Je me suis aperçu que j'avais suivi un fil au cours de ses trois premiers cours que je n'ai reconnu qu'après coup. Il s'agit du fil de la conduite de la vie, de la conduite de soi. Les comparaisons utilisées le montrent: l'éléphant et le cornac (pour illustrer les relations entre moralité intuitive et moralité rationnelle, celle-ci pilote précaire de celle-là)), la chute de cheval de Montaigne, moment capital dans la prise de conscience de la perte de contrôle de soi, Aristote et Campaspe, où la courtisane chevauchant le philosophe illustrait l'échec de la philosophie morale à gouverner les passions et l'impuissance du contrôle de soi.
Tous ces exemples utilisent l'image de la conduite, du cavalier.

Pour Montaigne, l'expérience de la chute est représentative de la mort. Montaigne, c'est l'homme fragile dans un monde en guerre, c'est l'homme à la recherche de son assiette (il utilisera cette image à plusieurs reprises). Le passage qui précède la chute illustre la précarité de la situation.

Pendant nos troisièmes troubles [guerres civiles] ou deuxième (il ne me souvient pas bien de cela), m'étant allé un jour promener à une lieue de chez moi, qui suis assis dans le moyeu [sis au milieu] de tout le trouble des guerres civiles de France, estimant être en toute sûreté et si voisin de ma retraite que je n'avais pas besoin de meilleur équipage, j'avais pris un cheval bien aisé, mais non guère ferme. A mon retour, une occasion soudaine s'étant présentée de m'aider de ce cheval à un service qui n'était pas bien de son usage, un de mes gens, grand et fort, monté sur un puissant roussin qui avait une bouche désespérée, frais au demeurant et vigoureux, pour faire le hardi et devancer ses compagnons vint à le pousser à toute bride droit dans ma route, et fondre comme un colosse sur le petit homme et le petit cheval, et les foudroyer de sa raideur et de sa pesanteur, nous envoyant l'un et l'autre les pieds contre-mont [en l'air]: si [si bien] voilà le cheval abattu et couché tout étourdi, moi dix ou douze pas au-delà, mort, étendu à la renverse, [...][1]

"Le petit homme et le petit cheval", voilà l'image que je voudrais retenir de Montaigne. C'est l'image du Moi bousculé dans le monde, ce qui introduit et explique les intermittences de la raisons. Cela rejoint l'image des pavés de la cour de l'hôtel de Guermantes contre lesquels le narrateur trébuche, il y a instabilité.

Je disais donc la semaine dernière qu'il y avait deux pistes que je ne souhaitais pas emprunter : faire de Proust un catalogue de recettes pour diriger sa vie et isoler un certain nombre de cas pour dégager de La Recherche une philosophie morale. Nous essayerons d'emprunter une troisième voie.

Mais avant cela, revenons à ce rejet de Kant et du néo-kantien que nous trouvons dans Proust.
Aristote et Campaspe reprenne le topos du philosophe amoureux tel qu'on peut l'imaginer illustré dans l'église de Combray.
Ce topos est utilisé de façon plus explicite dans Le salon de la comtesse Potocka paru en 1904:

Elle fut aussi l'amie d'un philosophe connu, et si elle fut toujours bonne et fidèle à l'homme, en lui elle aimait à humilier le philosophe. Là encore je retrouve la petite-nièce des papes, voulant humilier la superbe de la raison. Le récit des farces qu'elle faisait, dit-on, au célèbre Caro me fait invinciblement penser à cette histoire de Campaspe faisant marcher Aristote à quatre pattes, une des seules histoire de l'antiquité que le moyen âge ait figurées dans ses cathédrales afin de montrer l'impuissance de la philosophie païenne à préserver l'homme des passions.[2]

Il s'agit d'humilier la superbe de la raison. L'image est empruntée à Emile Mâle. "humiliation de la raison": la philosophie est impuissante à régler la vie.
Bergotte comme Augustin a connu l'humiliation de la raison, ce qui est indispensable à l'œuvre du moraliste.
Mais il faut aller plus loin.
"Le célèbre Caro" à qui la comtesse faisait des farces a été le héros en 1881 d'une pièce de théâtre, Le Monde où l'on s'ennuie, d'Edouard Pailleron. C'est également un mondain dans Sodome et Gomorrhe. La jeune Mme de Cambremer est assidue aux cours de Caro, de Brunetière et aux concerts Lamoureux.[3] J'ai trouvé dans une nécrologie qu'il «fascinait les dames du Faubourg Saint Germain». Il a écrit Etudes morales sur le temps présent, Le pessimisme au XIXe siècle, George Sand, Léopardi, Schopenhauer, Hartmann, entre autres. Le pessimisme était à la mode (qu'on songe à Huysmans et A rebours, ou Bourget) dans les années 1881-187, et l'on se rappelle la remarque de Brichot: «Je sais que Balzac se porte beaucoup cette année, comme l’an passé le pessimisme»[4]. D'Aristote à Caro, il y a donc toute une tradition de philosophes amoureux et ridicule, et l'on se souvient que le plus grand traité de morale contemporain avait été écrit en pensant à un jeune porteur de dépêches.

La morale est le grand problème que se pose la philosophie du temps de la jeunesse de Proust. Tout le monde enseignait la morale même s'il n'y avait pas de professeurs de morales. La grande question était celle d'une morale laïque, et il est très étonnant de voir cette question ressurgir ces jours-ci...[rires dans la salle]. Pour Darlu, la morale est au cœur de la philosophie. Dans les satires de Proust, il est important de se souvenir que Darlu était l'un des modèles du professeur Beulier, dans Jean Santeuil.
L'autre chaire était occupée par Paul Janet qui a écrit La Morale, ouvrage d'inspiration néo-kantienne. Proust a suivi son cours, "Unicité et identité du Moi". En 1894-1895, Proust a suivi les cours d'Emile Boutroux.
A la question «Quels sont vos héros dans la vie réelle», Proust répond à vingt ans: «Darlu et Boutroux», ce qui montre l'influence énorme de ces philosophes sur le jeune homme.

On pourrait citer de la même époque Lucien Lévy-Bruhl et Gabriel Séailles, qu'on préféra à Bergson pour remplacer Janet à la Sorbonne. Séailles a fait paraître un ouvrage sur la morale laïque dans la conscience moderne. Songeons également que le titre du premier cours de Durkheim à la Sorbonne était "L'éducation morale":

Entre Dieu et la société il faut choisir. […] à mon point de vue, ce choix me laisse indifférent, car je ne vois, dans la divinité, que la société transfigurée et pensée symboliquement.[5]

La divinité n'est que l'expression d'une société: on trouve ici les fondements d'une morale laïque. Dans ce contexte, la morale est à la fois intérieure et extérieure, c'est une sorte de kantisme parfait.
On retrouve tous ces noms dans les revues: La revue philosophique de Théodule Ribot qui a influencé psychologiquement Proust et surtout son père, La revue métaphysique de la morale dans laquelle écrivent Xavier Léon, Hélie Halévy, tous amis de Proust... Un devoir du jeune Proust écrit dans le cadre du cours sur l'identité et l'unicité du moi est parvenu jusqu'à nous; le sujet en était la spiritualité de l'âme. On y retrouve l'idée de cette société à la fois intérieure et extérieure à nous:

Chaque vie humaine est une vague dans la mer. Nous participons à la création universelle et nous devons la réaliser individuellement [...] entièrement.

Cela fonde l'obligation de la science et de la charité, et donc de solidarité. Sur quoi fonder l'obligation de solidarité? C'est toute la querelle entre Darlu, laïc, et Brunetière, revenu au catholicisme.
Cette question est d'actualité à l'heure où l'on réédite Léon Bourgeois tandis que Marie-Claude Blais publie La solidarité: histoire d'une idée.

Le père de ce mouvement est sans doute Paul Desjardins, plus connu comme fondateur des décades de Pontigny, ancêtre de Cerisy. Paul Desjardins publiait un feuilleton dans Le Temps, que j'aurai dû lire d'ailleurs puisqu'il s'intitule La demoiselle du Collège de France (reconnaît Compagnon avec un sourire franc). Madame Proust garde ces épisode puisqu'elle écrit dans une lettre à Marcel «Je te les enverrai». La même lettre continue: «Aujourd'hui Robert va au cours de Boutroux».
Il est l'auteur d'un livre Le devoir présent, publié en 1892, qui étudie la possibilité de morales théoriques, qu'il juge froides. Comment fonder une société là-dessus? Il se dispute avec Robert Dreyfus qui lui reproche d'abandonner la laïcité. Il fonde le mouvement "Union pour la Vérité" avec Lagneau, qui est le modèle de Bouteillé dans Les Déracinés de Barrès.
Proust écrit à Desjardins à propos de la charité. Il n'est pas encore le traducteur de Ruskin mais on sent déjà des prémisses. Proust reproche à Desjardins une conception un peu trop esthétique de la charité, une conception qui préfère le beau geste au geste le plus utile: celui qui verse du parfum sur les pied d'un pauvre fait un beau geste mis un geste inutile. (citation exacte à retrouver dans la correspondance). Il s'agit d'un acte artistique.
Le nom de Desjardins sert à ridiculiser Legrandin:

« Connaissez-vous, monsieur le liseur, me demanda-t-il, ce vers de Paul Desjardins :
Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu...
N’est-ce pas la fine notation de cette heure-ci ? Vous n’avez peut-être jamais lu Paul Desjardins. Lisez-le, mon enfant ; aujourd’hui il se mue, me dit-on, en frère prêcheur, mais ce fut longtemps un aquarelliste limpide...
Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu...
Que le ciel reste toujours bleu pour vous, mon jeune ami ; et même à l’heure, qui vient pour moi maintenant, où les bois sont déjà noirs, où la nuit tombe vite, vous vous consolerez comme je fais en regardant du côté du ciel. »[6]

De la même façon, Brichot et son collègue X renvoie à toute cette constellation autour de Darlu (qu'on retrouve dans Beulier (Jean Santeuil) et partiellement chez Brichot).

J'ai fait ce long détour car curieusement la question de la possibilité et de la validité d'une morale laïque est redevenue très actuelle.
Dans La Recherche, on est revenu du néo-kantisme et le narrateur témoigne du plus grand scepticisme. Ainsi dans Un amour de Swann, il est fait allusion aux opinions qui tournent:

C’est que Swann arrivait à un âge dont la philosophie – favorisée par celle de l’époque, par celle aussi du milieu où Swann avait beaucoup vécu, de cette coterie de la princesse des Laumes où il était convenu qu’on est intelligent dans la mesure où on doute de tout et où on ne trouvait de réel et d’incontestable que les goûts de chacun – n’est déjà plus celle de la jeunesse,[...].[7]

Il y a conflit entre l'intelligence et la moralité. L'individualisme, le scepticisme, le dilettantisme, le pessimisme, sont les bêtes noires de l'époque.
La coterie des Guermantes se caractérisait par un conflit entre l'intelligence et la morale.

Le génie de la famille avait d’ailleurs d’autres occupations, par exemple de faire parler de morale. Certes il y avait des Guermantes plus particulièrement intelligents, des Guermantes plus particulièrement moraux, et ce n’étaient pas d’habitude les mêmes. Mais les premiers – même un Guermantes qui avait fait des faux et trichait au jeu et était le plus délicieux de tous, ouvert à toutes les idées neuves et justes – traitaient encore mieux de la morale que les seconds,[...].[8]

Celui qui a l'expérience du mal est le plus délicieux et parle le mieux.
Le jeune Proust réagissait déjà contre le néo-kantisme dans Les Plaisirs et les jours:

Les paradoxes d'aujourd'hui sont les préjugés de demain, puisque les plus épais et les plus déplaisants préjugés d'aujourd'hui eurent un instant de nouveauté où la mode leur prêta sa grâce fragile. Beaucoup de femmes d'aujourd'hui veulent se délivrer de tous les préjugés et entendent par préjugés les principes. C'est là leur préjugé qui est lourd, bien qu'elles s'en parent comme d'une fleur délicate et un peu étrange.
Elles croient que rien n'a d'arrière-plan et mettent toutes choses sur le même plan. Elles goûtent un livre ou la vie elle-même comme une belle journée ou comme une orange. Elles disent l'«art» d'une couturière et la «philosophie» de la «vie parisienne». Elles rougiraient de rien classer, de rien juger, de dire: ceci est bien, ceci est mal.[...] Autrefois, quand une femme agissait bien, c'était comme par une revanche de sa morale, c'est-à-dire de sa pensée, sur sa nature instinctive. Aujourd'hui quand une femme agit bien, c'est par une revanche de sa nature instinctive sur sa morale, c'est-à-dire sur son immoralité théorique [...].[9]

Entre paradoxes et préjugés, il n'y a pas de place pour les principes. Autrefois c'était la morale rationnelle qui dominait, aujourd'hui, c'est la bonté instinctive. On voit se profiler Mlle de Vinteuil et sa profanation rationnelle contre son adoration filiale instinctive.

Les philosophes contemporains, et notamment américains, ne croient plus aux principes comme règles de conduite de soi. C'est pour cela qu'ils se tournent vers la littérature qui permet une méditation sur la contingence des situations. Il y a un retour de la philosophie morale prenant pour objet la littérature. La philosophie cherche dans la littérature la réponses à des questions (Comment un homme doit-il vivre? Qu'est-ce que la vie bonne?) que se posait la littérature classique.
Mais la littérature moderne s'est fondée contre cette lecture morale de la littérature: est-il dès lors légitime de lire ses auteurs selon cette grille? "Devoir", "être humain", "nos vies", etc : ce sont des notions absentes chez Baudelaire. Quand ces mots figurent dans La Recherche, c'est que les personnages sont malheureux (on revient toujours à l'aphorisme «On devient moral dès qu'on est malheureux».[10]). Ainsi Swann trouve les Verdurins moraux tant qu'il est heureux mais ne leur trouve que des défauts quand ceux-ci emmènent Odette à Chatou sans l'inviter:

« Quelle gaieté fétide ! disait-il en donnant à sa bouche une expression de dégoût si forte qu’il avait lui-même la sensation musculaire de sa grimace jusque dans son cou révulsé contre le col de sa chemise. Et comment une créature dont le visage est fait à l’image de Dieu peut-elle trouver matière à rire dans ces plaisanteries nauséabondes ? Toute narine un peu délicate se détournerait avec horreur pour ne pas se laisser offusquer par de tels relents. C’est vraiment incroyable de penser qu’un être humain peut ne pas comprendre qu’en se permettant un sourire à l’égard d’un semblable qui lui a tendu loyalement la main, il se dégrade jusqu’à une fange d’où il ne sera plus possible à la meilleure volonté du monde de jamais le relever. J’habite à trop de milliers de mètres d’altitude au-dessus des bas-fonds où clapotent et clabaudent de tels sales papotages, pour que je puisse être éclaboussé par les plaisanteries d’une Verdurin, s’écria-t-il, en relevant la tête, en redressant fièrement son corps en arrière. Dieu m’est témoin que j’ai sincèrement voulu tirer Odette de là, et l’élever dans une atmosphère plus noble et plus pure. Mais la patience humaine a des bornes, et la mienne est à bout ».[11]

Autrui ne peut être pensé comme le visage de Dieu que dans ce contexte. Swann ne témoigne de laa bienveillance et de la générosité envers Odette uniquement dans le moment d'une grande violence envers les Verdurin. La patience, l'amour humain, la bonté, ne se montre qu'au moment du désespoir.
De même quand Swann se flatte des qualités d'Odette après son mariage, alors que les salons refusent de le recevoir avec sa femme et qu'il dîne avec des bourgeois, il fait preuve de beaucoup d'indulgence:

l’ancien Swann avait cessé d’être non seulement discret quand il parlait de ses relations mais difficile quand il s’agissait de les choisir. Comment Mme Bontemps, si commune, si méchante, ne l’exaspérait-elle pas ? Comment pouvait-il la déclarer agréable ? Le souvenir du milieu Guermantes aurait dû l’en empêcher, semblait-il ; en réalité il l’y aidait. Il y avait certes chez les Guermantes, à l’encontre des trois quarts des milieux mondains, du goût, un goût raffiné même, mais aussi du snobisme, d’où possibilité d’une interruption momentanée dans l’exercice du goût. [...] Seulement, une grande-duchesse, une princesse du sang dînait-elle souvent chez Mme de Guermantes, elle se trouvait alors faire partie de cette chapelle elle aussi, sans y avoir aucun droit, sans en posséder en rien l’esprit. Mais avec la naïveté des gens du monde, du moment qu’on la recevait, on s’ingéniait à la trouver agréable, faute de pouvoir se dire que c’est parce qu’on l’avait trouvée agréable qu’on la recevait. Swann venant au secours de Mme de Guermantes lui disait quand l’Altesse était partie : « Au fond elle est bonne femme, elle a même un certain sens du comique. Mon Dieu je ne pense pas qu’elle ait approfondi la Critique de la Raison pure, mais elle n’est pas déplaisante. — Je suis absolument de votre avis, répondait la duchesse. Et encore elle était intimidée, mais vous verrez qu’elle peut être charmante. © Elle est bien moins embêtante que Mme X (la femme de l’académicien bavard, laquelle était remarquable) qui vous cite vingt volumes. — Mais il n’y a même pas de comparaison possible. » La faculté de dire de telles choses, de les dire sincèrement, Swann l’avait acquise chez la duchesse, et conservée. Il en usait maintenant à l’égard des gens qu’il recevait. Il s’efforçait à discerner, à aimer en eux les qualités que tout être humain révèle, si on l’examine avec une prévention favorable et non avec le dégoût des délicats [...][12]

Swann fait preuve d'une indulgence telle qu'il se trompe lui-même. Le "dégoût des délicats": la philosophie du dilettantisme est mise à l'écart au profit de l'intelligence.
L'éthique kantienne, républicaine est toujours présentée comme une illusion (à l'exception des Larivière). La solidarité, clé de voûte de la République, est en réalité une solidarité de castes, de communautés, jamais une solidarité humaine.
A Combray, par exemple, il s'agit d'une solidarité familiale, illustrée par la tradition du samedi:

Dès le matin, avant d’être habillés, sans raison, pour le plaisir d’éprouver la force de la solidarité, on se disait les uns aux autres avec bonne humeur, avec cordialité, avec patriotisme: «Il n’y a pas de temps à perdre, n’oublions pas que c’est samedi!»[13]

La famille, c'est le lieu de la complicité et du "patriotisme" (!), ce qui est à opposer à Darlu, qui prônait un patriotisme à travers un amour universel. Ici, il ne s'agit que d'une solidarité entre des fidèles.

Un autre exemple est donné par les jeunes filles à Balbec:

Telles que si, du sein de leur bande qui progressait le long de la digue comme une lumineuse comète, elles eussent jugé que la foule environnante était composée des êtres d’une autre race et dont la souffrance même n’eût pu éveiller en elles un sentiment de solidarité, elles ne paraissaient pas la voir, forçaient les personnes arrêtées à s’écarter ainsi que sur le passage d’une machine qui eût été lâchée et dont il ne fallait pas attendre qu’elle évitât les piétons, et se contentaient tout au plus, si quelque vieux monsieur dont elles n’admettaient pas l’existence et dont elles repoussaient le contact s’était enfui avec des mouvements craintifs ou furieux, précipités ou risibles, de se regarder entre elles en riant. Elles n’avaient à l’égard de ce qui n’était pas de leur groupe aucune affectation de mépris, leur mépris sincère suffisait.[14]

C'est tout le contraire d'un comportement selon la maxime: «Agis de telle sorte que tu puisses également vouloir que ta maxime devienne une loi universelle».

De la même façon, la maladie et l'affaire Dreyfus amèneront Swann à ressentir une solidarité juive: là encore, il s'agit d'une solidarité communautaire, non-universelle.

Cette solidarité de caste est parfaitement résumée par l'opinion de Françoise à propos du jugement de ma grand-mère sur Mme de Villeparisis:

Tout au plus ne croyait-elle pas ma grand’mère et pensait-elle que celle-ci mentait dans un intérêt de classe, les gens riches se soutenant les uns les autres, quand elle assurait que Mme de Villeparisis avait été autrefois ravissante.[15]


La version de sejan.


Notes

[1] Michel de Montaigne, Les Essais, Arléa (2002) édition établie et présentée par Claude Pinganaud, p.275

[2] Essais et articles, Pléiade, p.493

[3] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.819

[4] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.1050

[5] Emile Durkheim, "Détermination du fait moral" (1906) in Sociologie et philosophie, Paris, PUF.

[6] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.120

[7] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.279

[8] Le côté de Guermantes, Clarac t2, p.440

[9] Les Regrets, V

[10] À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.630

[11] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.286

[12] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.513

[13] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.110

[14] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t2, p.791

[15] Ibid, p.697