: «Monsieur a une mine! Vous ne vous êtes pas regardé, on dirait un mort!» Il est vrai que si j’avais eu un simple rhume, Françoise eût pris le même air funèbre. Ces déplorations tenaient plus à sa «classe» qu’à mon état de santé. Je ne démêlais pas alors si ce pessimisme était chez Françoise douloureux ou satisfait.22
Il y a toujours un doute sur le sentiment réel de Françoise.

Un autre exemple de modestie qui n'est jamais celle qui doit être, ou celle qu'on aurait attendue, nous est donné par le coiffeur de Doncières. Ce coiffeur obtient auprès du colonel une permission pour Saint-Loup.
Quant au coiffeur, qui avait l’habitude de se vanter sans cesse et, afin de le pouvoir, s’attribuait, avec une faculté de mensonge extraordinaire, des prestiges entièrement inventés, pour une fois qu’il rendit un service signalé à Saint-Loup, non seulement il n’en fit pas sonner le mérite, mais, comme si la vanité avait besoin de mentir, et, quand il n’y a pas lieu de le faire, cède la place à la modestie, n’en reparla jamais à Robert.23
La situation est paradoxale: cet homme qui se vante des services qu'il ne rend pas ne se vante pas des services qu'il rend. C'est la conséquence d'une vanité essentielle. Ce personnage ment toujours, quand il devient inutile de mentir, il se tait.
C'est le symptôme Groucho Marx, qui n'a pas envie d'appartenir à un club qui accepterait des hommes tels que lui.
Legrandin applique la même logique, les personnes qui le connaissent ne sont plus désirables.

Le contentement de soi semble une forme de bêtise, même pour les plus intelligents. Par exemple s'agissant de Charlus:
Enfin, lui si intelligent, s’était fait à cet égard une petite philosophie étroite (à la base de laquelle il y avait peut-être un rien des curiosités que Swann trouvait dans «la vie») expliquant tout par ces causes spéciales et où, comme chaque fois qu’on verse dans son défaut, il était non seulement au-dessous de lui-même mais exceptionnellement satisfait de lui. 24
Il existe chez Charlus une forme de bêtise qui apparaît lorsqu'il voit le monde du point de vue de son défaut, l'inversion.

Terminons par une véritable forme d'ironie, une forme sublime de contentement de soi. Il s'agit de la grand-mère:
elle était si humble de cœur et si douce que sa tendresse pour les autres et le peu de cas qu’elle faisait de sa propre personne et de ses souffrances, se conciliaient dans son regard en un sourire où, contrairement à ce qu’on voit dans le visage de beaucoup d’humains, il n’y avait d’ironie que pour elle-même, […] 25
C'est la seule capable de modestie.



1 : A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.740
2 : Ibid., Clarac t1 p.742
3: Stendhal, De l'amour, livre II, ch. 46
4: 1883 Contemp. Rev. Oct. 1883
5: Michel de Montaigne, Les Essais, Arléa (2002) édition établie et présentée par Claude Pinganaud, p.281 - à la fin du chapitre 6 du livre II
6 : Ibid, dernières lignes du chapitre 6 du livre II
7 : Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.126
8: Ibid., p.128
9 : Ibid, p.129
10 : Ibid, p.129
11 : Ibid., p.131
12 : Ibid., p.132
13 : La Prisonnière, Clarac t3, p.239
14 : À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.769
15 : Ibid., p.770
16 : Ibid., p.771
17 : Le temps retrouvé, Clarac t3, p.772
18 : Jules Renard, Journal, 15 avril 1902
19 : Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.1058
20 : À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.878
21 : Ibid., p.484
22 : Ibid., p.499
23 : Le côté de Guermantes, Clarac t2, p.127
24 : Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.787
25 : Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.12

Un libéral vous piquera inévitablement votre stylo

L'Angleterre dans les années 20. Lottie Crump, dernière représentante de l'esprit edwardien, tient salon. Le roi déchu et ruiné de Ruritanie est présent.
'Liberals? Yes. We, too, had Liberals. Il tell you something now, I had a gold fountain-pen. My godfather, the good Archduke of Austria, give me one gold fountain-pen with eagles on him. I loved my gold fountain-pen.' (Tears stood in the King's eyes. Champagne was a rare luxury to him now.) 'I loved very well my pen with the little eagles. And one day there was a Liberal Minister. A Count Tampen, one man, Mrs Crump, of exceedingly evilness. He come to talk to me and he stood at my little escritoire and he thump and talk too much about somethings I not understand, and when he go — where was my gold fountain-pen with eagles — gone too.'
'Poor old king', said Lottie. 'I tell you what. You have another drink.'

Evelyn Waugh, Viles bodies, chap 3

séminaire n°6: Mireille Naturel, les mauvais sujets

Présentation traditionnelle de l'invitée par Antoine Compagnon: Mireille Naturel enseigne à Paris III. C'est une éminente proustienne. Elle a étudié la phrase longue dans Le Temps retrouvé sous la direction de Jean Milly. Elle est un pilier du bulletin Marcel Proust avec, je crois, la publication d'au moins un article par an.
Elle a fait paraître un Proust et Flaubert en 1999, réédité en 2007. Elle est secrétaire générale de la société des amis de Marcel Proust et c'est sous sa direction qu'ont lieu les ventes de nombreux manuscrits.
Elle vient de soutenir une habilitation à soutenir les recherches qui portait sur Proust et le fait littéraire, soutenance que j'ai eu l'honneur de présider. Je pense donc que nous aurons bientôt droit à un livre sur ce sujet.

***


Quand je dis "Les mauvais sujets", je ne veux bien sûr pas parler du sujet choisi cette année par Antoine Compagnon.
Je songe plutôt à Théodore, qui est devenu pour moi le personnage principal de ''La Recherche''. C'est le seul à être officiellement qualifié de mauvais sujet, mais il n'est pas le seul à représenter le mal.

Dans son Mireille Naturel contre Madame Bovary, le procureur Pinard a résumé le roman ainsi: «On l'appelle Madame Bovary; vous pouvez lui donner un autre titre, et l'appeler avec justesse Histoire des adultères d'une femme de province.» Les charges retenues sont de deux ordres: «offense à la morale publique, offense à la morale religieuse. L'offense à la morale publique est dans les tableaux lascifs que je mettrai sous vos yeux, l'offense à la morale religieuse dans des images voluptueuses mêlées aux choses sacrées.»
Le procureur retient quatre scènes pour étayer son propos: «La première, ce sera celle des amours et de la chute avec Rodolphe ; la seconde, la transition religieuse entre les deux adultères ; la troisième, ce sera la chute avec Léon, c'est le deuxième adultère, et, enfin, la quatrième, que je veux citer, c'est la mort de madame Bovary.»

Il n'y aura pas eu de procès à propos de Proust, mais étrangement, en 2007, deux livres sont parus faisant état de rapports de police mentionnant le nom de Proust.
Vous, Marcel Proust de Lina Lachgar est le journal imaginaire de Céleste Albaret. Il évoque l'hôtel Marigny rue de l'Arcade, hôtel de passe mentionné dans un rapport de police: «Cet hôtel m'avait été signalé comme un lieu de rendez-vous homosexuels...». Le nom de Proust apparaît dans le rapport de police à la rubrique... beuverie.
L'autre livre est La Loi du genre, de Laure Murat, qui s'intéresse au "troisième sexe".

Voyons comment se construit la représentation du mal dans Combray.
Elle arrive très vite, lors de l'épisode de la lanterne magique (à l'origine, cet épisode devait ouvrir le livre. Ce n'est que plus tard qu'il a été repoussé plus loin dans les premières pages). La lanterne condense la magie des légendes et des vitraux.
La première légende est celle de Geneviève de Brabant. Il s'agit d'un épisode d'"offense à la morale publique": elle est accusée,— à tort, par Golo qui est le premier méchant de La Recherche — d'avoir trompé son mari et est condamnée à mort. On l'abandonne dans la forêt avec son enfant.
C'est une histoire tout à fait différente de Madame Bovary, qui trompe son mari et se désintéresse de sa fille. Dans la légende de Geneviève de Brabant, la femme est blanchie et la mère réhabilitée.

Dans Jean Santeuil, Proust avait déjà consacré des pages à la lanterne magique, mais dans ces pages, les histoires racontées par la lanterne tiennent peu de place. C'est surtout le fonctionnement de la lanterne qui est décrit. Barbe-Bleue est nommée, référence à la fois à Charles Perrault et à Anatole France.
Barbe-bleue est nommée une fois dans La recherche du temps perdu, comme si on avait oublié de gommer son nom.
Anatole France a écrit les sept femmes de Barbe-Bleue. Proust l'évoquera en 1906 et 1919 dans des lettres à Reynaldo Hahn.1 Il existe un opéra Barbe-Bleue, d'Offenbach.
Le "cabinet des princesses" dans la version d'Anatole France rappelle le petit cabinet qui sent l'iris au début de La Recherche:
Beaucoup d’habitants de la contrée ne connaissaient M. de Montragoux que sous le nom de la Barbe-Bleue, car c’était le seul que le peuple lui donnât. En effet, sa barbe était bleue, mais elle n’était bleue que parce qu’elle était noire, et c’était à force d’être noire qu’elle était bleue.
On voit ici qu'il n'y a pas que la référence à Balzac qui explique les yeux de Gilberte.
Chez Anatole France, le petit cabinet est un lieu funeste, le lieu dans lequel ses femmes trompent leur mari.
Chez Proust, c'est le lieu du plaisir interdit, c'est aussi l'endroit d'où l'on aperçoit les tours de Roussainville.
Le vitrage de la chambre de l'enfant à des reflets rouges; le sol du cabinet des princesses est rouge, peut-être parce que le ciel se reflète sur les tapisseries. D'autres pensent que c'est la marque du crime, mais le crime de Barbe-Bleue n'est pas prouvé. Quant à la soeur Anne, «elle est mauvaise: elle n’éprouvait de plaisir que dans la cruauté.» Cependant Anatole France trouve bien des excuses aux femmes infidèles:
Hélas! si la dame de Montragoux n’avait attenté qu’à l’honneur de son époux, sans doute, elle encourrait le blâme de la postérité : mais le moraliste le plus austère lui trouverait des excuses, il alléguerait en faveur d’une si jeune femme les moeurs du siècle, les exemples de la ville et de la Cour, les effets trop certains d’une mauvaise éducation, les conseils d’une mère perverse, car la dame Sidonie de Lespoisse favorisait les galanteries de sa fille.
(Parmi les questions qu'on pose à la Société des amis de Marcel Proust, il y a celle du prénom de Mme Verdurin: elle s'appelle Sidonie.)
Le vitrage est rouge et la lanterne a des couleurs de vitrail, c'est le même glissement qui permet de passer de La Mare au diable à François le Champi.

Il me manque des transitions, mais je crois qu'il n'y avait pas beaucoup de transitions dans l'exposé de Mireille Naturel, qui avait tendance à procéder par appositions et collages. Sans transition donc, lecture du premier extrait de la feuille qu'elle nous a fait distribuer.

Et dès qu’on sonnait le dîner, j’avais hâte de courir à la salle à manger, où la grosse lampe de la suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait mes parents et le boeuf à la casserole, donnait sa lumière de tous les soirs, et de tomber dans les bras de maman que les malheurs de Geneviève de Brabant me rendaient plus chère, tandis que les crimes de Golo me faisaient examiner ma propre conscience avec plus de scrupules2.
Il y a opposition entre la grosse lampe et la lanterne, l'une rassurante et familière, l'autre inquiétante et magique. La grosse lampe ignore Golo, elle ignore le Mal. L'enfant s'identifie à Golo, au méchant, c'est l'occasion d'un examen de conscience.

On pense également au Golaud dans Pelléas et Mélisande, de Maeterlinck, qui deviendra un opéra de Debussy. Proust en écrira également un pastiche, apvec Reynaldo Hahn et lui-même dans les rôles de Pelléas et Markel.3 L'histoire est simple: dans une forêt Golaud rencontre Mélisande en pleurs. il l'emmène avec lui dans son château, où se trouve son frère, Pelléas. Avec le temps Mélisande et Pelléas tombent amoureux. Ils sont surpris par Golaud qui, fou de jalousie, tue son frère.

Quant à Butor, il sera le premier à identifier Gilbert le Mauvais et Barbe-Bleue dans Les sept femmes de Gilbert le Mauvais. (On songe également au Sept lampes de l'architecture de Ruskin.)
Dans une scène fondamentale, au moment où il le possède, il tue ce qu'il aime, comme le sultan Shéhérazade.
L'intrigue des Mille et une nuits, c'est la mort de femmes adultères plus une, qui ne meurt pas.
Il y a donc deux figures de femmes entrelacées: celle de Geneviève de Brabant, l'innocente figure maternelle, et celle de Shéhérazade, qui représente la culture et les récits.

On se souvient de la lettre de Proust à Albufera dans laquelle il détaille la liste de ses projets, et parmi ses projets se trouve "une étude sur les vitraux".4 Cette étude est un motif romanesque, un leitmotiv. Il est utilisé pour la première fois lorsqu'apparaît un peintre dans l'église de Combray qui copie le vitrail de Gilbert le Mauvais.
Le vitrail se donne à lire, entre le signe et l'image. C'est également le lieu des correspondances des couleurs, à la Baudelaire ou à la Rimbaud.

Qui est Gilbert le Mauvais? Il faut se reporter au chapitre IV du livre Illiers édité en 1907 et réédité en 2004 qui décrit le château d'Illiers. Gilbert le Mauvais a fait brûler l'église primitive d'Illiers.

Proust a quatorze ans quand il répond au célèbre questionnaire que ses écrivains préférés sont George Sand et Augustin Thierry. Quelques années plus tard, il répondra à la même question: Anatole France et Pierre Loti.
Augustin Thierry a décrit sa méthode dans sa préface au Récit des temps mérovingiens : l'unité d'impression pour le lecteur sera assurée par la réapparition de quatre personnages, Frédégonde, Hilperick, Eonius Mummolus et Grégoire de Tours. Frédégonde est décrite comme «l’idéal de la barbarie élémentaire, sans conscience du bien et du mal».
Hilperick, voulant faire comme son frère Sighebert, souhaita épouser une reine et choisit Galeswinthe. Il congédia alors sa maîtresse Frédégonde, mais la reprit peu de temps après comme concubine. La reine Galeswinthe fut étranglée. La fin du texte est la suivante:
On disait qu’une lampe de cristal, suspendue près du tombeau de Galeswinthe, le jour de ses funérailles, s’était détachée subitement sans que personne y portât la main, et qu’elle était tombée sur le pavé de marbre sans se briser et sans s’éteindre. On assurait, pour compléter le miracle, que les assistants avaient vu le marbre du pavé céder comme une matière molle, et la lampe s’y enfoncer à demi.
Elle est reprise presque mot pour mot par Proust:
et s’enfonçant avec sa crypte dans une nuit mérovingienne où, nous guidant à tâtons sous la voûte obscure et puissamment nervurée comme la membrane d’une immense chauve-souris de pierre, Théodore et sa sœur nous éclairaient d’une bougie le tombeau de la petite fille de Sigebert, sur lequel une profonde valve — comme la trace d’un fossile — avait été creusée, disait-on, « par une lampe de cristal qui, le soir du meurtre de la princesse franque, s’était détachée d’elle-même des chaînes d’or où elle était suspendue à la place de l’actuelle abside, et, sans que le cristal se brisât, sans que la flamme s’éteignît, s’était enfoncée dans la pierre et l’avait fait mollement céder sous elle ».5
Le prénom de la grand-mère, Bathilde, est celui de l'épouse de Clovis II. Les deux plus jeunes frères du roi s'étant rebellés, Clovis voulait les tuer, mais Bathilde préféra l'énervement (c'est-à-dire leur brûler les nerfs des jambes). On les abandonna sur une barque sur la Seine, ils dérivèrent jusqu'à une abbaye (c'est la légende des énervés de Jumiègne).

Eugène Hyacynthe a écrit en 1832 un Essai sur la peinture sur verre, où il décrit le vitrail de Saint Julien dans la cathédrale de Chartres. Flaubert y fait allusion dans la dernière phrase de La légende de Saint Julien l'Hospitalier: «Et voilà l'histoire de saint Julien-l'Hospitalier, telle à peu près qu'on la trouve, sur un vitrail d'église, dans mon pays.»
Le meurtre commis par Julien repose sur une méprise, il croit à un amant dans le lit de sa femme alors qu'il s'agit d'un jeu de lumière sur son père et sa mère.

Tante Léonie parle du vitrail avec le curé. Dans une première version, Proust avait comparé la couleur du vitrail à du sang de poulet, ce qui rappelle les «éclaboussures et [les] flaques de sang» chez Flaubert.

Il y a deux figures de la grand-mère: une pour les autres et une pour l'enfant. Ce ne sont pas les mêmes. La figure de la grand-mère vue par les autres est associée à la santé et à l'hygiène, la figure vue par l'enfant est associée à la culture.
Mais dès que j’entendais: «Bathilde, viens donc empêcher ton mari de boire du cognac!» déjà homme par la lâcheté, je faisais ce que nous faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il y a devant nous des souffrances et des injustices: je ne voulais pas les voir; je montais sangloter tout en haut de la maison à côté de la salle d’études, sous les toits, dans une petite pièce sentant l’iris, et que parfumait aussi un cassis sauvage poussé au dehors entre les pierres de la muraille et qui passait une branche de fleurs par la fenêtre entr’ouverte. Destinée à un usage plus spécial et plus vulgaire, cette pièce, d’où l’on voyait pendant le jour jusqu’au donjon de Roussainville-le-Pin, servit longtemps de refuge pour moi, sans doute parce qu’elle était la seule qu’il me fût permis de fermer à clef, à toutes celles de mes occupations qui réclamaient une inviolable solitude: la lecture, la rêverie, les larmes et la volupté. Hélas! je ne savais pas que, bien plus tristement que les petits écarts de régime de son mari, mon manque de volonté, ma santé délicate, l’incertitude qu’ils projetaient sur mon avenir, préoccupaient ma grand’mère, au cours de ces déambulations incessantes, de l’après-midi et du soir, où on voyait passer et repasser, obliquement levé vers le ciel, son beau visage aux joues brunes et sillonnées, devenues au retour de l’âge presque mauves comme les labours à l’automne, barrées, si elle sortait, par une voilette à demi relevée, et sur lesquelles, amené là par le froid ou quelque triste pensée, était toujours en train de sécher un pleur involontaire.6
La méchanceté de la tante est à rapprocher du sadisme de Françoise.
Le monde de l'enfance est celui des fleurs.
Le château sans donjon (je laisse de côté l'étude du symbole phallique!) est celui d'Illiers. Roussainville est un lieu secondaire mais c'est un lieu qui sert de point de repère. Il clôt le chapitre de Combray par une longue métaphore biblique:
Devant nous, dans le lointain, terre promise ou maudite, Roussainville, dans les murs duquel je n’ai jamais pénétré, Roussainville, tantôt, quand la pluie avait déjà cessé pour nous, continuait à être châtié comme un village de la Bible par toutes les lances de l’orage qui flagellaient obliquement les demeures de ses habitants, ou bien était déjà pardonné par Dieu le Père qui faisait descendre vers lui, inégalement longues, comme les rayons d’un ostensoir d’autel, les tiges d’or effrangées de son soleil reparu.7
L'adjectif "mauvais" est utilisé dans l'expression "mauvais sujet" mais aussi dans l'expression "mauvais temps". Il y a souvent chez Proust une correspondance entre le temps du ciel et le temps spirituel. On se rappelle le capucin (domaine spirituel) du baromètre (domaine météorologique) qui décidait de la promenade du jour.
La pluie est associée au châtiment, le soleil au pardon, comme la terre est promise ou maudite. Roussainville, ville maudite, c'est Roussainville-Gomorrhe. Et lorsque l'enfant part en promenade, quelle lecture quitte-t-il? L'Histoire de la conquête de l'Angleterre par les Normands d'Augustin Thierry.

Les baies, les arbres, représentent le désir. Plus loin le narrateur frappe les arbres de Roussainville: il s'agit des mêmes désirs que ceux ressentis dans le cabinet qui sent l'iris.

Dans Le Temps retrouvé, on apprend de Gilberte que les ruines de Roussainville servait aux enfants pour des jeux non innocents. On apprend le rôle de Théodore et le désir de Gilberte pour le narrateur.
Jean-Pierre Richard a montré que le souterrain était le lieu du refoulé.
J'avais l’habitude, ajouta-t-elle d’un air vague et pudique, d’aller jouer avec de petits amis, dans les ruines du donjon de Roussainville. Et vous me direz que j’étais bien mal élevée, car il y avait là dedans des filles et des garçons de tout genre, qui profitaient de l’obscurité. L’enfant de chœur de l’église de Combray, Théodore qui, il faut l’avouer, était bien gentil (Dieu qu’il était bien,!) et qui est devenu très laid (il est maintenant pharmacien à Méséglise), s’y amusait avec toutes les petites paysannes du voisinage.8
A Combray, Théodore remplissait plusieurs fonctions, dont celle d'enfant de chœur, de garçon de course, de mauvais sujet,... François excuse ses relations avec Legrandin car elle pense que ce sont les coutumes de ce monde-là. Le narrateur découvre que Théodore est celui qui lui a envoyé un mot de compliment pour son article dans Le Figaro. 1/ Le mauvais temps à Combray est associé à un monde cruel. La famille et l'église sont réunis dans la morale populaire de Françoise.
2/ La grand-mère fait montre d'une morale de classe, mais on assiste à un brouillage car Françoise se montre sadique à l'occasion.
3/ La morale est soutenue par la mère et par l'histoire
4/ La morale est l'instrument d'une vision: elle permet l'interprétation du vitrail
5/ La morale, c'est aussi un lieu de représentation plus personnelle. Le clocher permet une échappée. On va vers une expression plus personnelle.

Gilbert le Mauvais s'oppose à l'innocente Geneviève de Brabant. Saint Hilaire, qui est homme et femme (cf.les interprétations du curé sur ce nom), les absout. Saint Hilaire, c'est le glissement vers il/elle, c'est la corruption.


la version de sejan.

Je signale 1: à vérifier, mes notes sont incertaines.
2 : Du côté de chez Swann, Tadié t1, p.10
3 : Pastiches et mélanges, Pléiade p.206
4 : «J'ai en train: / une étude sur la noblesse / un roman parisien / un essai sur Sainte-Beuve et Flaubert / un essai sur les Femmes / un essai sur la Pédérastie (pas facile à publier) / une étude sur les vitraux / une étude sur les pierres tombales / une étude sur le roman», Lettre à Albufera, 5 ou 6 mai 1908, Correspondance, Ph. Kolb, Plon, t. VIII, p.112-113
5 : Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.62
6 : Ibid, p.12
7 : Ibid, p.152
8 : Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.693

Cours n°6 : la perplexité comme morale de la littérature

J'ai eu l'impression indéfinissable qu'Antoine Compagnon n'était pas très à l'aise au cours de ce cours, comme s'il n'avait pas eu le temps de réellement le préparer : une sensation de toile tissée un peu trop lâche, justement.

***

Je voudrais revenir sur deux points abordés la semaine dernière.

1/ Tout d'abord, j'ai parlé de l'antimachiavélisme de Montaigne, qui s'élève contre une séparation de la morale privée et de la morale publique, la morale publique autorisant plus souvent le mensonge au nom d'un intérêt supérieur. Pour Montaigne, cette position n'est pas tenable; il défend que l'infidélité à sa parole (le contraire de fides, la foi) détruit la société.
On peut avoir l'impression que le narrateur de Proust est assez éloigné d'une problématique morale privée/morale publique, même si Elizabeth Lavenson nous a rappelé l'intérêt de Proust pour Montaigne, puisque Jean Santeuil est séduit par des citations de Montaigne, tandis que Proust écrivait à Daniel Halévy que Socrate et Montaigne étaient les deux fleurs (sic) de la philosophie. On se rappelle par ailleurs que Cottard mélange allègrement des références à Socrate, à Montaigne et à Saint Jean.
Françoise quant à elle parle de "perfidité". Dans Albertine disparue, le narrateur envoie Saint-Loup en mission auprès de Mme Bontemps afin de lui acheter Albertine (au sens propre puisqu'il lui propose de l'argent). Tandis que le narrateur guette le retour de Saint-Loup, il est témoin d'une scène qui le déstabilise profondément:
Avant de dire pourquoi les paroles qu’il me dit me rendirent si malheureux, je dois relater un incident que je place immédiatement avant sa visite et dont le souvenir me troubla ensuite tellement
toujours le trouble, qui signale les moments importants
qu’il affaiblit, sinon l’impression pénible que me produisit ma conversation avec Saint-Loup, du moins la portée pratique de cette conversation.
la portée pratique, c'est qu'il n'a pas pu faire revenir Albertine
Cet incident consista en ceci. Brûlant d’impatience de voir Saint-Loup, je l’attendais (ce que je n’aurais pu faire si ma mère avait été là, car c’est ce qu’elle détestait le plus au monde après «parler par la fenêtre») quand j’entendis les paroles suivantes: «Comment! vous ne savez pas faire renvoyer quelqu’un qui vous déplaît? Ce n’est pas difficile. Vous n’avez, par exemple, qu’à cacher les choses qu’il faut qu’il apporte. Alors, au moment où ses patrons sont pressés, l’appellent, il ne trouve rien, il perd la tête. Ma tante vous dira, furieuse après lui: «Mais qu’est-ce qu’il fait?» Quand il arrivera, en retard, tout le monde sera en fureur et il n’aura pas ce qu’il faut. Au bout de quatre ou cinq fois vous pouvez être sûr qu’il sera renvoyé, surtout si vous avez soin de salir en cachette ce qu’il doit apporter de propre, et mille autres trucs comme cela.» Je restais muet de stupéfaction
j'ai déjà insisté à plusieurs reprises sur cette surprise qui coupe la parole, qui laisse sans voix
car ces paroles machiavéliques et cruelles
les paroles machiavéliques sont des paroles dépourvues d'honnêteté et chargées de ruse. Le machiavélisme consiste à avoir un plan.
étaient prononcées par la voix de Saint-Loup. Or je l’avais toujours considéré comme un être si bon, si pitoyable aux malheureux, que cela me faisait le même effet que s’il avait récité un rôle de Satan
en réalité, nous avons déjà assisté à plusieurs scènes où Saint-Loup n'était ni bon, ni malheureux:
ce ne pouvait être en son nom qu’il parlait. «Mais il faut bien que chacun gagne sa vie», dit son interlocuteur que j’aperçus alors et qui était un des valets de pied de la duchesse de Guermantes. «Qu’est-ce que ça vous fiche du moment que vous serez bien? répondit méchamment Saint-Loup. Vous aurez en plus le plaisir d’avoir un souffre-douleur. Vous pouvez très bien renverser des encriers sur sa livrée au moment où il viendra servir un grand dîner, enfin ne pas lui laisser une minute de repos jusqu’à ce qu’il finisse par préférer s’en aller. Du reste, moi je pousserai à la roue, je dirai à ma tante que j’admire votre patience de servir avec un lourdaud pareil et aussi mal tenu.» Je me montrai, Saint-Loup vint à moi, mais ma confiance en lui était ébranlée depuis que je venais de l’entendre tellement différent de ce que je connaissais. Et je me demandai si quelqu’un qui était capable d’agir aussi cruellement envers un malheureux n’avait pas joué le rôle d’un traître vis-à-vis de moi, dans sa mission auprès de Mme Bontemps.1
Le narrateur se trouve une fois de plus en position de voyeur dans l'escalier. Il se trouve confronté à l'image des deux Saint-Loup: le Saint-Loup si bon aux malheureux et le Saint-Loup cruel et méchant.
Il reconnaît la voix de Saint-Loup, mais ne peut croire qu'il s'agisse du vrai Saint-Loup: le narrateur préfère croire que son ami joue un rôle. Une fois de plus on voit apparître l'idée d'une double personnalité, à la Docteur Jekill et Mister Hyde. Cette scène, en montrant la dissimulation de Saint-Loup, annonce peut-être l'inversion du personnage, mais rien ne le dira explicitement, même si l'on a vu au début de Sodome et Gomorrhe que l'inversion constituait pour certains juges une circonstance atténuante («de même que certains juges supposent et excusent plus facilement l’assassinat chez les invertis et la trahison chez les Juifs pour des raisons tirées du péché originel et de la fatalité de la race.»2)
Il y a de nombreux autres exemples d'une telle duplicité de la parole. Pour ne citer que ce cas, reprenons le passage vers la fin de Guermantes où Charlus fait une scène incompréhensible au héros qu'il accuse d'avoir dit du mal de lui. Comme le héros se récrie et demande le nom de son calomniateur, Charlus refuse de le donner:
«C’est très possible, me dit-il. En principe, un propos répété est rarement vrai. C’est votre faute si, n’ayant pas profité des occasions de me voir que je vous avais offertes, vous ne m’avez pas fourni, par ces paroles ouvertes et quotidiennes qui créent la confiance, le préservatif unique et souverain contre une parole qui vous représentait comme un traître. En tout cas, vrai ou faux, le propos a fait son oeuvre. Je ne peux plus me dégager de l’impression qu’il m’a produite. Je ne peux même pas dire que qui aime bien châtie bien, car je vous ai bien châtié, mais je ne vous aime plus.»3
On retrouve ici la phrase de Montesquieu : «Un mot répété n'est jamais vrai.»
Nous avons ici une réflexion sur la confiance, l'ouverture de la parole qui permet de se connaître, on n'est pas si loin de ces remarques sur le machiavélisme ou l'antimachiavélisme.

2/ Ensuite, j'ai abordé la distinction que faisait Iris Murdoch entre les romans messy et les romans dry tandis que Charles Taylor parlait dans les années 80 de romans à morale épaisse et de romans à morale fine. Thibaudet pour sa part avait distingué les romans posés ou déposés.
Qu'est-ce que cela signifie?
Charles Taylor montrait que la morale dépend du contexte sociale et historique. Elle s'enracine dans une culture et une communauté.
Avant Taylor, ce concept avait été développé par les anthropologues, et notamment par Clifford Geertz en 1973: la description des faits sociaux doit être épaisse pour expliquer le geste dans son contexte. Le même geste peut prendre des sens très différents dans différentes cultures.
Proust est très sensible à cet état de fait. J'en avais donné un exemple très court dans ma leçon inaugurale, c'est l'exemple du garçon liftier auquel le narrateur adresse la parole lorsqu'il arrive à Balbec:
Mais il ne me répondit pas, soit étonnement de mes paroles, attention à son travail, souci de l’étiquette, dureté de son ouïe, respect du lieu, crainte du danger, paresse d’intelligence ou consigne du directeur.A l'ombre des jeunes filles en fleurs 4
Nous avons ici un modèle de description épaisee: toute une série d'interprétations nous est donnée, entre lesquelles d'ailleurs le narrateur ne choisit pas.
Nous retrouvons cette même idée chez le philosophe britannique Gilbert Rye. Lui prend l'exemple du clin d'œil: si quelqu'un fait un clin d'œil, on ne peut en comprendre le sens sans connaître le contexte. Cela peut avoir pour but d'attirer l'attention sur soi, de marquer son approbation, de communiquer avec vous. Quand le contexte change, le sens du geste change.
Le grand spécialiste du clin d'œil, c'est Cottard, et c'est d'ailleurs une source de malentendus, car un clin d'œil peut effectivement être interprété de multiples façons. Par exemple, prenons la scène de la première rencontre de Swann avec Cottard chez les Verdurin, dans Un amour de Swann:
en le voyant lui cligner de l’oeil et lui sourire d’un air ambigu avant qu’ils se fussent encore parlé (mimique que Cottard appelait «laisser venir»), Swann crut que le docteur le connaissait sans doute pour s’être trouvé avec lui en quelque lieu de plaisir, bien que lui-même y allât pourtant fort peu, n’ayant jamais vécu dans le monde de la noce. Trouvant l’allusion de mauvais goût, surtout en présence d’Odette qui pourrait en prendre une mauvaise idée de lui, il affecta un air glacial.5
La même scène se reproduira à La Raspelière, quand Charlus rencontrera Cottard pour la première fois:
Cottard, qui était assis à côté de M. de Charlus, le regardait, pour faire connaissance, sous son lorgnon, et pour rompre la glace, avec des clignements beaucoup plus insistants qu’ils n’eussent été jadis, et non coupés de timidités. Et ses regards engageants, accrus par leur sourire, n’étaient plus contenus par le verre du lorgnon et le débordaient de tous côtés. Le baron, qui voyait facilement partout des pareils à lui, ne douta pas que Cottard n’en fût un et ne lui fît de l’oeil. Aussitôt il témoigna au professeur la dureté des invertis, aussi méprisants pour ceux à qui ils plaisent qu’ardemment empressés auprès de ceux qui leur plaisent.6
L'interprétation est toujours dans l'œil de celui qui observe. Les interprétations de Swann et de Charlus sont différentes, mais provoquent toujours la même réaction: dans les deux cas, les personnages restent perplexes devant un geste qui peuvent recevoir plusieurs interprétations.

Il s'agit d'une lecture littéraire du monde, une lecture impressionnable, vulnérable, sans certitude. Le roman ne doit pas se protéger contre les loose-ends, les "chemins qui ne mènent nulle part".7
Sans loose-ends, la dimension morale de la littérature reste limitée. J'aime l'image des fils qui pendent car Proust lui-même comparait l'écriture de son roman à de la couture:
épinglant de-ci de-là un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe. [...] À force de coller les uns aux autres ces papiers, que Françoise appelait mes paperoles, ils se déchiraient çà et là. Au besoin Françoise pourrait m’aider à les consolider, de la même façon qu’elle mettait des pièces aux parties usées de ses robes ou qu’à la fenêtre de la cuisine, en attendant le vitrier comme moi l’imprimeur, elle collait un morceau de journal à la place d’un carreau cassé.8
Il y a des carreaux cassés dans La Recherche du Temps perdu, il y a des chemins qui ne mènent nulle part.

Nous sommes à l'opposé de L'Art poétique d'Aristote qui voulait que dans une tragédie, tous les fils noués soient dénoués. Il ne fallait pas donner à la tragédie la structure d'une épopée, dans laquelle on peut laisser des fils sans réponse pendant quelques épisodes.

To be at loose-ends, c'est ne pas savoir quoi faire, ne pas savoir quel parti adopter, c'est demeurer perplexe, cette perplexité si importante dans la littérature. Nous en avons un exemple particulièrement important dans La Prisonnière, lorsque M. de Charlus ne comprend pas ce qui lui est arrivé. Il ne le comprendra jamais:
L’ambassadeur disgracié, le chef de bureau mis brusquement à la retraite, le mondain à qui on bat froid, l’amoureux éconduit examinent, parfois pendant des mois, l’événement qui a brisé leurs espérances; ils le tournent et le retournent comme un projectile tiré on ne sait d’où ni on ne sait par qui, pour un peu comme un aérolithe. Ils voudraient bien connaître les éléments composants de cet étrange engin qui a fondu sur eux, savoir quelles volontés mauvaises on peut y reconnaître. Les chimistes, au moins, disposent de l’analyse ; les malades souffrant d’un mal dont ils ne savent pas l’origine peuvent faire venir le médecin ; les affaires criminelles sont plus ou moins débrouillées par le juge d’instruction. Mais les actions déconcertantes de nos semblables, nous en découvrons rarement les mobiles.9
C'est un constat d'échec dans ce roman perspicace qui semble ne jamais lâcher le morceau: le narrateur admet qu'il existe des situations que l'on ne peut expliquer, où l'on ne saura jamais ce qui s'est passé.
C'est ainsi que se dessine une troisième voie pour définir une morale de la littérature, une morale qui ne serait ni des recettes de bonne vie, ni des exemples à suivre ou éviter, mais dans une énigme.
Nous découvrons rarement le mobile de nos semblables, et le raisonnement se heurte au brouillard. Il y a justement une grande scène de brouillard dans La Recherche, qui coïncide avec une interrogation morale. Il s'agit du passage appelé «le soir de l'amitié», ce soir où Saint-Loup vient chercher le narrateur qui souffre car il attendait Mlle de Stermaria qui ne viendra pas. Les deux amis sortent dans le brouillard:
À deux pas les réverbères s’éteignaient et alors c’était la nuit, aussi profonde qu’en pleins champs, dans une forêt, ou plutôt dans une molle île de Bretagne vers laquelle j’eusse voulu aller, je me sentis perdu comme sur la côte de quelque mer septentrionale où on risque vingt fois la mort avant d’arriver à l’auberge solitaire ; cessant d’être un mirage qu’on recherche, le brouillard devenait un de ces dangers contre lesquels on lutte, de sorte que nous eûmes, à trouver notre chemin et à arriver à bon port, les difficultés, l’inquiétude et enfin la joie que donne la sécurité – si insensible à celui qui n’est pas menacé de la perdre – au voyageur perplexe et dépaysé.
Le désir de Mlle de Stermaria se transforme en désir de Bretagne.
Il s'agit d'une scène de dépaysement. le narrateur est désorienté par le brouillard. Ce contexte est important, puisque aussitôt après Saint-Loup va le déconcerter encore plus par l'aveu d'un comportement inexpliquable:
Une seule chose faillit compromettre mon plaisir pendant notre aventureuse randonnée, à cause de l’étonnement irrité où elle me jeta un instant. « Tu sais, j’ai raconté à Bloch, me dit Saint-Loup, que tu ne l’aimais pas du tout tant que ça, que tu lui trouvais des vulgarités. Voilà comme je suis, j’aime les situations tranchées », conclut-il d’un air satisfait et sur un ton qui n’admettait pas de réplique. J’étais stupéfait. Non seulement j’avais la confiance la plus absolue en Saint-Loup, en la loyauté de son amitié, et il l’avait trahie par ce qu’il avait dit à Bloch, mais il me semblait que de plus il eût dû être empêché de le faire par ses défauts autant que par ses qualités, par cet extraordinaire acquis d’éducation qui pouvait pousser la politesse jusqu’à un certain manque de franchise.
Une fois de plus la confiance est trahie, une fois de plus le narrateur est stupéfait. Le déroulement de la scène est le même que tout à l'heure, le narrateur est stupéfait par une déloyauté, une trahison. Saint-Loup n'a qu'une phrase, «j'aime les situations tranchées», pour expliquer son comportement inexcusable.
Comme d'habitude, le narrateur cherche une explication rationnelle en dressant des listes de possibilités:
Son air triomphant était-il celui que nous prenons pour dissimuler quelque embarras en avouant une chose que nous savons que nous n’aurions pas dû faire? traduisait-il de l’inconscience? de la bêtise érigeant en vertu un défaut que je ne lui connaissais pas? un accès de mauvaise humeur passagère contre moi le poussant à me quitter, ou l’enregistrement d’un accès de mauvaise humeur passagère vis-à-vis de Bloch à qui il avait voulu dire quelque chose de désagréable même en me compromettant?
Il trouve quatre ou cinq explications possibles:
1/ c'est une gaffe, et l'air de triomphe de Saint-Loup est destiné à cacher sa culpabilité;
2/ Saint-Loup a agi par aveuglement;
3/ par bêtise;
4/ par irritation contre le narrateur;
5/ par irritation contre Bloch.
Mais ces hypothèses sont écartées. Le narrateur se range à l'idée d'une double personnalité, à la Docteur Jekill et M. Hyde.
Du reste sa figure était stigmatisée, pendant qu’il me disait ces paroles vulgaires, par une affreuse sinuosité que je ne lui ai vue qu’une fois ou deux dans la vie, et qui, suivant d’abord à peu près le milieu de la figure, une fois arrivée aux lèvres les tordait, leur donnait une expression hideuse de bassesse, presque de bestialité toute passagère et sans doute ancestrale. Il devait y avoir dans ces moments-là, qui sans doute ne revenaient qu’une fois tous les deux ans, éclipse partielle de son propre moi, par le passage sur lui de la personnalité d’un aïeul qui s’y reflétait.
L'explication que donne le narrateur est celle de la possession momentanée par un ancêtre. C'est l'explication ancestrale qui est retenue comme l'explication définitive.
«Voilà comme je suis» avec le mot "air" répété trois fois. Saint-Loup est content de lui, il est plein de lui-même, comme l'étaient les dames de charité de Combourg dont le narrateur soulignait le pharisaisme quelque jous plus tôt.
Tout autant que l’air de satisfaction de Robert, ses paroles : « J’aime les situations tranchées » prêtaient au même doute, et auraient dû encourir le même blâme. Je voulais lui dire que si l’on aime les situations tranchées, il faut avoir de ces accès de franchise en ce qui vous concerne et ne point faire de trop facile vertu aux dépens des autres.10
C'est l'annonce d'une leçon de morale. Mais celle-ci n'aura finalement pas lieu puisque les deux amis arrivent au restaurant. Saint-Loup se rachètera se soir-là par un extraordinaire numéro d'équilibrie au-dessus des banquettes pour couvrir les épaules du narrateur du manteau de vigogne du comte de Foix. Saint-Loup se montre ce soir-là le plus dévoué des amis qui consacre le narrateur comme le plus sacré des amis.
La deuxième scène ajoute donc à la perplexité, elle rajoute de la contradiction et du bouillard.

Ainsi, il y a dans La Recherche du temps perdu de nombreux exemples de perplexités, de loose-ends.
Je vais en donner un dernier exemple. Il s'agit du moment où le narrateur refuse de quitter Venise parce qu'il a appris l'arrivée prochaine de la femme de chambre de la baronne Putbus. Il s'installe à la terrasse de l'hôtel pour boire un verre devant le grand Canal en écoutant dans le lointain la romance napolitaine ''O sole mio'', alors assez récente, et qui sera assez vite assimilée à un chant de gondolier. Ronaldo Hahn parle dans une de ses lettres d'une interprétation de Caruso et je vous propose de l'écouter. [La chanson].
Cet air qu'il entend n'a rien de vénitien puisqu'il est napolitain. Elle est l'occasion de la description d'une crise d'angoisse qui vaut la crise du baiser à Combray. Ce qui est intéressant, c'est qu'elle est calquée sur le développement de la chanson.
Bientôt, elle [ma mère] serait partie, je serais seul à Venise, seul avec la tristesse de la savoir peinée par moi, et sans sa présence pour me consoler.
Cette phrase est typique d'un embrouillement des émotions, d'une confusion des sentiments. On n'a vu le même jeu avec la grand-mère et Albertine, quand le narrateur commence par faire de la peine à l'être aimé, se retrouve seul, en éprouve du chagrin et regrette la présence de l'autre.
Venise, ville de pierre et d'eau, va être le lieu et l'objet d'un cauchemar digne de Baudelaire ou de Poe:
[...] La ville que j’avais devant moi avait cessé d’être Venise. Sa personnalité, son nom, me semblaient comme des fictions menteuses que je n’avais plus le courage d’inculquer aux pierres. Les palais m’apparaissaient réduits à leurs simples parties, quantités de marbre pareilles à toutes les autres, et l’eau comme une combinaison d’hydrogène et d’oxygène, éternelle, aveugle, antérieure et extérieure à Venise, ignorante des Doges et de Turner. Et cependant ce lieu quelconque était étrange comme un lieu où on vient d’arriver, qui ne vous connaît pas encore – comme un lieu d’où l’on est parti et qui vous a déjà oublié.
Il s'agit bien d'un phénomène de désorientation.
Je ne pouvais plus rien lui dire de moi, je ne pouvais rien laisser de moi poser sur lui, il me laissait contracté, je n’étais plus qu’un coeur qui battait et qu’une attention suivant anxieusement le développement de « sole mio ».
Le narrateur perd toute capacité de décision. Seul son attachement au chant le retient là, à la terrasse de l'hôtel, et pendant qu'il écoute il reste à Venise, tandis que sa mère part: la chanson décide pour lui, l'écouter, c'est décider.
Je sentais bien qu’en réalité, c’était la résolution de ne pas partir que je prenais par le fait de rester là sans bougeri; mais me dire.: « Je ne pars pas », qui ne m’était pas possible sous cette forme directe, me le devenait sous cette autre.: « Je vais entendre encore une phrase de « sole mio »; mais la signification pratique de ce langage figuré ne m’échappait pas et, tout en me disant.: « Je ne fais en somme qu’écouter une phrase de plus », je savais que cela voulait dire: «Je resterai seul à Venise.»11
Nous continuerons la semaine passée.

Et par cette phrase, Antoine Compagnon a confirmé mon sentiment de sa désorientation.

la versionde sejan.



1 : La Fugitive, Clarac t3, p.470
2 : Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.615
3 Le côté de Guermantes, Clarac t2, p.560
4 A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.665
5 Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.202
6 Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.919
7 Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part et Rilke dans Quatrains valaisans: «Chemins qui ne mènent nulle part/entre deux prés,/que l'on dirait avec art/de leur but détournés,/chemins qui souvent n'ont/devant eux rien d'autre en face/que le pur espace/et la saison.»
8 Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.1033-1034
9 La prisonnière, Clarac t3, p.318
10 Le côté de Guermantes, Clarac,t2, p.398-399
11 La Fugitive, Clarac t3, p.652-654

Intermède

En attendant les transcriptions de mardi dernier (rien aujourd'hui, et peut-être rien demain), vous pouvez lire Les sept femmes de Barbe-bleue d'Anatole France et La légende de Saint Julien l'Hospitalier de Flaubert utilisés lors du séminaire. Compagnon a également fait référence à ce texte de Gilbert Ryle.

Je signale à lecteur que j'ai mis en ligne la citation exacte du texte sur l'éléphant. Une note précise à propos de cet éléphant : «Le compte rendu que Thibaudet a consacré au Tour du monde d'un sceptique d'Aldoux Huxley (Candide, 8 septembre 1932) est tout entier construit autour de l'apologue de l'éléphant, qui fait partie du répertoire d'histoires drôles de l'entre-deux-guerres.» (Réflexions sur la littérature, note de bas de page, p.987)

D'autre part, je connais une variante de l'apologue de l'éléphant, c'est une histoire de chameau, publiée dans Le Pélerin en septembre 1929, citée en exergue de Génération: tome1, Les années de rêve, d'Hervé Hamon et Patrick Rotman. Je la conserve dans mon portefeuille depuis 1987:
Un Français, un Anglais et un Allemand furent chargés d'une étude sur le chameau.
Le Français alla au jardin des Plantes, y passa une demi-heure, interrogea le gardien, jeta du pain au chameau, le taquina avec le bout de son parapluie, et, rentré chez lui, écrivit pour son journal un feuilleton plein d'aperçus piquants et spirituels.
L'Anglais, emportant son panier à thé et son matériel de campement, alla planter sa tente dans les pays d'Orient et en rapporta, après un séjour de deux ou trois ans, un gros volume bourré de faits sans ordre ni conclusion, mais d'une réelle valeur documentaire.
Quant à l'Allemand, plein de mépris pour la frivolité du Français et l'absence d'idées générales de l'Anglais, il s'enferma dans sa chambre pour y rédiger un ouvrage en plusieurs volumes intitulé: Idée du chameau tiré de la conception du Moi.

[Passage] Le pluriel du texte

Le Texte est pluriel. Cela ne veut pas dire seulement qu'il a plusieurs sens, mais qu'il accomplit le pluriel même du sens : un pluriel irréductible (et non pas seulement acceptable). Le Texte n'est pas coexistence de sens, mais passage1 traversée ; il ne peut donc relever d'une interprétation, même libérale, mais d'une explosion, d'une dissémination. Le pluriel du Texte tient, en effet, non à l'ambiguïté de ses contenus, mais à ce que l'on pourrait appeler la pluralité stéréographique des signifiants qui le tissent (étymologiquement le texte est un tissu) : le lecteur du Texte pourrait être comparé à un sujet désœuvré (qui aurait détendu en lui tout imaginaire) : ce sujet passablement vide se promène (c'est ce qui est arrivé à l'auteur de ces lignes, et c'est là qu'il a pris une idée vive du Texte) au flanc d'une vallée au bas de laquelle coule un oued (l'oued est mis là pour attester un certain dépaysement) ; ce qu'il perçoit est multiple, irréductible, provenant de substances et de plans hétérogènes, décrochés : lumières, couleurs, végétations, chaleur, air ; explosions ténues de bruits, minces cris d'oiseaux, voix d'enfants, de l'autre côté de la vallée, passages, gestes, vêtements d'habitants tout prés ou très loin ; tous ces incidents sont à demi identifiables : ils proviennent de codes connus, mais leur combinatoire est unique, fonde la promenade en différence qui ne pourra se répéter que comme différence. C'est ce qui se passe pour le Texte : il ne peut être lui que dans sa différence (ce qui ne veut pas dire son, individualité); sa lecture semelfactive (ce qui rend illusoire toute science inductive-déductive des textes : pas de "grammaire" du texte), et cependant entièrement tissés de citations, de références, d'échos: langages culturels (quel langage ne le serait pas ?), antécédents ou contemporains, qui le traversent de part en part dans une vaste stéréophonie.

Roland Barthes, Bruissement de la Langue, p.73, in "De l'œuvre au texte", 1971
Il me semble que l'on a là une bonne description du projet de Passage, et de son fonctionnement.



1 : c'est moi qui souligne.

Axiome

Le pire inconvénient des gens grossiers, c'est qu'ils vous obligent, à la longue, à l'être aussi.

Renaud Camus, Notes achriennes (1982), p.37

séminaire n°5 : Elisabeth Ladenson, Proust et la morale publique

J'ai eu Elisabeth Ladenson comme élève il y a... longtemps, j'ai dirigé son mémoire de maîtrise sur Proust et Baudelaire, autour du poème A une passante. Elle a publié Proust Lesbianism, traduit en Proust lesbien.
Son dernier livre s'intitule Dirt for art's sake, une étude des procès littéraires de Madame Bovary à Lolita.

                     *****

Intervenante amusante et facile à suivre, excellente intervenante donc, à la voix grave ou profonde, déformant les mots pour leur donner des sonorités en "on" et en "en".
Finalement je me rend compte que les intervenants qui ne présentent pas de plan mais le laisse se découvrir sont sans doute les meilleurs, ils ont cette capacité à vous proposer une promenade, et non à vous propulser dans un circuit à boucler à toute force en une heure. «Pourquoi Proust n'est pas Balzac» aurait été un titre plus exact pour ce séminaire. Evidemment cela aurait perdu toute référence à la morale.

                     *****

La semaine dernière, Jacques Dubois citait un texte de Roland Barthes, Une idée de recherches, en démontrant la survenance régulière de solution biscornue issue de renversement inattendue; ainsi la tenancière de bordel s'avère-t-elle être la princesse Sherbatoff, et Barthes donne sept autres exemples de renversement parmi les multiples occurences dans le roman: le père sévère qui se montre complaisant, Swann dont le narrateur pensait qu'il se moquerait de lui s'il connaissait sa souffrance alors que Swann était justement le mieux à même de comprendre cette souffrance du fait de son amour jaloux pour Odette, la marquise des Champs-Elysées qui n'est que Madame Blatin, etc.

Le ne que de la réduction perd sa faculté de réduction. Il est le signe de l'inversion.
L'inversion comme forme envahit tout le roman, l'inversion comme thème également, les deux, inversation structurale et inversion thématique, sont liées.

Charlus par exemple subit des transformations régulières puis une transformation subite. Il nous est d'abord présenté comme l'amant de Madame Swann, plus tard comme un symbole de virilité auprès des femmes dans les salons, puis il est brutalement dévoilé au début de Sodome et Gomorrhe. Le lecteur habitué ou le relecteur en a pris l'habitue, il s'attend à un retournement. Si la dame es Champs-Elysées semble aristocratique, c'est qu'elle doit être de basse origine.

L'inversion sexuelle est à cet égard exemplaire (mais non forcément fondatrice), puisqu'elle donne à lire dans un même corps la surimpression de deux contraires absolus, l'Homme et la Femme (contraires, on le sait, définis par Proust biologiquement, et non syboliquement: trait d'époque, sans doute, puisque pour réhabiliter l'homosexualité Gide propose des histoires de pigeons et de chiens); la scène du frelon, au cours de laquelle le Narrateur découvre la Femme sous le baron de Charlus vaut théoriquement pour tous les contraires [...][1]

Les paradoxes proustiens sont immuables. Une seule exception peut-être, sont les yeux de Gilberte. La scène se trouve dans Du côté de chez Swann, avant la première vision de Charlus et de ses yeux exhorbités qui reviendront des milliers de pages plus tard. On nous décrit une fillette rousse, une bêche à la main:

Ses yeux noirs brillaient et, comme je ne savais pas alors, ni ne l’ai appris depuis, réduire en ses éléments objectifs une impression forte, comme je n’avais pas, ainsi qu’on dit, assez «d’esprit d’observation» pour dégager la notion de leur couleur, pendant longtemps, chaque fois que je repensai à elle, le souvenir de leur éclat se présentait aussitôt à moi comme celui d’un vif azur, puisqu’elle était blonde : de sorte que, peut-être si elle n’avait pas eu des yeux aussi noirs – ce qui frappait tant la première fois qu’on la voyait – je n’aurais pas été, comme je le fus, plus particulièrement amoureux, en elle, de ses yeux bleus.[2]

Cette phrase rassemble toutes les caractéristiques du style de Proust. Elle est très longue et contient ses propres péripéties, elle commence par «les yeux noirs», se termine par «les yeux bleus», c'est une sorte de Proust au carré. Elle ne respecte pas les règles établies par Mme de Sévigné et Dostoïevski, qui veulent que l'on présente les choses dans l'ordre des perception avant de les montrer dans l'ordre de la réalité. Ici on a d'abord la réalité, puis l'illusion.
Cet exemple est différent de celui de Charlus ou de la princesse Sherbatoff, qui pouvaient être deux choses à la fois: paraître viril et être homosexuel; ressembler à une tenancière de bordel et être princesse. Ici c'est impossible. Vous pouvez avoir de l'encre Waterman bleu-noir, mais des yeux sont soit noirs, soit bleus, mais pas les deux à la fois. Le renversement n'est pas possible.

Un détour

Mais laissons-là les yeux pour le moment et faisons un détour.
Le passage le plus choquant du premier livre publié, celui de Mlle de Vinteuil crachant sur le portrait de son père, a provoqué l'opprobe mais n'a suscité qu'une réaction écrite — et celle-ci élogieuse, de la part de Willy, le mari de Colette. Proust exaspéré a demandé à Jacques Rivière de ne plus lui envoyer de lettres des lecteurs. Dans une lettre à Albuferra en mai 1908, il détaille une liste de projets dont «un essai sur la pédérastie (pas facile à publier) / [...][3].
C'est l'époque du procès d'Oscar Wilde. Aucun auteur sérieux depuis Balzac n'a osé aborder le sujet de l'homosexualité masculine. En revanche ils se sont emparé du sujet des lesbiennes : c'est La fille aux yeux d'or de Balzac, Mlle Maupin de Gautier, Les femmes damnées de Baudelaire. Un tableau de Gustave Courbet intitulé Paresse et luxure (qu'on a pu voir récemment à Paris) avait été refusé par les Salons. C'est l'époque de Claudine à l'école, jeune fille vierge et dévergondée, suivi par Claudine en ménage qui pourrait s'intituler Claudine en ménage à trois (On comprend que Proust ait été horrifié d'être félicité par Willy!).
L'Immoraliste, qui représente ce qu'on appellerait aujourd'hui un coming-out, a été publié en 1902 et se lit comme un roman philosophique. Gide a retardé la publication de Corydon, ce qu'il regrettera d'ailleurs plus tard. En 1908, Proust écrit dans le carnet 49 (qui est repris en note dans le Sodome et Gomorrhe en folio ou en pléiade) qu'il ne sait quel mot utiliser. Il opte finalement pour le mot inversion, mais le seul qui lui convienne, c'est ceui de Balzac: «tante».

Ce terme conviendrait particulièrement bien à mes personnages à mes personnages qui sont vieux et papotent [...]. Le lecteur français veut être respecté, c'est pourquoi j'utiliserai le mot inverti.

Il s'agit de la citation d'une phrase de Boileau:

Le latin dans les mots brave l’honnêteté,
Mais le lecteur français veut être respecté ;
Du moindre sens impur la liberté l’outrage,
Si la pudeur des mots n’en adoucit l’image.
Je veux dans la satire un esprit de candeur,
Et fuis un effronté qui prêche la pudeur.[4]

(Elisabeth Landenson relève la tête et nous regarde:) Cela me fait penser à cet étudiant de Columbia venu me voir en fin de cours pour que je le conseille. Il voulait lire Proust et ne savait pas trop comment faire. Je lui donne quelques conseils et il repart avec Du côté de chez Swann. Il est revenu quelques temps plus tard, inquiet. Il avait fini le livre et l'avait trouvé drôle, il voulait savoir s'il avait tort. (Il était prêt à le relire sans le trouver drôle si c'était ce qu'il fallait faire).

Proust note: «Il faut respecter les règles de la bienséance quand on n'est pas Balzac.»
Que signifie être Balzac? Il faut voir que Proust devient de plus en plus "exotique", si l'on considère les relations de Morel et d'Albertine, ou de Charlus réputé fournir des jeunes filles à Léa tout en entretenant des relations avec Morel... (Elisabeth Landenson relève la tête : Tout cela est dans mon livre Proust lesbien, entre nous, c'est un titre de l'éditeur, je ne sais pas ce que ça veut dire.)

Pourquoi Proust n'est pas Balzac?
Il faut revenir à Jean Santeuil. Presque tout y est, mélangé, mais tout y est. Tout, sauf Sodome et Gomorrhe: il manque les épisodes lesbiens de Sodome et Gomorrhe. Le seul épisode de ce type concerne l'interrogation de Françoise, qui avoue avoir couché avec Charlotte. Françoise est congédiée et Jean poursuit Charlotte (ce qui se passera également avec Albertine et Andrée). Le discours chargé d'horreur et de culpabilité ne ressemble à aucun des discours des femmes de La Recherche du Temps perdu, en revanche, c'est la tonalité des discours sur l'homosexualité masculine.

C'est l'époque du procès d'Oscar Wilde et de son emprisonnement qui provoquera sa mort prématuré. On se rappelle la lettre à Robert Dreyfus dans laquelle Proust notait «comme Oscar Wilde disant que le plus grand chagrin qu’il avait eu c’était la mort de Lucien de Rubempré dans Balzac, et apprenant peu après par son procès qu’il est des chagrins plus réels.», phrase également évoquée dans Sodome et Gomorrhe, sans nommer Wilde:

Et la mort de Lucien ! je ne me rappelle plus quel homme de goût avait eu cette réponse, à qui lui demandait quel événement l’avait le plus affligé dans sa vie : « La mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et Misères[5]

L'Immoraliste, Claudine, Lucien, aucun n'est publié à l'époque où Proust écrit Jean Santeuil. Il n'y avait pratiquement que Balzac qui avait traité de l'homosexualité masculine.
Ceux qui veulent voir dans La Recherche, une autobiographie font remarquer qu'il y manque toute la période de l'école. Pourquoi? Proust a-t-il voulu éviter les souvenirs qu'on voit chez Gide, par exemple? On connaît l'importance de l'école dans Si le grain ne meurt, dont on dit qu'elle occupe une place trop importante qui ne s'explique que par l'importance qu'elle a dans la réalité.
Dans Jean Santeuil, l'école est le lieu d'une amitié passionnée avec un autre garçon, Henri de Réveillon, qui séduit Jean par des citations de Montaigne (à son tour le narrateur de La Recherche séduira Albertine par des citations). Dans Jean Santeuil, il n'y a rien sur Gomorrhe mais tout sur Sodome.
Dans La Recherche du Temps perdu, l'amitié pour Saint-Loup est entourée de paragraphes violents contre l'amitié (c'est du temps perdu, c'est une illusion, etc.), cela afin de conjurer tout soupçon.

Splendeurs et Misères des courtisanes est le livre qui parle de "tantes" et qui raconte la mort de Lucien de Rubempré. Dans La Recherche, c'est la lecture du livre qui le précède, Les Illusions perdues, qui est recommandé au narrateur. Les Illusions perdues représente une clé de lecture de La Recherche; on y trouve l'ambition effrénée d'un jeune homme gênée par le goût pour les mondanités.
Au début du livre nous sont présentés deux amis, David Séchard et Lucien de Rubempré.

Vivement séduit par le brillant de l'esprit de Lucien, David l'admirait tout en rectifiant les erreurs dans lesquelles le jetait la furie française. Cet homme juste avait un caractère timide en désaccord avec sa forte constitution, mais il ne manquait point de la persistance des hommes du Nord. S'il entrevoyait toutes les difficultés, il se promettait de les vaincre sans se rebuter ; et, s'il avait la fermeté d'une vertu vraiment apostolique, il la tempérait par les grâces d'une inépuisable indulgence. Dans cette amitié déjà vieille, l'un des deux aimait avec idolâtrie, et c'était David. Aussi Lucien commandait-il en femme qui se sait aimée. David obéissait avec plaisir. La beauté physique de son ami comportait une supériorité qu'il acceptait en se trouvant lourd et commun.[6]

La beauté physique est un des atouts de Lucien. C'est aussi ce qui va le perdre.
Cette beauté physique est sans aucune ambiguïté. La beauté de Lucien est présentée résolument comme féminine, comme celle de Julien dans Le Rouge et le Noir. C'est une beauté composée d'aristocratie naturelle et d'un brin de décadence.
A la fin des Illusions perdues, Lucien est ruiné. Il est sauvé par Vautrin en échange de son âme, puisqu'il en devient le mignon, la suite se trouve dans Splendeurs et misères des courtisanes.

Charlus recommande la lecture des Illusions perdues au narrateur dans une scène de séduction:

Quand M. de Charlus ne parlait pas de son admiration pour la beauté de Morel, comme si elle n’eût eu aucun rapport avec un goût – appelé vice – il traitait de ce vice, mais comme s’il n’avait été nullement le sien. Parfois même il n’hésitait pas à l’appeler par son nom. Comme, après avoir regardé la belle reliure de son Balzac, je lui demandais ce qu’il préférait dans la Comédie Humaine, il me répondit, dirigeant sa pensée vers une idée fixe : «Tout l’un ou tout l’autre, les petites miniatures comme le Curé de Tours et la Femme abandonnée, ou les grandes fresques comme la série des Illusions perdues. Comment ! vous ne connaissez pas les Illusions perdues? [...][7]

Charlus chante les louanges de Lucien. Les destins de Morel et Lucien se ressemblent : tout le monde leur succombe et tout le monde leur échappe. Charlus n'hésitait pas à appeler son vice par son nom, et les autres ce moquent:

Au mot tiré du grec dont M. de Charlus, parlant de Balzac, avait fait suivre l’allusion à la Tristesse d’Olympio dans Splendeurs et Misères, Ski, Brichot et Cottard s’étaient regardés avec un sourire peut-être moins ironique qu’empreint de la satisfaction qu’auraient des dîneurs qui réussiraient à faire parler Dreyfus de sa propre affaire, ou l’Impératrice de son règne.[8]

Charlus a deux statuts, d'une part il est le Vautrin de La Recherche, d'autre part il représente la mise en abyme de la position du narrateur: un narrateur qui appelle la pédérastie par son nom comme si elle ne le concernait pas.
L'auteur a bien compris qu'il ne peut faire comme Balzac et mettre en scène un homme qui aime les hommes. On se souvient de la notation de Gide qui est allé rendre visite à Proust:

Je lui apporte Corydon dont il me promet de ne parler à personne, et comme je lui dis quelques mots de mes Mémoires: «Vous pouvez tout raconter, s'écrire-t-il, à condition de ne jamais dire:Je», ce qui ne fait pas mon affaire.[9]

En fait, ce qui a surtout fait scancale à l'époque de la publication de La Recherche, c'est moins Sodome et Gomorrhe que la séquestration d'une jeune fille de bonne famille. Si Charlus représente la mise en abyme du narrateur, on peut remarquer que de son côté, le personnage de Lucien représente une transposition des ambitions de Balzac. En particulier, entre les deux livres Illusions perdues et Splendeurs et misères, Lucien a fait les démarches pour obtenir le droit de porter le nom de sa mère, de même Sixte Châtelet est devenu Sixte du Châtelet.

Retour aux yeux de Gilberte

Mais le temps passe et j'ai ouvert trop de pistes. Revenons aux yeux de Gilberte dont j'ai dit qu'ils paraissaient une exception dans le système de renversement proustiens: les yeux noirs restent noirs même s'ils paraissent bleus. Cette fixité de la couleur s'explique par le fait qu'il s'agit encore d'un emprunt à Balzac: les yeux de Gilberte sont les yeux de Lucien de Rubempré:

Son visage avait la distinction des lignes de la beauté antique : c'était un front et un nez grecs, la blancheur veloutée des femmes, des yeux noirs tant ils étaient bleus, des yeux pleins d'amour, et dont le blanc le disputait en fraîcheur à celui d'un enfant.[10]

Chez Balzac, il y a une hésitation sur la couleur car le livre et l'observateur ne font qu'un, ce qui n'était plus possible à l'époque de Proust. Ainsi, ni l'amitié entre hommes, ni les yeux bleus à force d'être noirs, ne sont plus possible.

                            ***

Comme d'habitude, j'ai très peu noté l'échange de la fin.Voici une remarque prise à la volée).
Antoine Compagnon : Vos remarques sur l'absence de souvenirs d'école sont très intéressantes. Finalement le seul condisciple, c'est Bloch.
Elisabeth Ladenson : Oui, c'était Balzac ou Bloch. (Presque une semaine après, je ne comprends plus ce que E. Ladenson a voulu dire.) Bloch, c'est l'abjection juive incarnée.


La version de sejan.


Notes

[1] Roland Barthes, "Une idée de recherche", in Recherches de Proust, Points Seuil, p.37

[2] Du côté de chez Swann, Clarac t1 p.140/ Tadié t1 p.139

[3] Marcel Proust, Lettre à Albufera, 5 ou 6 mai 1908, Correspondance, Ph. Kolb, Plon, t. VIII, p.112-113

[4] Nicolas Boileau, L'Art poétique

[5] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.1050

[6] Honoré de Balzac, Les Illusions perdues, partie I Les deux poètes, édition Furne p.23 (encore une université américaine, grâce lui soit rendue)

[7] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.1050

[8] Ibid., p.1053

[9] André Gide, Journal, Pléiade (1951), 14 mai 1921

[10] Honoré de Balzac, Les Illusions perdues, partie I Les deux poètes, édition Furne p.22

cours n°5 : Manifeste pour une littérature profuse

J'ai reçu une lettre me demandant pourquoi je n'ai pas parlé de Jean-Marie Guyau, contemporain de la jeunesse de Proust.
Je suis loin d'avoir cité tous les philosophes de l'époque, je n'ai cité que ceux avec qui Proust avait pu être en contact: Darlu à Condorcet, Janet et Boutroux à la Sorbonne, Desjardins par relations familiales.

Jean-Marie Guyau est l'auteur d'une Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction rééditée ces jours-ci, livre qui est une tentative de donner des fondements à une morale laïque sans référence ni kantienne ni mystique.
Guyau est le fils d'un auteur que je lisais dans ma jeunesse et qui m'a beaucoup marqué, Bruno, auteur du Tour de France de deux enfants. Il s'agissait en fait de sa mère, Mme Feuillée.
Nietzsche connaissait l' Esquisse de Guyau et il l'y répond, notamment dans les Fragments à la fin de sa vie.

Je reviens à la fin du cours.
Nous avons vu qu'un certain courant philosophique lisait les modernes comme s'ils répondaient aux questions des philosophes antiques. Or on est très loin de cela chez Proust.
En voici quelques exemples dans ''Le Temps retrouvé"":

L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l’auteur mais au lecteur.[1]

Le lecteur ne fait que lire en lui-même. La lecture est l'épreuve d'une certaine reconnaissance en soi. C'est une façon de faire l'expérience du livre. Le narrateur distingue ce qui est de la dimension de l'action et de la dimension d'une herméneutique. Il s'agit davantage d'une esthétique que d'une éthique.
Bien sûr, il faudrait nuancer, on trouve bien à la fin de La Recherche une certaine générosité, une certaine exaltation du genre humain, on y reviendra à la fin.
En attendant, la générosité kantienne est toujours évoquée pour être moquée. Ainsi, lorsque se retrouvent dans le petit train menant à la Raspelière Cottard, Brichot, Ski et la princesse Sherbatoff, il apparaît que la morale est avant tout une affaire de médecins. Au milieu d'une bouillie de lieux communs se trouvent des choses importantes dans ce passage:

— Le sage est forcément sceptique, répondit le docteur. Que sais-je ? guothi seautou, disait Socrate. C’est très juste, l’excès en tout est un défaut. Mais je reste bleu quand je pense que cela a suffi à faire durer le nom de Socrate jusqu’à nos jours. Qu’est-ce qu’il y a dans cette philosophie ? peu de chose en somme. Quand on pense que Charcot et d’autres ont fait des travaux mille fois plus remarquables et qui s’appuient, au moins, sur quelque chose, sur la suppression du réflexe pupillaire comme syndrome de la paralysie générale, et qu’ils sont presque oubliés ! En somme, Socrate, ce n’est pas extraordinaire. Ce sont des gens qui n’avaient rien à faire, qui passaient toute leur journée à se promener, à discutailler. C’est comme Jésus-Christ : Aimez-vous les uns les autres, c’est très joli. — Mon ami..., pria Mme Cottard. — Naturellement, ma femme proteste, ce sont toutes des névrosées.[2]

Une fois de plus c'est un passage qui ne doit pas être pris trop au sérieux. Il s'agit aussi de blagues de potaches. Mais il reste que la morale est une affaire de médecins. D'ailleurs, «l'excès en tout est un défaut» est une phrase que l'on retrouvera dans la bouche du professeur E., le premier qui a ausculté la grand-mère au moment de sa maladie et prédit sa fin prochaine. Des pages plus tard on retrouve ce professeur E. à Balbec et cela donne lieu à une page d'une grande violence contre les médecins. Le professeur dira:

«Du vin ? en quantité modérée cela ne peut vous faire du mal, c’est en somme un tonifiant... Le plaisir physique ? après tout c’est une fonction. Je vous le permets sans abus, vous m’entendez bien. L’excès en tout est un défaut.»[3]

- «Que sais-je», c'est le «Que sais-je? comme je la porte à la devise d'une balance» de Montaigne;
- «Connais-toi toi-même», c'est la devise au temple d'Apollon;
- «L'excès en tout est un défaut» : c'est Aristote repris par Condorcet: «chaque vertu est placée entre deux vices»[4], c'est Horace, Sénèque, Joubert... (Antoine Compagnon nous regarde avec un sourire heureux: «je regrette de n'avoir pas fait de note à cette phrase dans l'édition de la Pléiade de Sodome et Gomorrhe». Bref, il nous donne ses annotations en direct). Le marquis de Cambremer utilisera lui aussi cette expression en dénonçant le dreyfusisme de Saint-Loup, qui n'est pas excusable malgré sa famille allemande:

[...] il a beau avoir toute une parenté allemande, son père revendiquait avant tout son titre de grand seigneur français, il a repris du service en 1871 et a été tué pendant la guerre de la plus belle façon. J’ai beau être très à cheval là-dessus, il ne faut pas faire d’exagération ni dans un sens ni dans l’autre. In medio... virtus, ah! je ne peux pas me rappeler. C’est quelque chose que dit le docteur Cottard. En voilà un qui a toujours le mot. Vous devriez avoir ici un petit Larousse.»[5]

Louis Maurice Boutet de Monvel, illustrateur de La Fontaine, est l'auteur de ces lignes:

Faut d' la vertu, point trop n'en faut
L'excès en tout est un défaut.

- «Aimez-vous les uns les autres», c'est Saint Jean (v13-34): «Aimez-vous les uns les autres; comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres.» Cottard confond tout. Il tourne en dérision le message de la charité chrétienne. Proust n'est pas ou très peu du côté de l'attention à l'autre. Il se situe à l'opposé de Montaigne qui disait dans le chapitre 13 du livre III des Essais «La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l'écoute.» Montaigne est le défenseur de la loyauté, de la fidélité à la parole donnée; il réfute le mensonge. Il pense que le mensonge détruit l'édifice social et s'oppose en cela à Machiavel. Montaigne nous en donne un exemple extrême qu'il reprend à Cicéron dans le De Officiis livreIII. Cicéron prend l'exemple d'un prisonnier qui une fois libéré ne rapporte pas la rançon promise aux pirates. C'est légitime, dit Cicéron, car les pirates sont les ennemis du genre humain, d'autre part un serment obtenu sous la contrainte n'engage à rien.
Montaigne n'est pas d'accord, dans le chapitre De l'utile et de l'honnête il soutient que l'on doit toujours tenir parole:

L'exemple qu'on nous propose pour faire prévaloir Futilité privée à la foi donnée ne reçoit pas assez de poids par la circonstance qu'ils y mêlent. Des voleurs vous ont pris; ils vous ont remis en liberté, ayant tiré de vous serment du paiement de certaine somme ; on a tort de dire qu'un homme de bien sera quitte de sa foi sans payer étant hors de leurs mains. Il n'en est rien. Ce que la crainte m'a fait une fois vouloir, je suis tenu de le vouloir encore sans crainte ; et quand elle n'aura forcé que ma langue sans la volonté, encore suis-je tenu de faire la maille bonne de [tenir scrupuleusement] ma parole. Pour moi, quand parfois elle a inconsidérément devancé ma pensée, j'ai fait conscience de la désavouer pour autant.

La parole doit être tenue même si elle a dépassé ma pensée

Autrement, de degré en degré, nous viendrons à renverser tout le droit qu'un tiers prend de nos promesses et serments. Comme si l'on pouvait faire violence à un homme courageux (Cicéron, Les Devoirs, III, 30). En ceci seulement a loi l'intérêt privé de nous excuser de faillir à notre promesse, si nous avons promis chose méchante et inique de soi; car le droit de la vertu doit prévaloir le droit de notre obligation.[6]

Il y a deux grands principes: la fidélité à la parole et l'équité. Quand le respect de la parole est contraire à l'équité, on a alors le droit de se dédire de sa parole, et c'est le seul cas où cela est possible.
Car seule une parole vraie permet l'échange:

Un parler ouvert, ouvre un autre parler, et le tire hors, comme fait le vin et l'amour.[7]

Peu de choses semblables peuvent être trouvées dans Proust.

Richard Rorty dont nous avons déjà parlé était un philosophe contemporain qui a opréré un retour vers une philosophie non kantienne. Il distinguait deux sortes de livres, ceux qui nous aident à devenir plus autonomes et ceux qui nous aident à devenir moins méchants, sachant qu'un livre appartient rarement aux deux catégories. Rorty plaçait résolument La Recherche dans la première catégorie, une somme, une élaboration d'expériences qui nous aide à devenir nous-même, vieille injonction reprise par Nietzsche dans Ecce homo.
Pour Rorty, La Recherche est un livre du soi, et non un livre de l'autre, il se préoccupe des obligations que l'on a vis-à-vis de soi, et non vis-à-vis de l'autre.
D'une certaine façon, il rejoint Bataille qui défendait dans ses articles de La littérature et le mal qu'il existait une morale supérieure non soumise aux obligations ordinaires des autres morales. Cette morale supérieure était autorisée au mensonge au nom de la quête de la vérité. Un Proust nietzschéen se réclame alors d'une morale souveraine: la vérité des artistes.
On est loin ici de Montaigne qui dénonçait Machiavel et réfusait qu'il puisse y avoir une morale souveraine du prince.

Pour ma part, je voudrais contredire l'idée qu'il y ait deux sortes de livres (ceux qui vous rendent plus autonomes/ ceux qui vous rendent moins méchants), non pour défendre l'idée d'une Recherche généreuse ou altruiste, mais pour montrer que la connaissance de soi passe par les autres. les actes qui nous rendent plus autonomes ou moins méchants sont difficilement séparables.
Je voudrais emprunter une troisième voie et opérer une réappropriation littéraire de La Recherche. Je voudrais m'intéresser à tout ce qui interloque dans La Recherche en refusant tout séparation selon des axes méchant/autonome. La littérature pense les problèmes autrement, sans les limitations de la philosophie, elle apporte d'autres réponses.

Souvenez-vous de l'angoisse de Proust en 1908 au moment de commencer son son roman. Il s'interroge: «Faut-il en faire un roman, une étude philosophique, suis-je romancier?»[8]
Il choisira le roman. La littérature n'ignore pas le cornac mais pense que sans l'éléphant il n'y aurait pas de cornac alors que sans cornac il y aurait encore un éléphant. Cela me rappelle un passage d'Albert Thibaudet dans Réflexions sur la littérature (en 1925):

Il s'agit d'écrire un ouvrage sur l'éléphant. L'Anglais part pour l'Afrique ou les Indes, et en rapporte un gros mémoire en désordre, bourré de descriptions et de chiffres, y compris celui de ces notes d'hôtel. L'Allemand descend en lui-même pour y trouver l'Idée de l'éléphant, l'éléphant en soi, l'Ur-éléphant. Le Français écrit, au café du jardin d'acclimatation, un brillant article sur l'éléphant, où l'on remarque des allusions fines à M.Chéron, et où Georges Pioch n'est pas oublié. Le Polonais rédige l' Éléphant et la Question polonaise (ce qui n'est pas si ridicule). Et le Russe apporte un livre qui s'appelle: L'Éléphant existe-t-il?.[9]

Il y a beaucoup de façon de s'occuper de l'éléphant, Proust s'en occupe à la manière anglaise: un livre débordant de faits et de notes d'hôtel...

Un autre philosophe, Charles Taylor, est l'auteur d'un livre intitulé Human agency and language. C'est assez difficile à traduire, agence, agent, agir humain. Charles Taylor réfléchit aux rapports entre le self et le langage. Les thèses classiques s'attachent à déterminer qui contrôle qui: soit le sujet contrôle le langage (ce qu'on pourrait appeler le logocentrisme métaphysique), soit le langage précède le sujet (ce sont les thèse de la déconstruction).
Taylor préfère l'in-between, les réseaux, l'interdépendance:

Il n'y a pas moyen pour un être d'être introduit à l'identité sans être introduit au langage. L'être appartient à un réseau discurssif qui donne et coupe la parole.

Il y a de nombreux exemples de cela dans La Recherche. Qu'on songe par exemple aux samedis de Combray que Jacques Dubois a évoqué la semaine dernière. Entre famille et patriotisme, le lien est vite établie.
Jacques Dubois nous a donné de nombreux exemples d'interlocutions et du troubles qu'elles créent.

Un autre ouvrage de Rorty s'intitule Les sources du moi: la formation de l'identité moderne. Il y étudie la généalogie de l'identité (c'est ma traduction): «On ne peut pas être un soi tout seul. Je suis un soi en relation avec certains interlocuteurs. [il manque une partie de la citation]» Un soi n'existe que dans des réseaux d'interlocution, parmi une communauté définitoire.
Rorty établit une distinction entre une auto-définition, qui constitue le socle de soi, et une auto-compréhension, qui intervient comme une ressaisit de soi. Il n'y a pas de connaissance de soi qui précède le devenir de soi. Il n'y a pas d'identité dans la solitude.
Pour Rorty il y avait deux sortes de livres, pour Taylor il y a deux sortes d'éthiques: les éthiques minces et des éthiques épaisses. Les minces sont constituées de règles, d'impératifs catégoriques, les épaisses sont narratives et non prescriptives. Les éthiques épaisses se trouvent dans les romans épais, compliqués, embrouillés comme la casuistique, comme les romans de Dostoïevski, Les frères Kamarazov où tout le monde est coupable à la fin, comme les phrases de Proust dont les détours cherchent à épouser la pensée.
Taylor ramène la morale du côté de l'herméneutique, nous existons dans ces plis, dans ces détours, dans ces relations. On songe à nouveau à Montaigne qui disait dans De l'institution des enfants: «Je ne dis les autres, sinon pour d'autant plus me dire».[10] Ainsi, la littérature est fidèle à cette épaisseur de la vie morale et à cette opacité des individus. Je songe à un article d'Iris Murdoch publié en 1961 intitulé Against Dryness, Contre la sécheresse[11]. Elle s'élève contre la tentation du purisme qui voudrait que nous trouvions la beauté dans de petites choses sèches, dans une littérature qui veut nettoyer la vie des détails inexpliqués, des fils dénoués, dans une littérature qui ne nous donne plus l'idée de la contingence. Il s'agit finalement d'un plaidoyer en faveur des gros romans. Il faut que les romans soient des messages aux trames lâches, desserrées, débordantes, pour accueillir la contingence de la vie.

Albert Thibaudet disait qu'il y avait les romans composés (les français, classiques, construits) et les romans déposés (les anglais ou les russes, désordonnés, foisonnants d'un point de vue français).
La semaine dernière, Jacques Dubois avait pris pour exemple l'amateur de Le Sidaner: «Il parlait bien des livres, mais non de ceux des vrais maîtres, de ceux qui se sont maîtrisés.»[12]. Cet amateur est un être incomplet. Il aime les écrivains qui se sont maîtrisés, et non ceux qui ont produit des œuvres non soignées, incluant l'épaisseur de la vie.
Cette épaisseur, Proust en parle. On se rappelle la grand-mère qui refusait de se laisser prendre en photo car les photographie étaient plates:

Elle essayait de ruser et, sinon d’éliminer entièrement la banalité commerciale, du moins de la réduire, d’y substituer, pour la plus grande partie, de l’art encore, d’y introduire comme plusieurs « épaisseurs » d’art.[13]

La limitation de la littérature serait d'être trop soignée. Il faut accepter le caractère profus, approximatif, heuristique, non axiomatique, de la littérature. Il s'agit d'un appel à lire autrement. La lecture littéraire commence par la perte et la désorientation.
Selon Iris Murdoch, la vie est pleine de loose-ends, de fils qui pendent, non noués. La littérature moderne a peur d'un impur monde moderne pleins d'impurs personnages modernes.
Cette idée de fil est présente dans La Recherche:

il regardait Jupien avec la fixité particulière de quelqu’un qui va vous dire: «Pardonnez-moi mon indiscrétion, mais vous avez un long fil blanc qui pend dans votre dos », ou bien : « Je ne dois pas me tromper, vous devez être aussi de Zurich, il me semble bien vous avoir rencontré souvent chez le marchand d’antiquités.»[14]

Dans La Recherche, tout finit par se rejoindre, on connaît la soigneuse construction du roman, et pourtant, celui-ci est plein d'indécidable, de non-dits, ainsi que le revendique Proust dans sa description du livre idéal:

[...] le [le livre que l'on porte en soi] créer comme un monde, sans laisser de côté ces mystères qui n’ont probablement leur explication que dans d’autres mondes et dont le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans l’art.[15]


La version de sejan


Notes

[1] Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.911

[2] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.1051

[3] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.641

[4] Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain

[5] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.1094

[6] Michel de Montaigne, Les Essais, livre III, chapitre I, édition établie et présentée par Claude Pinganaud, Arléa (2002), p.585

[7] Ibid, p.580

[8] Marcel Proust, Le Carnet de 1908, établi et présenté par Philip Kolb, Gallimard (1976). p. 61.

[9] Albert Thibaudet, Réflexions sur la littérature (2007), p.987

[10] Op. cit., Livre I chapitre XXV, p.117

[11] Cet article est paru en français dans un livre intitulé L'Attention romanesque, composé d'articles d'Iris Murdoch

[12] Sodome et Gomorrhe, Clarac, t2, p.806

[13] Du côté de chez Swann, Clarac t2, p.40

[14] Sodome et Gomorrhe, Clarac, t2, p.605

[15] Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.1032

séminaire n°4 : Jacques Dubois, petites sociologies proustiennes

Jacques Dubois est professeur émérite à l'université de Liège. Il s'est intéressé au naturalisme et notamment à Zola, et au roman policier. Il est l'éditeur de Simenon dans la Pléiade. Il faudrait également citer quelques ouvrages de sociologie.
Il a publié en 1978 L'institution de la littérature, et en 1997 Pour Albertine, un très beau livre sur ce moment souvent négligé et enfin, Stendhal: une sociologie romanesque, qui m'a bien servi pour mon cours.

                                            ***

Jacques Dubois a fait distribuer une feuille de citations. Elles sont toutes tirées de Sodome et Gomorrhe, dans l'édition Folio de 1991. Je reprends ces références.

                                            ***

Jacques Dubois commence par remercier. Hélas, je ne me doutais pas que les premiers mots seraient importants, je n'ai donc noté que les adjectifs, sans les phrases.
Je suis ravi [...], heureux [...], content [...], comme aurait dit Mme de Cambremer. (Ouf, cet intervenant semble moins crispé, plus détendu, que les autre, il ose regarder davantage la salle que ses notes. La suite nous confirmera la légèreté d'un exposé qui n'hésite pas à faire rire).

Barthes avait remarqué:

L'œuvre de Proust est beaucoup plus sociologique qu'on ne dit : elle décrit avec exactitude la grammaire de la promotion, de la mobilité des classes.[1]

Cette remarque contient une part de vérité évidente, peut-on pour autant parler de sociologie? Car c'est une œuvre pleines de nuances, une petite sociologie plurielle.

Le monde comme un théâtre

Proust est avant tout un romancier. Il ne s'exprime que dans le singulier, le local, etc. Il écrit à l'époque de Durkheim ou de Guillaume de Tarbe et profite de cette atmosphère, mais le romancier dispose de ses propres moyens pour décrire le monde. Bourdieu a dit que les études littéraires permettaient de mieux rendre compte de l'aventure individuelle que les études scientifiques, car elles disposaient de la métaphore et de la métonymie, ce qui lui donnait un avantage certain sur les laborieux scientifiques.
S'il existe une sociologie chez Proust, c'est avant tout une sociologie spontanée: petite sociologie de Combray, petite sociologie des bains de mer, c'est-à-dire la description de ce qui se passe dans une communauté donnée.

Maintes séquences de La Recherche du temps perdu se réduisent à de grands échanges polémiques entre les personnages présents. Les stratégies des acteurs sont ordonnées par le narrateur à ses propres fins. On observe deux axes : des rapports de domination et de pouvoir entre des personnages, des rapports entre des groupes liés par l'ascendance, l'héritage, la lignée.

A. Les rapports de domination
Dans Proust sociologue, Catherine Bidou-Zachiariensen interprète La Recherche comme le récit de querelles entre salons: salon de la duchesse de Guermantes, salon de la princesse de Guermantes, salon d'Odette, salon de Mme Verdurin, et quelques petits salons: il s'agit de la batailles entre les différents groupes pour conserver un pouvoir, le pouvoir de fixer les canons du goût. Ce sont d'ailleurs ceux qu'on attendait le moins, c'est-à-dire les salons bourgeois, qui gagneront à la fin, car eux ont su miser sur les avant-gardes (Stravinsky, Debussy, etc), tandis que le groupe aristocratique est resté à des codes de savoir-vivre et un art du monde en train de tomber en désuétude. Les salons bourgeois on pris en main les codes aristocratiques tout en imposant les nouveaux canons du goût. On connaît la théorie des avant-gardes professée par La Recherche: «Car les théories et les écoles, comme les microbes et les globules, s’entre-dévorent et assurent, par leur lutte, la continuité de la vie.»[2]
L'enjeu peut paraître dérisoire. Il est particulièrement mis en scène lors de la visite de Mme Cambremer à la Raspelère. On se rappelle du contexte, Mme de Cambremer a loué le domaine aux Verdurin qui ont redécoré les pièces à leurs goûts. D'après la sociologue Catherine Bidou, on assiste là à une véritable bataille:

À ce point de vue, Mme Verdurin, tout en passant aux yeux des Cambremer pour tout bouleverser, était non pas révolutionnaire mais intelligemment conservatrice, dans un sens qu’ils ne comprenaient pas.[3]

Il s'agit d'une véritable en des bourgeois, des nobliaux de province, des aristocrates parisiens, un artiste et Marcel, qui représente une classe à lui tout seul. La confrontation est très violente. Un même acteur vient occuper différents points du temps et de l'espace, comme le fait également remarquer Italo Calvino: chez Proust les différents points du réseau spatio-temporels sont coccupés tour à tour par tous les personnages, on assiste à un phénomène de glissements.

B. les rapports d'appartenance
Proust fait preuve d'une véritable fascination pour les rapports d'appartenance et les héritages, et la façon dont ils sont vécus et négociés d'une génération à l'autre, d'une personne à l'autre. On en voit un parfait exemple dans la transmission du langage de la famille — comme un leg — à Albertine par sa mère et sa tante.[4]
Il n'y a pas de partage entre le psychologique et le sociologique, Proust a contribué à dissoudre la frontière entre les deux.

Partant de l'idée "le monde est un théâtre"; Erving Goffman a étudié la mise en scène de la vie quotidienne et en a fait le titre d'un livre, études que Livio Belloï a repris pour analyser La Recherche: La scène proustienne: Proust, Goffman et le théâtre du monde.

Retour à Barthes : analyse du renversement

On trouve dans un livre intitulé Recherches de Proust édité dans la collection Points Seuil un article de Barthes dans lequel il propose un travail qu'il faudrait mener. Cet article s'appelle "Une idée de recherche". Barthes observe un phénomène qu'il désigne sous deux mots : renversement et inversion (je n'utiliserai que le premier pour éviter toute confusion):

Dans le petit train de Balbec, une dame solitaire lit la Revue des deux mondes; elle est laide, vulgaire; le Narrateur la prend pour une tenancière de maison close; mais au voyage suivant, le petit clan, ayant envahi le train, apprend au Narrateur que cette dame est la princesse Sherbatoff, femme de grande naissance, la perle du salon Verdurin.[5]

Barthes, avec son chic habituel, analyse la scène comme une surprise et un comble. C'est une surprise qu'elle soit une princesse, c'est un comble qu'elle soit une princesse qui ressemble à une maquerelle. Barthes en donne d'autres exemples, je ne les cite pas tous:

M. Verdurin parle de Cottard de deux façons : s'il suppose le professeur peu connu de son interlocuteur, il le magnifie, mais il use d'un procédé inverse et prend un air simplet pour parler du génie médical de Cottard, si celui-ci est reconnu;
Odette Swann, femme supérieure selon le jugement de son milieu, passe pour bête chez les Verdurin;[6]

Barthes observe que dès que le lecteur est habitué à ce que chaque observation se poursuive jusqu'à son contraire, il va s'y attendre et en déduire une loi du renversement. (Bien entendu, vous faites la part de l'humour de Barthes dans une remarque aussi catégorique).
Cette loi du renversement va devenir une véritable pandémie. Il ne faut pas l'investir de trop de contenu, nous prévient Barthes, et en particulier, il ne faut pas l'investir de contenu moral, aucun terme n'est plus vrai que l'autre. La vérité de la princesse serait d'être une princesse qui ressemble à une maquerelle? Non, nous dit Barthes, la vérité est qu'elle est les deux.
C'est un discours de jubilation, partiellement érotique.
Je n'insiste pas trop sur ce point et je passe à mes exemples.

Les solutions biscornues

Les textes de Proust sont pleins d'humour, souvent sarcastiques. Les scènes comiques seraient presque des gags si l'on était au cinéma. Plus qu'un renversement, le principe que l'on observe est souvent une solution biscornue [7]: un personnage tiraillé entre deux options finit par opter pour une solution boîteuse, qui est presque un ratage.

C'était un de ces hommes à qui leur expérience professionnelle consommée fait un peu mépriser leur profession et qui disent par exemple: «Je sais que je plaide bien, aussi cela ne m'amuse plus de plaider», ou : «Cela ne m'intéresse plus d'opérer ; je sais que j'opère bien.» Intelligents, artistes, ils voient autour de leur maturité, fortement rentée par le succès, briller cette «intelligence», cette nature d'«artiste » que leurs confrères leur reconnaissent et qui leur confère un à-peu-près de goût et de discernement. Ils se prennent de passion pour la peinture non d'un grand artiste, mais d'un artiste cependant très distingué, et à l'achat des œuvres duquel ils emploient les gros revenus que leur procure leur carrière. Le Sidaner était l'artiste élu par l'ami des Cambremer, lequel était du reste très agréable. Il parlait bien des livres, mais non de ceux des vrais maîtres, de ceux qui se sont maîtrisés. Le seul défaut gênant qu'offrît cet amateur était qu'il employait certaines expressions toutes faites d'une façon constante, par exemple : «en majeure partie», ce qui donnait à ce dont il voulait parler quelque chose d'important et d'incomplet. (Proust, Sodome et Gomorrhe, Folio, 1991, p. 201-2)

L'auteur procède par coups d'épingle successifs et aggrave progressivement le cas de son personnage. Que reproche le narrateur à ce personnage? de se débattre entre deux lois sociales pas nécessairement opposées mais qui ici ne vont pas s'harmoniser: le personnage est excellent dans sa profession et riches dans ses revenus, mais il se targue de goûts "artistes". Il n'arrive qu'à un accord boîteux entre les deux mondes.

Autre exemple.

M. de Vaugoubert se dandinant (par un excès de politesse qu'il gardait même quand il jouait au tennis où à force de demander des permissions à des personnages de marque avant d'attraper la balle, il faisait inévitablement perdre la partie à son camp) [...] (Ibid, p. 73-74)

A la fin, M. de Vaugoubert sera lui-même comparé à une balle de tennis. Quel est son problème?
M.de Vaugoubert est un diplomate et un homosexuel. Il a tellement pris l'habitude de dissimuler ses penchants qu'il se répand en précautions et en excuses en toute occasion. Evidemment, quand on joue au tennis, cette solution boîteuse donne pour résultat un match perdu.

J'ai commencé ce cours en me disant ravi, heureux, content, ce qui reprend la règle des trois adjectifs qui permet à Mma de Cambremer de dire des qualités de Saint-Loup qu'elles sont «uniques-rares- réelles». Il s'agit de deux lois sociales expliquées par Proust:

C'était l'époque où les gens bien élevés observaient la règle d'être aimable et celle dite des trois adjectifs. Mme de Cambremer les combinait toutes les deux. Un adjectif louangeur ne lui suffisait pas, elle le faisait suivre (après un petit tiret) d'un second, puis (après un deuxième tiret) d'un troisième. Mais ce qui lui était particulier, c'est que, contrairement au but social et littéraire qu'elle se proposait, la succession des trois épithètes revêtait dans les billets de Mme de Cambremer l'aspect non d'une progression, mais d'un diminuendo. (Ibid, p. 336)

Mme de Cambremer connaît la règle et la respecte, mais elle en mésuse. Proust explique cela par son impatience: trop impatiente d'appliquer la règle de l'amabilité, Mme de Cambremer mettait tout le poids de soes compliments dans le premier mots, il ne lui restait rien pour continuer.

Mon dernier exemple sera typique du renversement barthésien:

Ne quittant la lecture de Stuart Mill que pour celle de Lachelier, au fur et à mesure qu'elle croyait moins à la réalité du monde extérieur, elle [Mme de Cambremer jeune] mettait plus d'acharnement à chercher à s'y faire, avant de mourir, une bonne position. Eprise d'art réaliste, aucun objet ne lui paraissait assez humble pour servir de modèle au peintre ou à l'écrivain. Un tableau ou un roman mondain lui eussent donné la nausée; un moujik de Tolstoï, un paysan de Millet étaient l'extrême limite sociale qu'elle ne permettait pas à l'artiste de dépasser. Mais franchir celle qui bornait ses propres relations, s'élever jusqu'à la fréquentation des duchesses, était le but de tous ses efforts, tant le traitement spirituel auquel elle se soumettait par le moyen de l'étude des chefs-d'œuvre, restait inefficace contre le snobisme congénital et morbide qui se développait chez elle. Celui-ci avait même fini par guérir certains penchants à l'avarice ou à l'adultère auxquels étant jeune elle était encline, pareil en cela à ces états pathologiques singuliers et permanents qui semblent immuniser ceux qui en sont atteints contre les autres maladies. (Ibid, p.315-16).

Il existe un chiasme entre le spiritualisme de Lacelier et le réalisme en art qu'exige la jeune Mme de Cambremer. Le comique naît du rapprochement de vices qu'on n'aurait pas songer à rapprocher, l'avarice et l'adultère.

Conclusion

On est dans l'anecdote. La peinture est cocasse et cruelle. Le paraître social est mis en cause par le ratage social. Les aptitudes sont mises en regard du statut, il y a croisement des deux logiques qui sont perturbées en fonction de la volonté des personnages.
Mme de Cambremer jeune rassemble trop d'aspirations en elle: la bourgeoise élevée à la noblesse provinciale qui souhaite atteindre la haute noblesse.
Je n'aurais pas le temps de parler du philosophe norvégien, lui aussi être hybride.

Les ratages sont l'indice révélateur d'une anomalie, anomalie qui va jusqu'à s'incarner: ainsi Mme de Cambremer mère salive beaucoup, tandis que sa fille est «plate comme une galette bretonne».
On pourrait établir une tératologie proustienne à partir de Charlus, figure de l'ajustement des logiques sociales lorsqu'il visite la Raspelière.

                                            ***


Mes notes se terminent ainsi. Jacques Dubois a pris grand soin d'écourter son exposé afin de laisser un temps de débat à la fin de son intervention, et c'est tout à son honneur d'avoir ainsi respecté la règle du jeu qui consiste malgré tout à se laisser volontairement passer au grill...

Avant de retranscrire les quelques notes que j'ai prises ensuite, je vais donner mon avis sur ce séminaire: il est amusant de constater, et peut-être finalement pas si surprenant, que Jacques Dubois a lui-même adoptée une solution biscornue: il a commencé son intervention par une partie théorique destinée à nous démontrer que La Recherche n'était pas vraiment une sociologie parce qu'elle s'intéressait trop au particulier; et qu'elle n'était pas morale puisque l'effet de surprise l'intéressait davantage que la recherche de la vérité; puis après nous avoir présenté une des grilles de lecture de Proust par Barthes (le renversement), il a accumulé les exemples pour nous monter que l'effet de cocasserie résultait moins d'un renversement barthésien que de solutions biscornues adoptées par des personnages ne sachant pas trancher entre deux logiques sociales.

Jacques Dubois a donc adopté lui-même une solution biscornue en nous démontrant qu'il n'y avait pas de petites sociologies morales proustiennes tout en intitulant son cours «Petites sociologies proustiennes».
C'est par-dessus ce chiasme que Compagnon va tenter de jeter un pont dans la conversation qui va suivre: Antoine Compagnon va vouloir prouver à toute force qu'il y a bien de la morale dans La Recherche.
L'échange est assez étrange, car chacun semble poursuivre en roue libre sa propre pensée.

                                            ***


Antoine Compagnon: Vous nous avez dit que le renversement proustien selon Barthes n'avait pas de contenu moral puisqu'il ne dévoilait aucune vérité. Pourtant tous les exemples que vous nous avez donnés étaient liés au problème de l'identité. Peut-on ne pas lier les troubles de l'identité et une certaine vérité de l'être (même si un personnage peut nous tromper ou se tromper lui-même)?

Jacques Dubois: J'ai repris cette analyse de Barthes, mais je ne suis pas toujours d'accord avec Barthes. Il y a une méchanceté "morbide" de Proust. En même temps, La Recherche met en scène des gens troublés, des gens fragiles, et on sent, même si rien ne permet d'étayer cette sensation, on sent Proust s'attendrir.

AC: Ne serait-ce que dans l'observation de ces boîteries...

JD: Oui. D'ailleurs on ne sait pas qui observe ça. Ce sont des faux pas inconnus (car en réalité, qui est réellement gêné par une collection de Le Sidaner?) mais terribles.

AC: Et donc j'ai du mal à ne pas voir une certaine vérité dans la faiblesse de ce collectionneur...

JD: Ce n'est pas le meilleur exemple. Prenez la jeune Mme de Cambremer. Elle est d'une part très ridicule, mais aussi victime de la violence des salons. C'est une autre idée qui court La Recherche: la violence.Si vous boîtez vous attirez les coups. J'aurais un exemple mais je ne vais pas le donner...
[la salle rit].
AC: Oui. On se rappelle à Ce propos ce geste du narrateur prêt à baiser les mains de Norpois qui venait de lui promettre une introduction chez les Swann. Le narrateur pensait que ce geste était passé inaperçu, puis apprend plus tard que Norpois a raconté ce geste dans les salons.

JD: Bon alors je donne mon exemple. il s'agit du moment où arrivant à La Raspelière, Marcel donne son avis sur la décoration:

Le comble fut quand je dis: «Ma plus grande joie a été quand je suis arrivé. Quand j’ai entendu résonner mes pas dans la galerie, je ne sais pas dans quel bureau de mairie de village, où il y a la carte du canton, je me crus entré.»[8]

Pourquoi a-t-il dit cela? Pour affirmer un certain goût poétique?

AC: Oui, lui seul est sensible à l'insignifiant, ce passage se situe au moment de la lustrine verte. Cette lustrine, c'est une amorce avortée qui aurait dû permettre une plongée dans la mémoire involontaire. Ce passage est maladroit car il n'a pas été exploité ultérieurement. C'est une sorte de "bavure" de l'auteur. La lustrine était censée annoncer Le Temps retrouvé.

JD: Les Verdurins sont assez putassiers mais ils vont gagner à la fin. Ce sont eux qui vont inventer l'art moderne.

AC: J'ai beaucoup aimé votre citation d'Italo Calvino sur la structure en réseau, sur le fait que la position sur le réseau compte davantage que les identités.


La version de sejan.


Notes

[1] Roland Barthes, "Une idée de recherche", in Recherches de Proust, p.37

[2] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.815/ Tadié t3 p.210

[3] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.917

[4] Le côté de Guermantes, Clarac t2, p.355

[5] Roland Barthes, "Une idée de recherche", in Recherches de Proust, p.34

[6] Ibid, p.34-35

[7] c'est moi qui souligne

[8] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.944

cours n°4 : la morale, obsession des philosophes

Je me suis aperçu que j'avais suivi un fil au cours de ses trois premiers cours que je n'ai reconnu qu'après coup. Il s'agit du fil de la conduite de la vie, de la conduite de soi. Les comparaisons utilisées le montrent: l'éléphant et le cornac (pour illustrer les relations entre moralité intuitive et moralité rationnelle, celle-ci pilote précaire de celle-là)), la chute de cheval de Montaigne, moment capital dans la prise de conscience de la perte de contrôle de soi, Aristote et Campaspe, où la courtisane chevauchant le philosophe illustrait l'échec de la philosophie morale à gouverner les passions et l'impuissance du contrôle de soi.
Tous ces exemples utilisent l'image de la conduite, du cavalier.

Pour Montaigne, l'expérience de la chute est représentative de la mort. Montaigne, c'est l'homme fragile dans un monde en guerre, c'est l'homme à la recherche de son assiette (il utilisera cette image à plusieurs reprises). Le passage qui précède la chute illustre la précarité de la situation.

Pendant nos troisièmes troubles [guerres civiles] ou deuxième (il ne me souvient pas bien de cela), m'étant allé un jour promener à une lieue de chez moi, qui suis assis dans le moyeu [sis au milieu] de tout le trouble des guerres civiles de France, estimant être en toute sûreté et si voisin de ma retraite que je n'avais pas besoin de meilleur équipage, j'avais pris un cheval bien aisé, mais non guère ferme. A mon retour, une occasion soudaine s'étant présentée de m'aider de ce cheval à un service qui n'était pas bien de son usage, un de mes gens, grand et fort, monté sur un puissant roussin qui avait une bouche désespérée, frais au demeurant et vigoureux, pour faire le hardi et devancer ses compagnons vint à le pousser à toute bride droit dans ma route, et fondre comme un colosse sur le petit homme et le petit cheval, et les foudroyer de sa raideur et de sa pesanteur, nous envoyant l'un et l'autre les pieds contre-mont [en l'air]: si [si bien] voilà le cheval abattu et couché tout étourdi, moi dix ou douze pas au-delà, mort, étendu à la renverse, [...][1]

"Le petit homme et le petit cheval", voilà l'image que je voudrais retenir de Montaigne. C'est l'image du Moi bousculé dans le monde, ce qui introduit et explique les intermittences de la raisons. Cela rejoint l'image des pavés de la cour de l'hôtel de Guermantes contre lesquels le narrateur trébuche, il y a instabilité.

Je disais donc la semaine dernière qu'il y avait deux pistes que je ne souhaitais pas emprunter : faire de Proust un catalogue de recettes pour diriger sa vie et isoler un certain nombre de cas pour dégager de La Recherche une philosophie morale. Nous essayerons d'emprunter une troisième voie.

Mais avant cela, revenons à ce rejet de Kant et du néo-kantien que nous trouvons dans Proust.
Aristote et Campaspe reprenne le topos du philosophe amoureux tel qu'on peut l'imaginer illustré dans l'église de Combray.
Ce topos est utilisé de façon plus explicite dans Le salon de la comtesse Potocka paru en 1904:

Elle fut aussi l'amie d'un philosophe connu, et si elle fut toujours bonne et fidèle à l'homme, en lui elle aimait à humilier le philosophe. Là encore je retrouve la petite-nièce des papes, voulant humilier la superbe de la raison. Le récit des farces qu'elle faisait, dit-on, au célèbre Caro me fait invinciblement penser à cette histoire de Campaspe faisant marcher Aristote à quatre pattes, une des seules histoire de l'antiquité que le moyen âge ait figurées dans ses cathédrales afin de montrer l'impuissance de la philosophie païenne à préserver l'homme des passions.[2]

Il s'agit d'humilier la superbe de la raison. L'image est empruntée à Emile Mâle. "humiliation de la raison": la philosophie est impuissante à régler la vie.
Bergotte comme Augustin a connu l'humiliation de la raison, ce qui est indispensable à l'œuvre du moraliste.
Mais il faut aller plus loin.
"Le célèbre Caro" à qui la comtesse faisait des farces a été le héros en 1881 d'une pièce de théâtre, Le Monde où l'on s'ennuie, d'Edouard Pailleron. C'est également un mondain dans Sodome et Gomorrhe. La jeune Mme de Cambremer est assidue aux cours de Caro, de Brunetière et aux concerts Lamoureux.[3] J'ai trouvé dans une nécrologie qu'il «fascinait les dames du Faubourg Saint Germain». Il a écrit Etudes morales sur le temps présent, Le pessimisme au XIXe siècle, George Sand, Léopardi, Schopenhauer, Hartmann, entre autres. Le pessimisme était à la mode (qu'on songe à Huysmans et A rebours, ou Bourget) dans les années 1881-187, et l'on se rappelle la remarque de Brichot: «Je sais que Balzac se porte beaucoup cette année, comme l’an passé le pessimisme»[4]. D'Aristote à Caro, il y a donc toute une tradition de philosophes amoureux et ridicule, et l'on se souvient que le plus grand traité de morale contemporain avait été écrit en pensant à un jeune porteur de dépêches.

La morale est le grand problème que se pose la philosophie du temps de la jeunesse de Proust. Tout le monde enseignait la morale même s'il n'y avait pas de professeurs de morales. La grande question était celle d'une morale laïque, et il est très étonnant de voir cette question ressurgir ces jours-ci...[rires dans la salle]. Pour Darlu, la morale est au cœur de la philosophie. Dans les satires de Proust, il est important de se souvenir que Darlu était l'un des modèles du professeur Beulier, dans Jean Santeuil.
L'autre chaire était occupée par Paul Janet qui a écrit La Morale, ouvrage d'inspiration néo-kantienne. Proust a suivi son cours, "Unicité et identité du Moi". En 1894-1895, Proust a suivi les cours d'Emile Boutroux.
A la question «Quels sont vos héros dans la vie réelle», Proust répond à vingt ans: «Darlu et Boutroux», ce qui montre l'influence énorme de ces philosophes sur le jeune homme.

On pourrait citer de la même époque Lucien Lévy-Bruhl et Gabriel Séailles, qu'on préféra à Bergson pour remplacer Janet à la Sorbonne. Séailles a fait paraître un ouvrage sur la morale laïque dans la conscience moderne. Songeons également que le titre du premier cours de Durkheim à la Sorbonne était "L'éducation morale":

Entre Dieu et la société il faut choisir. […] à mon point de vue, ce choix me laisse indifférent, car je ne vois, dans la divinité, que la société transfigurée et pensée symboliquement.[5]

La divinité n'est que l'expression d'une société: on trouve ici les fondements d'une morale laïque. Dans ce contexte, la morale est à la fois intérieure et extérieure, c'est une sorte de kantisme parfait.
On retrouve tous ces noms dans les revues: La revue philosophique de Théodule Ribot qui a influencé psychologiquement Proust et surtout son père, La revue métaphysique de la morale dans laquelle écrivent Xavier Léon, Hélie Halévy, tous amis de Proust... Un devoir du jeune Proust écrit dans le cadre du cours sur l'identité et l'unicité du moi est parvenu jusqu'à nous; le sujet en était la spiritualité de l'âme. On y retrouve l'idée de cette société à la fois intérieure et extérieure à nous:

Chaque vie humaine est une vague dans la mer. Nous participons à la création universelle et nous devons la réaliser individuellement [...] entièrement.

Cela fonde l'obligation de la science et de la charité, et donc de solidarité. Sur quoi fonder l'obligation de solidarité? C'est toute la querelle entre Darlu, laïc, et Brunetière, revenu au catholicisme.
Cette question est d'actualité à l'heure où l'on réédite Léon Bourgeois tandis que Marie-Claude Blais publie La solidarité: histoire d'une idée.

Le père de ce mouvement est sans doute Paul Desjardins, plus connu comme fondateur des décades de Pontigny, ancêtre de Cerisy. Paul Desjardins publiait un feuilleton dans Le Temps, que j'aurai dû lire d'ailleurs puisqu'il s'intitule La demoiselle du Collège de France (reconnaît Compagnon avec un sourire franc). Madame Proust garde ces épisode puisqu'elle écrit dans une lettre à Marcel «Je te les enverrai». La même lettre continue: «Aujourd'hui Robert va au cours de Boutroux».
Il est l'auteur d'un livre Le devoir présent, publié en 1892, qui étudie la possibilité de morales théoriques, qu'il juge froides. Comment fonder une société là-dessus? Il se dispute avec Robert Dreyfus qui lui reproche d'abandonner la laïcité. Il fonde le mouvement "Union pour la Vérité" avec Lagneau, qui est le modèle de Bouteillé dans Les Déracinés de Barrès.
Proust écrit à Desjardins à propos de la charité. Il n'est pas encore le traducteur de Ruskin mais on sent déjà des prémisses. Proust reproche à Desjardins une conception un peu trop esthétique de la charité, une conception qui préfère le beau geste au geste le plus utile: celui qui verse du parfum sur les pied d'un pauvre fait un beau geste mis un geste inutile. (citation exacte à retrouver dans la correspondance). Il s'agit d'un acte artistique.
Le nom de Desjardins sert à ridiculiser Legrandin:

« Connaissez-vous, monsieur le liseur, me demanda-t-il, ce vers de Paul Desjardins :
Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu...
N’est-ce pas la fine notation de cette heure-ci ? Vous n’avez peut-être jamais lu Paul Desjardins. Lisez-le, mon enfant ; aujourd’hui il se mue, me dit-on, en frère prêcheur, mais ce fut longtemps un aquarelliste limpide...
Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu...
Que le ciel reste toujours bleu pour vous, mon jeune ami ; et même à l’heure, qui vient pour moi maintenant, où les bois sont déjà noirs, où la nuit tombe vite, vous vous consolerez comme je fais en regardant du côté du ciel. »[6]

De la même façon, Brichot et son collègue X renvoie à toute cette constellation autour de Darlu (qu'on retrouve dans Beulier (Jean Santeuil) et partiellement chez Brichot).

J'ai fait ce long détour car curieusement la question de la possibilité et de la validité d'une morale laïque est redevenue très actuelle.
Dans La Recherche, on est revenu du néo-kantisme et le narrateur témoigne du plus grand scepticisme. Ainsi dans Un amour de Swann, il est fait allusion aux opinions qui tournent:

C’est que Swann arrivait à un âge dont la philosophie – favorisée par celle de l’époque, par celle aussi du milieu où Swann avait beaucoup vécu, de cette coterie de la princesse des Laumes où il était convenu qu’on est intelligent dans la mesure où on doute de tout et où on ne trouvait de réel et d’incontestable que les goûts de chacun – n’est déjà plus celle de la jeunesse,[...].[7]

Il y a conflit entre l'intelligence et la moralité. L'individualisme, le scepticisme, le dilettantisme, le pessimisme, sont les bêtes noires de l'époque.
La coterie des Guermantes se caractérisait par un conflit entre l'intelligence et la morale.

Le génie de la famille avait d’ailleurs d’autres occupations, par exemple de faire parler de morale. Certes il y avait des Guermantes plus particulièrement intelligents, des Guermantes plus particulièrement moraux, et ce n’étaient pas d’habitude les mêmes. Mais les premiers – même un Guermantes qui avait fait des faux et trichait au jeu et était le plus délicieux de tous, ouvert à toutes les idées neuves et justes – traitaient encore mieux de la morale que les seconds,[...].[8]

Celui qui a l'expérience du mal est le plus délicieux et parle le mieux.
Le jeune Proust réagissait déjà contre le néo-kantisme dans Les Plaisirs et les jours:

Les paradoxes d'aujourd'hui sont les préjugés de demain, puisque les plus épais et les plus déplaisants préjugés d'aujourd'hui eurent un instant de nouveauté où la mode leur prêta sa grâce fragile. Beaucoup de femmes d'aujourd'hui veulent se délivrer de tous les préjugés et entendent par préjugés les principes. C'est là leur préjugé qui est lourd, bien qu'elles s'en parent comme d'une fleur délicate et un peu étrange.
Elles croient que rien n'a d'arrière-plan et mettent toutes choses sur le même plan. Elles goûtent un livre ou la vie elle-même comme une belle journée ou comme une orange. Elles disent l'«art» d'une couturière et la «philosophie» de la «vie parisienne». Elles rougiraient de rien classer, de rien juger, de dire: ceci est bien, ceci est mal.[...] Autrefois, quand une femme agissait bien, c'était comme par une revanche de sa morale, c'est-à-dire de sa pensée, sur sa nature instinctive. Aujourd'hui quand une femme agit bien, c'est par une revanche de sa nature instinctive sur sa morale, c'est-à-dire sur son immoralité théorique [...].[9]

Entre paradoxes et préjugés, il n'y a pas de place pour les principes. Autrefois c'était la morale rationnelle qui dominait, aujourd'hui, c'est la bonté instinctive. On voit se profiler Mlle de Vinteuil et sa profanation rationnelle contre son adoration filiale instinctive.

Les philosophes contemporains, et notamment américains, ne croient plus aux principes comme règles de conduite de soi. C'est pour cela qu'ils se tournent vers la littérature qui permet une méditation sur la contingence des situations. Il y a un retour de la philosophie morale prenant pour objet la littérature. La philosophie cherche dans la littérature la réponses à des questions (Comment un homme doit-il vivre? Qu'est-ce que la vie bonne?) que se posait la littérature classique.
Mais la littérature moderne s'est fondée contre cette lecture morale de la littérature: est-il dès lors légitime de lire ses auteurs selon cette grille? "Devoir", "être humain", "nos vies", etc : ce sont des notions absentes chez Baudelaire. Quand ces mots figurent dans La Recherche, c'est que les personnages sont malheureux (on revient toujours à l'aphorisme «On devient moral dès qu'on est malheureux».[10]). Ainsi Swann trouve les Verdurins moraux tant qu'il est heureux mais ne leur trouve que des défauts quand ceux-ci emmènent Odette à Chatou sans l'inviter:

« Quelle gaieté fétide ! disait-il en donnant à sa bouche une expression de dégoût si forte qu’il avait lui-même la sensation musculaire de sa grimace jusque dans son cou révulsé contre le col de sa chemise. Et comment une créature dont le visage est fait à l’image de Dieu peut-elle trouver matière à rire dans ces plaisanteries nauséabondes ? Toute narine un peu délicate se détournerait avec horreur pour ne pas se laisser offusquer par de tels relents. C’est vraiment incroyable de penser qu’un être humain peut ne pas comprendre qu’en se permettant un sourire à l’égard d’un semblable qui lui a tendu loyalement la main, il se dégrade jusqu’à une fange d’où il ne sera plus possible à la meilleure volonté du monde de jamais le relever. J’habite à trop de milliers de mètres d’altitude au-dessus des bas-fonds où clapotent et clabaudent de tels sales papotages, pour que je puisse être éclaboussé par les plaisanteries d’une Verdurin, s’écria-t-il, en relevant la tête, en redressant fièrement son corps en arrière. Dieu m’est témoin que j’ai sincèrement voulu tirer Odette de là, et l’élever dans une atmosphère plus noble et plus pure. Mais la patience humaine a des bornes, et la mienne est à bout ».[11]

Autrui ne peut être pensé comme le visage de Dieu que dans ce contexte. Swann ne témoigne de laa bienveillance et de la générosité envers Odette uniquement dans le moment d'une grande violence envers les Verdurin. La patience, l'amour humain, la bonté, ne se montre qu'au moment du désespoir.
De même quand Swann se flatte des qualités d'Odette après son mariage, alors que les salons refusent de le recevoir avec sa femme et qu'il dîne avec des bourgeois, il fait preuve de beaucoup d'indulgence:

l’ancien Swann avait cessé d’être non seulement discret quand il parlait de ses relations mais difficile quand il s’agissait de les choisir. Comment Mme Bontemps, si commune, si méchante, ne l’exaspérait-elle pas ? Comment pouvait-il la déclarer agréable ? Le souvenir du milieu Guermantes aurait dû l’en empêcher, semblait-il ; en réalité il l’y aidait. Il y avait certes chez les Guermantes, à l’encontre des trois quarts des milieux mondains, du goût, un goût raffiné même, mais aussi du snobisme, d’où possibilité d’une interruption momentanée dans l’exercice du goût. [...] Seulement, une grande-duchesse, une princesse du sang dînait-elle souvent chez Mme de Guermantes, elle se trouvait alors faire partie de cette chapelle elle aussi, sans y avoir aucun droit, sans en posséder en rien l’esprit. Mais avec la naïveté des gens du monde, du moment qu’on la recevait, on s’ingéniait à la trouver agréable, faute de pouvoir se dire que c’est parce qu’on l’avait trouvée agréable qu’on la recevait. Swann venant au secours de Mme de Guermantes lui disait quand l’Altesse était partie : « Au fond elle est bonne femme, elle a même un certain sens du comique. Mon Dieu je ne pense pas qu’elle ait approfondi la Critique de la Raison pure, mais elle n’est pas déplaisante. — Je suis absolument de votre avis, répondait la duchesse. Et encore elle était intimidée, mais vous verrez qu’elle peut être charmante. © Elle est bien moins embêtante que Mme X (la femme de l’académicien bavard, laquelle était remarquable) qui vous cite vingt volumes. — Mais il n’y a même pas de comparaison possible. » La faculté de dire de telles choses, de les dire sincèrement, Swann l’avait acquise chez la duchesse, et conservée. Il en usait maintenant à l’égard des gens qu’il recevait. Il s’efforçait à discerner, à aimer en eux les qualités que tout être humain révèle, si on l’examine avec une prévention favorable et non avec le dégoût des délicats [...][12]

Swann fait preuve d'une indulgence telle qu'il se trompe lui-même. Le "dégoût des délicats": la philosophie du dilettantisme est mise à l'écart au profit de l'intelligence.
L'éthique kantienne, républicaine est toujours présentée comme une illusion (à l'exception des Larivière). La solidarité, clé de voûte de la République, est en réalité une solidarité de castes, de communautés, jamais une solidarité humaine.
A Combray, par exemple, il s'agit d'une solidarité familiale, illustrée par la tradition du samedi:

Dès le matin, avant d’être habillés, sans raison, pour le plaisir d’éprouver la force de la solidarité, on se disait les uns aux autres avec bonne humeur, avec cordialité, avec patriotisme: «Il n’y a pas de temps à perdre, n’oublions pas que c’est samedi!»[13]

La famille, c'est le lieu de la complicité et du "patriotisme" (!), ce qui est à opposer à Darlu, qui prônait un patriotisme à travers un amour universel. Ici, il ne s'agit que d'une solidarité entre des fidèles.

Un autre exemple est donné par les jeunes filles à Balbec:

Telles que si, du sein de leur bande qui progressait le long de la digue comme une lumineuse comète, elles eussent jugé que la foule environnante était composée des êtres d’une autre race et dont la souffrance même n’eût pu éveiller en elles un sentiment de solidarité, elles ne paraissaient pas la voir, forçaient les personnes arrêtées à s’écarter ainsi que sur le passage d’une machine qui eût été lâchée et dont il ne fallait pas attendre qu’elle évitât les piétons, et se contentaient tout au plus, si quelque vieux monsieur dont elles n’admettaient pas l’existence et dont elles repoussaient le contact s’était enfui avec des mouvements craintifs ou furieux, précipités ou risibles, de se regarder entre elles en riant. Elles n’avaient à l’égard de ce qui n’était pas de leur groupe aucune affectation de mépris, leur mépris sincère suffisait.[14]

C'est tout le contraire d'un comportement selon la maxime: «Agis de telle sorte que tu puisses également vouloir que ta maxime devienne une loi universelle».

De la même façon, la maladie et l'affaire Dreyfus amèneront Swann à ressentir une solidarité juive: là encore, il s'agit d'une solidarité communautaire, non-universelle.

Cette solidarité de caste est parfaitement résumée par l'opinion de Françoise à propos du jugement de ma grand-mère sur Mme de Villeparisis:

Tout au plus ne croyait-elle pas ma grand’mère et pensait-elle que celle-ci mentait dans un intérêt de classe, les gens riches se soutenant les uns les autres, quand elle assurait que Mme de Villeparisis avait été autrefois ravissante.[15]


La version de sejan.


Notes

[1] Michel de Montaigne, Les Essais, Arléa (2002) édition établie et présentée par Claude Pinganaud, p.275

[2] Essais et articles, Pléiade, p.493

[3] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.819

[4] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.1050

[5] Emile Durkheim, "Détermination du fait moral" (1906) in Sociologie et philosophie, Paris, PUF.

[6] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.120

[7] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.279

[8] Le côté de Guermantes, Clarac t2, p.440

[9] Les Regrets, V

[10] À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.630

[11] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.286

[12] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.513

[13] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.110

[14] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t2, p.791

[15] Ibid, p.697

Paul-Jean Toulet, qui êtes-vous ?

Ce livre présente trois intérêts: des photographies, une analyse de l'œuvre (qui se confond avec des notes biographiques) et des extraits de romans et de poèmes.

De l'homme, je retiendrai, selon Pierre-Olivier Walzer, qu'il était trop cynique et trop lucide pour écrire une grande œuvre: l'ironie de Toulet lui interdisait l'accès à la grande littérature, le cantonnant aux pièces courtes, dans lesquelles il excellait, jouant avec une rare élégance de la grammaire et d'un vocabulaire précieux.

Au détour d'un chapitre, Walzer présente sa conception du romancier:

Mais ces noms, accablants, nous font justement mesurer la distance qui sépare l'œuvre romanesque de Toulet des grandes œuvres romanesques. Toulet avait-il l'étoffe d'un romancier? Monsieur du Paur, Le Mariage de don Quichotte, La Jeune Fille verte semblait en apporter les preuves intrinsèques. Après ce départ plein de promesses, on s'aperçoit pourtant, en considérant les circonstances particulières d'où naîtront ses nouvelles œuvres d'imagination, que Toulet n'a jamais été qu'un romancier d'occasion. Toulet est un styliste. il se donne des thèmes à développer. Ce qu'on goûte chez lui, ce sont les charmes du langage, la fantaisie du primesaut, l'ironie mordante ou amusée, les touts de la syntaxe, le choix des mots, la délicatesse ou l'imprévu des images, en bref: le style. Il est clair qu'il possède le don de narrateur indispensable au genre, mais ce n'est pas là tout le romancier: «ce qui le fait, c'est en grande partie la qualité représentative de ce qu'il nous raconte; ou, ainsi que le dit Edmond Jaloux, la somme plus ou moins complète de ses observations sur les lois de la destinée ou de la nature humaine. Marcel Proust peut raconter n'importe quoi et à force de génie introspectif donner à ce n'importe quoi autant de signification éternelle que Balzac ou Dostoïevski aux gestes d'un Hulot, d'un Raskolnikoff ou d'un Stavroguine. Mais c'est une exception. Et ce qui a ruiné le roman de mœurs, c'est que beaucoup d'écrivains ne sont arrivés à ne voir dans les tableaux de ce genre que ce que tel ou tel milieu avait de pittoresque facile, vite banal et sans lendemain.»
Toulet, dans le domaine du roman, ne dépasse guère cette facilité, qui a certes toute espèce de charmes, mais qui ne mérite pas toute notre attention. Toulet ne croit pas à ses personnages, il ne se confond pas avec eux; ces bonshommes l'amusent, confie-t-il à Madame Bulteau. C'est l'aveu d'un échec.
Pour le vrai romancier il ne s'agit pas de jeu, il s'agit de communion.
«Madame Bovary, c'est moi.»

Pierre-Olivier Walzer, Paul-Jean Toulet, qui êtes-vous ?, p.24

Les billets et commentaires du blog vehesse.free.fr sont utilisables sous licence Creatives Commons : citation de la source, pas d'utilisation commerciale ni de modification.