J'ai reçu une lettre me demandant pourquoi je n'ai pas parlé de Jean-Marie Guyau, contemporain de la jeunesse de Proust.
Je suis loin d'avoir cité tous les philosophes de l'époque, je n'ai cité que ceux avec qui Proust avait pu être en contact: Darlu à Condorcet, Janet et Boutroux à la Sorbonne, Desjardins par relations familiales.

Jean-Marie Guyau est l'auteur d'une Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction rééditée ces jours-ci, livre qui est une tentative de donner des fondements à une morale laïque sans référence ni kantienne ni mystique.
Guyau est le fils d'un auteur que je lisais dans ma jeunesse et qui m'a beaucoup marqué, Bruno, auteur du Tour de France de deux enfants. Il s'agissait en fait de sa mère, Mme Feuillée.
Nietzsche connaissait l' Esquisse de Guyau et il l'y répond, notamment dans les Fragments à la fin de sa vie.

Je reviens à la fin du cours.
Nous avons vu qu'un certain courant philosophique lisait les modernes comme s'ils répondaient aux questions des philosophes antiques. Or on est très loin de cela chez Proust.
En voici quelques exemples dans ''Le Temps retrouvé"":

L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l’auteur mais au lecteur.[1]

Le lecteur ne fait que lire en lui-même. La lecture est l'épreuve d'une certaine reconnaissance en soi. C'est une façon de faire l'expérience du livre. Le narrateur distingue ce qui est de la dimension de l'action et de la dimension d'une herméneutique. Il s'agit davantage d'une esthétique que d'une éthique.
Bien sûr, il faudrait nuancer, on trouve bien à la fin de La Recherche une certaine générosité, une certaine exaltation du genre humain, on y reviendra à la fin.
En attendant, la générosité kantienne est toujours évoquée pour être moquée. Ainsi, lorsque se retrouvent dans le petit train menant à la Raspelière Cottard, Brichot, Ski et la princesse Sherbatoff, il apparaît que la morale est avant tout une affaire de médecins. Au milieu d'une bouillie de lieux communs se trouvent des choses importantes dans ce passage:

— Le sage est forcément sceptique, répondit le docteur. Que sais-je ? guothi seautou, disait Socrate. C’est très juste, l’excès en tout est un défaut. Mais je reste bleu quand je pense que cela a suffi à faire durer le nom de Socrate jusqu’à nos jours. Qu’est-ce qu’il y a dans cette philosophie ? peu de chose en somme. Quand on pense que Charcot et d’autres ont fait des travaux mille fois plus remarquables et qui s’appuient, au moins, sur quelque chose, sur la suppression du réflexe pupillaire comme syndrome de la paralysie générale, et qu’ils sont presque oubliés ! En somme, Socrate, ce n’est pas extraordinaire. Ce sont des gens qui n’avaient rien à faire, qui passaient toute leur journée à se promener, à discutailler. C’est comme Jésus-Christ : Aimez-vous les uns les autres, c’est très joli. — Mon ami..., pria Mme Cottard. — Naturellement, ma femme proteste, ce sont toutes des névrosées.[2]

Une fois de plus c'est un passage qui ne doit pas être pris trop au sérieux. Il s'agit aussi de blagues de potaches. Mais il reste que la morale est une affaire de médecins. D'ailleurs, «l'excès en tout est un défaut» est une phrase que l'on retrouvera dans la bouche du professeur E., le premier qui a ausculté la grand-mère au moment de sa maladie et prédit sa fin prochaine. Des pages plus tard on retrouve ce professeur E. à Balbec et cela donne lieu à une page d'une grande violence contre les médecins. Le professeur dira:

«Du vin ? en quantité modérée cela ne peut vous faire du mal, c’est en somme un tonifiant... Le plaisir physique ? après tout c’est une fonction. Je vous le permets sans abus, vous m’entendez bien. L’excès en tout est un défaut.»[3]

- «Que sais-je», c'est le «Que sais-je? comme je la porte à la devise d'une balance» de Montaigne;
- «Connais-toi toi-même», c'est la devise au temple d'Apollon;
- «L'excès en tout est un défaut» : c'est Aristote repris par Condorcet: «chaque vertu est placée entre deux vices»[4], c'est Horace, Sénèque, Joubert... (Antoine Compagnon nous regarde avec un sourire heureux: «je regrette de n'avoir pas fait de note à cette phrase dans l'édition de la Pléiade de Sodome et Gomorrhe». Bref, il nous donne ses annotations en direct). Le marquis de Cambremer utilisera lui aussi cette expression en dénonçant le dreyfusisme de Saint-Loup, qui n'est pas excusable malgré sa famille allemande:

[...] il a beau avoir toute une parenté allemande, son père revendiquait avant tout son titre de grand seigneur français, il a repris du service en 1871 et a été tué pendant la guerre de la plus belle façon. J’ai beau être très à cheval là-dessus, il ne faut pas faire d’exagération ni dans un sens ni dans l’autre. In medio... virtus, ah! je ne peux pas me rappeler. C’est quelque chose que dit le docteur Cottard. En voilà un qui a toujours le mot. Vous devriez avoir ici un petit Larousse.»[5]

Louis Maurice Boutet de Monvel, illustrateur de La Fontaine, est l'auteur de ces lignes:

Faut d' la vertu, point trop n'en faut
L'excès en tout est un défaut.

- «Aimez-vous les uns les autres», c'est Saint Jean (v13-34): «Aimez-vous les uns les autres; comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres.» Cottard confond tout. Il tourne en dérision le message de la charité chrétienne. Proust n'est pas ou très peu du côté de l'attention à l'autre. Il se situe à l'opposé de Montaigne qui disait dans le chapitre 13 du livre III des Essais «La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l'écoute.» Montaigne est le défenseur de la loyauté, de la fidélité à la parole donnée; il réfute le mensonge. Il pense que le mensonge détruit l'édifice social et s'oppose en cela à Machiavel. Montaigne nous en donne un exemple extrême qu'il reprend à Cicéron dans le De Officiis livreIII. Cicéron prend l'exemple d'un prisonnier qui une fois libéré ne rapporte pas la rançon promise aux pirates. C'est légitime, dit Cicéron, car les pirates sont les ennemis du genre humain, d'autre part un serment obtenu sous la contrainte n'engage à rien.
Montaigne n'est pas d'accord, dans le chapitre De l'utile et de l'honnête il soutient que l'on doit toujours tenir parole:

L'exemple qu'on nous propose pour faire prévaloir Futilité privée à la foi donnée ne reçoit pas assez de poids par la circonstance qu'ils y mêlent. Des voleurs vous ont pris; ils vous ont remis en liberté, ayant tiré de vous serment du paiement de certaine somme ; on a tort de dire qu'un homme de bien sera quitte de sa foi sans payer étant hors de leurs mains. Il n'en est rien. Ce que la crainte m'a fait une fois vouloir, je suis tenu de le vouloir encore sans crainte ; et quand elle n'aura forcé que ma langue sans la volonté, encore suis-je tenu de faire la maille bonne de [tenir scrupuleusement] ma parole. Pour moi, quand parfois elle a inconsidérément devancé ma pensée, j'ai fait conscience de la désavouer pour autant.

La parole doit être tenue même si elle a dépassé ma pensée

Autrement, de degré en degré, nous viendrons à renverser tout le droit qu'un tiers prend de nos promesses et serments. Comme si l'on pouvait faire violence à un homme courageux (Cicéron, Les Devoirs, III, 30). En ceci seulement a loi l'intérêt privé de nous excuser de faillir à notre promesse, si nous avons promis chose méchante et inique de soi; car le droit de la vertu doit prévaloir le droit de notre obligation.[6]

Il y a deux grands principes: la fidélité à la parole et l'équité. Quand le respect de la parole est contraire à l'équité, on a alors le droit de se dédire de sa parole, et c'est le seul cas où cela est possible.
Car seule une parole vraie permet l'échange:

Un parler ouvert, ouvre un autre parler, et le tire hors, comme fait le vin et l'amour.[7]

Peu de choses semblables peuvent être trouvées dans Proust.

Richard Rorty dont nous avons déjà parlé était un philosophe contemporain qui a opréré un retour vers une philosophie non kantienne. Il distinguait deux sortes de livres, ceux qui nous aident à devenir plus autonomes et ceux qui nous aident à devenir moins méchants, sachant qu'un livre appartient rarement aux deux catégories. Rorty plaçait résolument La Recherche dans la première catégorie, une somme, une élaboration d'expériences qui nous aide à devenir nous-même, vieille injonction reprise par Nietzsche dans Ecce homo.
Pour Rorty, La Recherche est un livre du soi, et non un livre de l'autre, il se préoccupe des obligations que l'on a vis-à-vis de soi, et non vis-à-vis de l'autre.
D'une certaine façon, il rejoint Bataille qui défendait dans ses articles de La littérature et le mal qu'il existait une morale supérieure non soumise aux obligations ordinaires des autres morales. Cette morale supérieure était autorisée au mensonge au nom de la quête de la vérité. Un Proust nietzschéen se réclame alors d'une morale souveraine: la vérité des artistes.
On est loin ici de Montaigne qui dénonçait Machiavel et réfusait qu'il puisse y avoir une morale souveraine du prince.

Pour ma part, je voudrais contredire l'idée qu'il y ait deux sortes de livres (ceux qui vous rendent plus autonomes/ ceux qui vous rendent moins méchants), non pour défendre l'idée d'une Recherche généreuse ou altruiste, mais pour montrer que la connaissance de soi passe par les autres. les actes qui nous rendent plus autonomes ou moins méchants sont difficilement séparables.
Je voudrais emprunter une troisième voie et opérer une réappropriation littéraire de La Recherche. Je voudrais m'intéresser à tout ce qui interloque dans La Recherche en refusant tout séparation selon des axes méchant/autonome. La littérature pense les problèmes autrement, sans les limitations de la philosophie, elle apporte d'autres réponses.

Souvenez-vous de l'angoisse de Proust en 1908 au moment de commencer son son roman. Il s'interroge: «Faut-il en faire un roman, une étude philosophique, suis-je romancier?»[8]
Il choisira le roman. La littérature n'ignore pas le cornac mais pense que sans l'éléphant il n'y aurait pas de cornac alors que sans cornac il y aurait encore un éléphant. Cela me rappelle un passage d'Albert Thibaudet dans Réflexions sur la littérature (en 1925):

Il s'agit d'écrire un ouvrage sur l'éléphant. L'Anglais part pour l'Afrique ou les Indes, et en rapporte un gros mémoire en désordre, bourré de descriptions et de chiffres, y compris celui de ces notes d'hôtel. L'Allemand descend en lui-même pour y trouver l'Idée de l'éléphant, l'éléphant en soi, l'Ur-éléphant. Le Français écrit, au café du jardin d'acclimatation, un brillant article sur l'éléphant, où l'on remarque des allusions fines à M.Chéron, et où Georges Pioch n'est pas oublié. Le Polonais rédige l' Éléphant et la Question polonaise (ce qui n'est pas si ridicule). Et le Russe apporte un livre qui s'appelle: L'Éléphant existe-t-il?.[9]

Il y a beaucoup de façon de s'occuper de l'éléphant, Proust s'en occupe à la manière anglaise: un livre débordant de faits et de notes d'hôtel...

Un autre philosophe, Charles Taylor, est l'auteur d'un livre intitulé Human agency and language. C'est assez difficile à traduire, agence, agent, agir humain. Charles Taylor réfléchit aux rapports entre le self et le langage. Les thèses classiques s'attachent à déterminer qui contrôle qui: soit le sujet contrôle le langage (ce qu'on pourrait appeler le logocentrisme métaphysique), soit le langage précède le sujet (ce sont les thèse de la déconstruction).
Taylor préfère l'in-between, les réseaux, l'interdépendance:

Il n'y a pas moyen pour un être d'être introduit à l'identité sans être introduit au langage. L'être appartient à un réseau discurssif qui donne et coupe la parole.

Il y a de nombreux exemples de cela dans La Recherche. Qu'on songe par exemple aux samedis de Combray que Jacques Dubois a évoqué la semaine dernière. Entre famille et patriotisme, le lien est vite établie.
Jacques Dubois nous a donné de nombreux exemples d'interlocutions et du troubles qu'elles créent.

Un autre ouvrage de Rorty s'intitule Les sources du moi: la formation de l'identité moderne. Il y étudie la généalogie de l'identité (c'est ma traduction): «On ne peut pas être un soi tout seul. Je suis un soi en relation avec certains interlocuteurs. [il manque une partie de la citation]» Un soi n'existe que dans des réseaux d'interlocution, parmi une communauté définitoire.
Rorty établit une distinction entre une auto-définition, qui constitue le socle de soi, et une auto-compréhension, qui intervient comme une ressaisit de soi. Il n'y a pas de connaissance de soi qui précède le devenir de soi. Il n'y a pas d'identité dans la solitude.
Pour Rorty il y avait deux sortes de livres, pour Taylor il y a deux sortes d'éthiques: les éthiques minces et des éthiques épaisses. Les minces sont constituées de règles, d'impératifs catégoriques, les épaisses sont narratives et non prescriptives. Les éthiques épaisses se trouvent dans les romans épais, compliqués, embrouillés comme la casuistique, comme les romans de Dostoïevski, Les frères Kamarazov où tout le monde est coupable à la fin, comme les phrases de Proust dont les détours cherchent à épouser la pensée.
Taylor ramène la morale du côté de l'herméneutique, nous existons dans ces plis, dans ces détours, dans ces relations. On songe à nouveau à Montaigne qui disait dans De l'institution des enfants: «Je ne dis les autres, sinon pour d'autant plus me dire».[10] Ainsi, la littérature est fidèle à cette épaisseur de la vie morale et à cette opacité des individus. Je songe à un article d'Iris Murdoch publié en 1961 intitulé Against Dryness, Contre la sécheresse[11]. Elle s'élève contre la tentation du purisme qui voudrait que nous trouvions la beauté dans de petites choses sèches, dans une littérature qui veut nettoyer la vie des détails inexpliqués, des fils dénoués, dans une littérature qui ne nous donne plus l'idée de la contingence. Il s'agit finalement d'un plaidoyer en faveur des gros romans. Il faut que les romans soient des messages aux trames lâches, desserrées, débordantes, pour accueillir la contingence de la vie.

Albert Thibaudet disait qu'il y avait les romans composés (les français, classiques, construits) et les romans déposés (les anglais ou les russes, désordonnés, foisonnants d'un point de vue français).
La semaine dernière, Jacques Dubois avait pris pour exemple l'amateur de Le Sidaner: «Il parlait bien des livres, mais non de ceux des vrais maîtres, de ceux qui se sont maîtrisés.»[12]. Cet amateur est un être incomplet. Il aime les écrivains qui se sont maîtrisés, et non ceux qui ont produit des œuvres non soignées, incluant l'épaisseur de la vie.
Cette épaisseur, Proust en parle. On se rappelle la grand-mère qui refusait de se laisser prendre en photo car les photographie étaient plates:

Elle essayait de ruser et, sinon d’éliminer entièrement la banalité commerciale, du moins de la réduire, d’y substituer, pour la plus grande partie, de l’art encore, d’y introduire comme plusieurs « épaisseurs » d’art.[13]

La limitation de la littérature serait d'être trop soignée. Il faut accepter le caractère profus, approximatif, heuristique, non axiomatique, de la littérature. Il s'agit d'un appel à lire autrement. La lecture littéraire commence par la perte et la désorientation.
Selon Iris Murdoch, la vie est pleine de loose-ends, de fils qui pendent, non noués. La littérature moderne a peur d'un impur monde moderne pleins d'impurs personnages modernes.
Cette idée de fil est présente dans La Recherche:

il regardait Jupien avec la fixité particulière de quelqu’un qui va vous dire: «Pardonnez-moi mon indiscrétion, mais vous avez un long fil blanc qui pend dans votre dos », ou bien : « Je ne dois pas me tromper, vous devez être aussi de Zurich, il me semble bien vous avoir rencontré souvent chez le marchand d’antiquités.»[14]

Dans La Recherche, tout finit par se rejoindre, on connaît la soigneuse construction du roman, et pourtant, celui-ci est plein d'indécidable, de non-dits, ainsi que le revendique Proust dans sa description du livre idéal:

[...] le [le livre que l'on porte en soi] créer comme un monde, sans laisser de côté ces mystères qui n’ont probablement leur explication que dans d’autres mondes et dont le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans l’art.[15]


La version de sejan


Notes

[1] Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.911

[2] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.1051

[3] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.641

[4] Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain

[5] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.1094

[6] Michel de Montaigne, Les Essais, livre III, chapitre I, édition établie et présentée par Claude Pinganaud, Arléa (2002), p.585

[7] Ibid, p.580

[8] Marcel Proust, Le Carnet de 1908, établi et présenté par Philip Kolb, Gallimard (1976). p. 61.

[9] Albert Thibaudet, Réflexions sur la littérature (2007), p.987

[10] Op. cit., Livre I chapitre XXV, p.117

[11] Cet article est paru en français dans un livre intitulé L'Attention romanesque, composé d'articles d'Iris Murdoch

[12] Sodome et Gomorrhe, Clarac, t2, p.806

[13] Du côté de chez Swann, Clarac t2, p.40

[14] Sodome et Gomorrhe, Clarac, t2, p.605

[15] Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.1032