Jacques Dubois est professeur émérite à l'université de Liège. Il s'est intéressé au naturalisme et notamment à Zola, et au roman policier. Il est l'éditeur de Simenon dans la Pléiade. Il faudrait également citer quelques ouvrages de sociologie.
Il a publié en 1978 L'institution de la littérature, et en 1997 Pour Albertine, un très beau livre sur ce moment souvent négligé et enfin, Stendhal: une sociologie romanesque, qui m'a bien servi pour mon cours.

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Jacques Dubois a fait distribuer une feuille de citations. Elles sont toutes tirées de Sodome et Gomorrhe, dans l'édition Folio de 1991. Je reprends ces références.

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Jacques Dubois commence par remercier. Hélas, je ne me doutais pas que les premiers mots seraient importants, je n'ai donc noté que les adjectifs, sans les phrases.
Je suis ravi [...], heureux [...], content [...], comme aurait dit Mme de Cambremer. (Ouf, cet intervenant semble moins crispé, plus détendu, que les autre, il ose regarder davantage la salle que ses notes. La suite nous confirmera la légèreté d'un exposé qui n'hésite pas à faire rire).

Barthes avait remarqué:

L'œuvre de Proust est beaucoup plus sociologique qu'on ne dit : elle décrit avec exactitude la grammaire de la promotion, de la mobilité des classes.[1]

Cette remarque contient une part de vérité évidente, peut-on pour autant parler de sociologie? Car c'est une œuvre pleines de nuances, une petite sociologie plurielle.

Le monde comme un théâtre

Proust est avant tout un romancier. Il ne s'exprime que dans le singulier, le local, etc. Il écrit à l'époque de Durkheim ou de Guillaume de Tarbe et profite de cette atmosphère, mais le romancier dispose de ses propres moyens pour décrire le monde. Bourdieu a dit que les études littéraires permettaient de mieux rendre compte de l'aventure individuelle que les études scientifiques, car elles disposaient de la métaphore et de la métonymie, ce qui lui donnait un avantage certain sur les laborieux scientifiques.
S'il existe une sociologie chez Proust, c'est avant tout une sociologie spontanée: petite sociologie de Combray, petite sociologie des bains de mer, c'est-à-dire la description de ce qui se passe dans une communauté donnée.

Maintes séquences de La Recherche du temps perdu se réduisent à de grands échanges polémiques entre les personnages présents. Les stratégies des acteurs sont ordonnées par le narrateur à ses propres fins. On observe deux axes : des rapports de domination et de pouvoir entre des personnages, des rapports entre des groupes liés par l'ascendance, l'héritage, la lignée.

A. Les rapports de domination
Dans Proust sociologue, Catherine Bidou-Zachiariensen interprète La Recherche comme le récit de querelles entre salons: salon de la duchesse de Guermantes, salon de la princesse de Guermantes, salon d'Odette, salon de Mme Verdurin, et quelques petits salons: il s'agit de la batailles entre les différents groupes pour conserver un pouvoir, le pouvoir de fixer les canons du goût. Ce sont d'ailleurs ceux qu'on attendait le moins, c'est-à-dire les salons bourgeois, qui gagneront à la fin, car eux ont su miser sur les avant-gardes (Stravinsky, Debussy, etc), tandis que le groupe aristocratique est resté à des codes de savoir-vivre et un art du monde en train de tomber en désuétude. Les salons bourgeois on pris en main les codes aristocratiques tout en imposant les nouveaux canons du goût. On connaît la théorie des avant-gardes professée par La Recherche: «Car les théories et les écoles, comme les microbes et les globules, s’entre-dévorent et assurent, par leur lutte, la continuité de la vie.»[2]
L'enjeu peut paraître dérisoire. Il est particulièrement mis en scène lors de la visite de Mme Cambremer à la Raspelère. On se rappelle du contexte, Mme de Cambremer a loué le domaine aux Verdurin qui ont redécoré les pièces à leurs goûts. D'après la sociologue Catherine Bidou, on assiste là à une véritable bataille:

À ce point de vue, Mme Verdurin, tout en passant aux yeux des Cambremer pour tout bouleverser, était non pas révolutionnaire mais intelligemment conservatrice, dans un sens qu’ils ne comprenaient pas.[3]

Il s'agit d'une véritable en des bourgeois, des nobliaux de province, des aristocrates parisiens, un artiste et Marcel, qui représente une classe à lui tout seul. La confrontation est très violente. Un même acteur vient occuper différents points du temps et de l'espace, comme le fait également remarquer Italo Calvino: chez Proust les différents points du réseau spatio-temporels sont coccupés tour à tour par tous les personnages, on assiste à un phénomène de glissements.

B. les rapports d'appartenance
Proust fait preuve d'une véritable fascination pour les rapports d'appartenance et les héritages, et la façon dont ils sont vécus et négociés d'une génération à l'autre, d'une personne à l'autre. On en voit un parfait exemple dans la transmission du langage de la famille — comme un leg — à Albertine par sa mère et sa tante.[4]
Il n'y a pas de partage entre le psychologique et le sociologique, Proust a contribué à dissoudre la frontière entre les deux.

Partant de l'idée "le monde est un théâtre"; Erving Goffman a étudié la mise en scène de la vie quotidienne et en a fait le titre d'un livre, études que Livio Belloï a repris pour analyser La Recherche: La scène proustienne: Proust, Goffman et le théâtre du monde.

Retour à Barthes : analyse du renversement

On trouve dans un livre intitulé Recherches de Proust édité dans la collection Points Seuil un article de Barthes dans lequel il propose un travail qu'il faudrait mener. Cet article s'appelle "Une idée de recherche". Barthes observe un phénomène qu'il désigne sous deux mots : renversement et inversion (je n'utiliserai que le premier pour éviter toute confusion):

Dans le petit train de Balbec, une dame solitaire lit la Revue des deux mondes; elle est laide, vulgaire; le Narrateur la prend pour une tenancière de maison close; mais au voyage suivant, le petit clan, ayant envahi le train, apprend au Narrateur que cette dame est la princesse Sherbatoff, femme de grande naissance, la perle du salon Verdurin.[5]

Barthes, avec son chic habituel, analyse la scène comme une surprise et un comble. C'est une surprise qu'elle soit une princesse, c'est un comble qu'elle soit une princesse qui ressemble à une maquerelle. Barthes en donne d'autres exemples, je ne les cite pas tous:

M. Verdurin parle de Cottard de deux façons : s'il suppose le professeur peu connu de son interlocuteur, il le magnifie, mais il use d'un procédé inverse et prend un air simplet pour parler du génie médical de Cottard, si celui-ci est reconnu;
Odette Swann, femme supérieure selon le jugement de son milieu, passe pour bête chez les Verdurin;[6]

Barthes observe que dès que le lecteur est habitué à ce que chaque observation se poursuive jusqu'à son contraire, il va s'y attendre et en déduire une loi du renversement. (Bien entendu, vous faites la part de l'humour de Barthes dans une remarque aussi catégorique).
Cette loi du renversement va devenir une véritable pandémie. Il ne faut pas l'investir de trop de contenu, nous prévient Barthes, et en particulier, il ne faut pas l'investir de contenu moral, aucun terme n'est plus vrai que l'autre. La vérité de la princesse serait d'être une princesse qui ressemble à une maquerelle? Non, nous dit Barthes, la vérité est qu'elle est les deux.
C'est un discours de jubilation, partiellement érotique.
Je n'insiste pas trop sur ce point et je passe à mes exemples.

Les solutions biscornues

Les textes de Proust sont pleins d'humour, souvent sarcastiques. Les scènes comiques seraient presque des gags si l'on était au cinéma. Plus qu'un renversement, le principe que l'on observe est souvent une solution biscornue [7]: un personnage tiraillé entre deux options finit par opter pour une solution boîteuse, qui est presque un ratage.

C'était un de ces hommes à qui leur expérience professionnelle consommée fait un peu mépriser leur profession et qui disent par exemple: «Je sais que je plaide bien, aussi cela ne m'amuse plus de plaider», ou : «Cela ne m'intéresse plus d'opérer ; je sais que j'opère bien.» Intelligents, artistes, ils voient autour de leur maturité, fortement rentée par le succès, briller cette «intelligence», cette nature d'«artiste » que leurs confrères leur reconnaissent et qui leur confère un à-peu-près de goût et de discernement. Ils se prennent de passion pour la peinture non d'un grand artiste, mais d'un artiste cependant très distingué, et à l'achat des œuvres duquel ils emploient les gros revenus que leur procure leur carrière. Le Sidaner était l'artiste élu par l'ami des Cambremer, lequel était du reste très agréable. Il parlait bien des livres, mais non de ceux des vrais maîtres, de ceux qui se sont maîtrisés. Le seul défaut gênant qu'offrît cet amateur était qu'il employait certaines expressions toutes faites d'une façon constante, par exemple : «en majeure partie», ce qui donnait à ce dont il voulait parler quelque chose d'important et d'incomplet. (Proust, Sodome et Gomorrhe, Folio, 1991, p. 201-2)

L'auteur procède par coups d'épingle successifs et aggrave progressivement le cas de son personnage. Que reproche le narrateur à ce personnage? de se débattre entre deux lois sociales pas nécessairement opposées mais qui ici ne vont pas s'harmoniser: le personnage est excellent dans sa profession et riches dans ses revenus, mais il se targue de goûts "artistes". Il n'arrive qu'à un accord boîteux entre les deux mondes.

Autre exemple.

M. de Vaugoubert se dandinant (par un excès de politesse qu'il gardait même quand il jouait au tennis où à force de demander des permissions à des personnages de marque avant d'attraper la balle, il faisait inévitablement perdre la partie à son camp) [...] (Ibid, p. 73-74)

A la fin, M. de Vaugoubert sera lui-même comparé à une balle de tennis. Quel est son problème?
M.de Vaugoubert est un diplomate et un homosexuel. Il a tellement pris l'habitude de dissimuler ses penchants qu'il se répand en précautions et en excuses en toute occasion. Evidemment, quand on joue au tennis, cette solution boîteuse donne pour résultat un match perdu.

J'ai commencé ce cours en me disant ravi, heureux, content, ce qui reprend la règle des trois adjectifs qui permet à Mma de Cambremer de dire des qualités de Saint-Loup qu'elles sont «uniques-rares- réelles». Il s'agit de deux lois sociales expliquées par Proust:

C'était l'époque où les gens bien élevés observaient la règle d'être aimable et celle dite des trois adjectifs. Mme de Cambremer les combinait toutes les deux. Un adjectif louangeur ne lui suffisait pas, elle le faisait suivre (après un petit tiret) d'un second, puis (après un deuxième tiret) d'un troisième. Mais ce qui lui était particulier, c'est que, contrairement au but social et littéraire qu'elle se proposait, la succession des trois épithètes revêtait dans les billets de Mme de Cambremer l'aspect non d'une progression, mais d'un diminuendo. (Ibid, p. 336)

Mme de Cambremer connaît la règle et la respecte, mais elle en mésuse. Proust explique cela par son impatience: trop impatiente d'appliquer la règle de l'amabilité, Mme de Cambremer mettait tout le poids de soes compliments dans le premier mots, il ne lui restait rien pour continuer.

Mon dernier exemple sera typique du renversement barthésien:

Ne quittant la lecture de Stuart Mill que pour celle de Lachelier, au fur et à mesure qu'elle croyait moins à la réalité du monde extérieur, elle [Mme de Cambremer jeune] mettait plus d'acharnement à chercher à s'y faire, avant de mourir, une bonne position. Eprise d'art réaliste, aucun objet ne lui paraissait assez humble pour servir de modèle au peintre ou à l'écrivain. Un tableau ou un roman mondain lui eussent donné la nausée; un moujik de Tolstoï, un paysan de Millet étaient l'extrême limite sociale qu'elle ne permettait pas à l'artiste de dépasser. Mais franchir celle qui bornait ses propres relations, s'élever jusqu'à la fréquentation des duchesses, était le but de tous ses efforts, tant le traitement spirituel auquel elle se soumettait par le moyen de l'étude des chefs-d'œuvre, restait inefficace contre le snobisme congénital et morbide qui se développait chez elle. Celui-ci avait même fini par guérir certains penchants à l'avarice ou à l'adultère auxquels étant jeune elle était encline, pareil en cela à ces états pathologiques singuliers et permanents qui semblent immuniser ceux qui en sont atteints contre les autres maladies. (Ibid, p.315-16).

Il existe un chiasme entre le spiritualisme de Lacelier et le réalisme en art qu'exige la jeune Mme de Cambremer. Le comique naît du rapprochement de vices qu'on n'aurait pas songer à rapprocher, l'avarice et l'adultère.

Conclusion

On est dans l'anecdote. La peinture est cocasse et cruelle. Le paraître social est mis en cause par le ratage social. Les aptitudes sont mises en regard du statut, il y a croisement des deux logiques qui sont perturbées en fonction de la volonté des personnages.
Mme de Cambremer jeune rassemble trop d'aspirations en elle: la bourgeoise élevée à la noblesse provinciale qui souhaite atteindre la haute noblesse.
Je n'aurais pas le temps de parler du philosophe norvégien, lui aussi être hybride.

Les ratages sont l'indice révélateur d'une anomalie, anomalie qui va jusqu'à s'incarner: ainsi Mme de Cambremer mère salive beaucoup, tandis que sa fille est «plate comme une galette bretonne».
On pourrait établir une tératologie proustienne à partir de Charlus, figure de l'ajustement des logiques sociales lorsqu'il visite la Raspelière.

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Mes notes se terminent ainsi. Jacques Dubois a pris grand soin d'écourter son exposé afin de laisser un temps de débat à la fin de son intervention, et c'est tout à son honneur d'avoir ainsi respecté la règle du jeu qui consiste malgré tout à se laisser volontairement passer au grill...

Avant de retranscrire les quelques notes que j'ai prises ensuite, je vais donner mon avis sur ce séminaire: il est amusant de constater, et peut-être finalement pas si surprenant, que Jacques Dubois a lui-même adoptée une solution biscornue: il a commencé son intervention par une partie théorique destinée à nous démontrer que La Recherche n'était pas vraiment une sociologie parce qu'elle s'intéressait trop au particulier; et qu'elle n'était pas morale puisque l'effet de surprise l'intéressait davantage que la recherche de la vérité; puis après nous avoir présenté une des grilles de lecture de Proust par Barthes (le renversement), il a accumulé les exemples pour nous monter que l'effet de cocasserie résultait moins d'un renversement barthésien que de solutions biscornues adoptées par des personnages ne sachant pas trancher entre deux logiques sociales.

Jacques Dubois a donc adopté lui-même une solution biscornue en nous démontrant qu'il n'y avait pas de petites sociologies morales proustiennes tout en intitulant son cours «Petites sociologies proustiennes».
C'est par-dessus ce chiasme que Compagnon va tenter de jeter un pont dans la conversation qui va suivre: Antoine Compagnon va vouloir prouver à toute force qu'il y a bien de la morale dans La Recherche.
L'échange est assez étrange, car chacun semble poursuivre en roue libre sa propre pensée.

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Antoine Compagnon: Vous nous avez dit que le renversement proustien selon Barthes n'avait pas de contenu moral puisqu'il ne dévoilait aucune vérité. Pourtant tous les exemples que vous nous avez donnés étaient liés au problème de l'identité. Peut-on ne pas lier les troubles de l'identité et une certaine vérité de l'être (même si un personnage peut nous tromper ou se tromper lui-même)?

Jacques Dubois: J'ai repris cette analyse de Barthes, mais je ne suis pas toujours d'accord avec Barthes. Il y a une méchanceté "morbide" de Proust. En même temps, La Recherche met en scène des gens troublés, des gens fragiles, et on sent, même si rien ne permet d'étayer cette sensation, on sent Proust s'attendrir.

AC: Ne serait-ce que dans l'observation de ces boîteries...

JD: Oui. D'ailleurs on ne sait pas qui observe ça. Ce sont des faux pas inconnus (car en réalité, qui est réellement gêné par une collection de Le Sidaner?) mais terribles.

AC: Et donc j'ai du mal à ne pas voir une certaine vérité dans la faiblesse de ce collectionneur...

JD: Ce n'est pas le meilleur exemple. Prenez la jeune Mme de Cambremer. Elle est d'une part très ridicule, mais aussi victime de la violence des salons. C'est une autre idée qui court La Recherche: la violence.Si vous boîtez vous attirez les coups. J'aurais un exemple mais je ne vais pas le donner...
[la salle rit].
AC: Oui. On se rappelle à Ce propos ce geste du narrateur prêt à baiser les mains de Norpois qui venait de lui promettre une introduction chez les Swann. Le narrateur pensait que ce geste était passé inaperçu, puis apprend plus tard que Norpois a raconté ce geste dans les salons.

JD: Bon alors je donne mon exemple. il s'agit du moment où arrivant à La Raspelière, Marcel donne son avis sur la décoration:

Le comble fut quand je dis: «Ma plus grande joie a été quand je suis arrivé. Quand j’ai entendu résonner mes pas dans la galerie, je ne sais pas dans quel bureau de mairie de village, où il y a la carte du canton, je me crus entré.»[8]

Pourquoi a-t-il dit cela? Pour affirmer un certain goût poétique?

AC: Oui, lui seul est sensible à l'insignifiant, ce passage se situe au moment de la lustrine verte. Cette lustrine, c'est une amorce avortée qui aurait dû permettre une plongée dans la mémoire involontaire. Ce passage est maladroit car il n'a pas été exploité ultérieurement. C'est une sorte de "bavure" de l'auteur. La lustrine était censée annoncer Le Temps retrouvé.

JD: Les Verdurins sont assez putassiers mais ils vont gagner à la fin. Ce sont eux qui vont inventer l'art moderne.

AC: J'ai beaucoup aimé votre citation d'Italo Calvino sur la structure en réseau, sur le fait que la position sur le réseau compte davantage que les identités.


La version de sejan.


Notes

[1] Roland Barthes, "Une idée de recherche", in Recherches de Proust, p.37

[2] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.815/ Tadié t3 p.210

[3] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.917

[4] Le côté de Guermantes, Clarac t2, p.355

[5] Roland Barthes, "Une idée de recherche", in Recherches de Proust, p.34

[6] Ibid, p.34-35

[7] c'est moi qui souligne

[8] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.944