J'ai eu Elisabeth Ladenson comme élève il y a... longtemps, j'ai dirigé son mémoire de maîtrise sur Proust et Baudelaire, autour du poème A une passante. Elle a publié Proust Lesbianism, traduit en Proust lesbien.
Son dernier livre s'intitule Dirt for art's sake, une étude des procès littéraires de Madame Bovary à Lolita.

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Intervenante amusante et facile à suivre, excellente intervenante donc, à la voix grave ou profonde, déformant les mots pour leur donner des sonorités en "on" et en "en".
Finalement je me rend compte que les intervenants qui ne présentent pas de plan mais le laisse se découvrir sont sans doute les meilleurs, ils ont cette capacité à vous proposer une promenade, et non à vous propulser dans un circuit à boucler à toute force en une heure. «Pourquoi Proust n'est pas Balzac» aurait été un titre plus exact pour ce séminaire. Evidemment cela aurait perdu toute référence à la morale.

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La semaine dernière, Jacques Dubois citait un texte de Roland Barthes, Une idée de recherches, en démontrant la survenance régulière de solution biscornue issue de renversement inattendue; ainsi la tenancière de bordel s'avère-t-elle être la princesse Sherbatoff, et Barthes donne sept autres exemples de renversement parmi les multiples occurences dans le roman: le père sévère qui se montre complaisant, Swann dont le narrateur pensait qu'il se moquerait de lui s'il connaissait sa souffrance alors que Swann était justement le mieux à même de comprendre cette souffrance du fait de son amour jaloux pour Odette, la marquise des Champs-Elysées qui n'est que Madame Blatin, etc.

Le ne que de la réduction perd sa faculté de réduction. Il est le signe de l'inversion.
L'inversion comme forme envahit tout le roman, l'inversion comme thème également, les deux, inversation structurale et inversion thématique, sont liées.

Charlus par exemple subit des transformations régulières puis une transformation subite. Il nous est d'abord présenté comme l'amant de Madame Swann, plus tard comme un symbole de virilité auprès des femmes dans les salons, puis il est brutalement dévoilé au début de Sodome et Gomorrhe. Le lecteur habitué ou le relecteur en a pris l'habitue, il s'attend à un retournement. Si la dame es Champs-Elysées semble aristocratique, c'est qu'elle doit être de basse origine.

L'inversion sexuelle est à cet égard exemplaire (mais non forcément fondatrice), puisqu'elle donne à lire dans un même corps la surimpression de deux contraires absolus, l'Homme et la Femme (contraires, on le sait, définis par Proust biologiquement, et non syboliquement: trait d'époque, sans doute, puisque pour réhabiliter l'homosexualité Gide propose des histoires de pigeons et de chiens); la scène du frelon, au cours de laquelle le Narrateur découvre la Femme sous le baron de Charlus vaut théoriquement pour tous les contraires [...][1]

Les paradoxes proustiens sont immuables. Une seule exception peut-être, sont les yeux de Gilberte. La scène se trouve dans Du côté de chez Swann, avant la première vision de Charlus et de ses yeux exhorbités qui reviendront des milliers de pages plus tard. On nous décrit une fillette rousse, une bêche à la main:

Ses yeux noirs brillaient et, comme je ne savais pas alors, ni ne l’ai appris depuis, réduire en ses éléments objectifs une impression forte, comme je n’avais pas, ainsi qu’on dit, assez «d’esprit d’observation» pour dégager la notion de leur couleur, pendant longtemps, chaque fois que je repensai à elle, le souvenir de leur éclat se présentait aussitôt à moi comme celui d’un vif azur, puisqu’elle était blonde : de sorte que, peut-être si elle n’avait pas eu des yeux aussi noirs – ce qui frappait tant la première fois qu’on la voyait – je n’aurais pas été, comme je le fus, plus particulièrement amoureux, en elle, de ses yeux bleus.[2]

Cette phrase rassemble toutes les caractéristiques du style de Proust. Elle est très longue et contient ses propres péripéties, elle commence par «les yeux noirs», se termine par «les yeux bleus», c'est une sorte de Proust au carré. Elle ne respecte pas les règles établies par Mme de Sévigné et Dostoïevski, qui veulent que l'on présente les choses dans l'ordre des perception avant de les montrer dans l'ordre de la réalité. Ici on a d'abord la réalité, puis l'illusion.
Cet exemple est différent de celui de Charlus ou de la princesse Sherbatoff, qui pouvaient être deux choses à la fois: paraître viril et être homosexuel; ressembler à une tenancière de bordel et être princesse. Ici c'est impossible. Vous pouvez avoir de l'encre Waterman bleu-noir, mais des yeux sont soit noirs, soit bleus, mais pas les deux à la fois. Le renversement n'est pas possible.

Un détour

Mais laissons-là les yeux pour le moment et faisons un détour.
Le passage le plus choquant du premier livre publié, celui de Mlle de Vinteuil crachant sur le portrait de son père, a provoqué l'opprobe mais n'a suscité qu'une réaction écrite — et celle-ci élogieuse, de la part de Willy, le mari de Colette. Proust exaspéré a demandé à Jacques Rivière de ne plus lui envoyer de lettres des lecteurs. Dans une lettre à Albuferra en mai 1908, il détaille une liste de projets dont «un essai sur la pédérastie (pas facile à publier) / [...][3].
C'est l'époque du procès d'Oscar Wilde. Aucun auteur sérieux depuis Balzac n'a osé aborder le sujet de l'homosexualité masculine. En revanche ils se sont emparé du sujet des lesbiennes : c'est La fille aux yeux d'or de Balzac, Mlle Maupin de Gautier, Les femmes damnées de Baudelaire. Un tableau de Gustave Courbet intitulé Paresse et luxure (qu'on a pu voir récemment à Paris) avait été refusé par les Salons. C'est l'époque de Claudine à l'école, jeune fille vierge et dévergondée, suivi par Claudine en ménage qui pourrait s'intituler Claudine en ménage à trois (On comprend que Proust ait été horrifié d'être félicité par Willy!).
L'Immoraliste, qui représente ce qu'on appellerait aujourd'hui un coming-out, a été publié en 1902 et se lit comme un roman philosophique. Gide a retardé la publication de Corydon, ce qu'il regrettera d'ailleurs plus tard. En 1908, Proust écrit dans le carnet 49 (qui est repris en note dans le Sodome et Gomorrhe en folio ou en pléiade) qu'il ne sait quel mot utiliser. Il opte finalement pour le mot inversion, mais le seul qui lui convienne, c'est ceui de Balzac: «tante».

Ce terme conviendrait particulièrement bien à mes personnages à mes personnages qui sont vieux et papotent [...]. Le lecteur français veut être respecté, c'est pourquoi j'utiliserai le mot inverti.

Il s'agit de la citation d'une phrase de Boileau:

Le latin dans les mots brave l’honnêteté,
Mais le lecteur français veut être respecté ;
Du moindre sens impur la liberté l’outrage,
Si la pudeur des mots n’en adoucit l’image.
Je veux dans la satire un esprit de candeur,
Et fuis un effronté qui prêche la pudeur.[4]

(Elisabeth Landenson relève la tête et nous regarde:) Cela me fait penser à cet étudiant de Columbia venu me voir en fin de cours pour que je le conseille. Il voulait lire Proust et ne savait pas trop comment faire. Je lui donne quelques conseils et il repart avec Du côté de chez Swann. Il est revenu quelques temps plus tard, inquiet. Il avait fini le livre et l'avait trouvé drôle, il voulait savoir s'il avait tort. (Il était prêt à le relire sans le trouver drôle si c'était ce qu'il fallait faire).

Proust note: «Il faut respecter les règles de la bienséance quand on n'est pas Balzac.»
Que signifie être Balzac? Il faut voir que Proust devient de plus en plus "exotique", si l'on considère les relations de Morel et d'Albertine, ou de Charlus réputé fournir des jeunes filles à Léa tout en entretenant des relations avec Morel... (Elisabeth Landenson relève la tête : Tout cela est dans mon livre Proust lesbien, entre nous, c'est un titre de l'éditeur, je ne sais pas ce que ça veut dire.)

Pourquoi Proust n'est pas Balzac?
Il faut revenir à Jean Santeuil. Presque tout y est, mélangé, mais tout y est. Tout, sauf Sodome et Gomorrhe: il manque les épisodes lesbiens de Sodome et Gomorrhe. Le seul épisode de ce type concerne l'interrogation de Françoise, qui avoue avoir couché avec Charlotte. Françoise est congédiée et Jean poursuit Charlotte (ce qui se passera également avec Albertine et Andrée). Le discours chargé d'horreur et de culpabilité ne ressemble à aucun des discours des femmes de La Recherche du Temps perdu, en revanche, c'est la tonalité des discours sur l'homosexualité masculine.

C'est l'époque du procès d'Oscar Wilde et de son emprisonnement qui provoquera sa mort prématuré. On se rappelle la lettre à Robert Dreyfus dans laquelle Proust notait «comme Oscar Wilde disant que le plus grand chagrin qu’il avait eu c’était la mort de Lucien de Rubempré dans Balzac, et apprenant peu après par son procès qu’il est des chagrins plus réels.», phrase également évoquée dans Sodome et Gomorrhe, sans nommer Wilde:

Et la mort de Lucien ! je ne me rappelle plus quel homme de goût avait eu cette réponse, à qui lui demandait quel événement l’avait le plus affligé dans sa vie : « La mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et Misères[5]

L'Immoraliste, Claudine, Lucien, aucun n'est publié à l'époque où Proust écrit Jean Santeuil. Il n'y avait pratiquement que Balzac qui avait traité de l'homosexualité masculine.
Ceux qui veulent voir dans La Recherche, une autobiographie font remarquer qu'il y manque toute la période de l'école. Pourquoi? Proust a-t-il voulu éviter les souvenirs qu'on voit chez Gide, par exemple? On connaît l'importance de l'école dans Si le grain ne meurt, dont on dit qu'elle occupe une place trop importante qui ne s'explique que par l'importance qu'elle a dans la réalité.
Dans Jean Santeuil, l'école est le lieu d'une amitié passionnée avec un autre garçon, Henri de Réveillon, qui séduit Jean par des citations de Montaigne (à son tour le narrateur de La Recherche séduira Albertine par des citations). Dans Jean Santeuil, il n'y a rien sur Gomorrhe mais tout sur Sodome.
Dans La Recherche du Temps perdu, l'amitié pour Saint-Loup est entourée de paragraphes violents contre l'amitié (c'est du temps perdu, c'est une illusion, etc.), cela afin de conjurer tout soupçon.

Splendeurs et Misères des courtisanes est le livre qui parle de "tantes" et qui raconte la mort de Lucien de Rubempré. Dans La Recherche, c'est la lecture du livre qui le précède, Les Illusions perdues, qui est recommandé au narrateur. Les Illusions perdues représente une clé de lecture de La Recherche; on y trouve l'ambition effrénée d'un jeune homme gênée par le goût pour les mondanités.
Au début du livre nous sont présentés deux amis, David Séchard et Lucien de Rubempré.

Vivement séduit par le brillant de l'esprit de Lucien, David l'admirait tout en rectifiant les erreurs dans lesquelles le jetait la furie française. Cet homme juste avait un caractère timide en désaccord avec sa forte constitution, mais il ne manquait point de la persistance des hommes du Nord. S'il entrevoyait toutes les difficultés, il se promettait de les vaincre sans se rebuter ; et, s'il avait la fermeté d'une vertu vraiment apostolique, il la tempérait par les grâces d'une inépuisable indulgence. Dans cette amitié déjà vieille, l'un des deux aimait avec idolâtrie, et c'était David. Aussi Lucien commandait-il en femme qui se sait aimée. David obéissait avec plaisir. La beauté physique de son ami comportait une supériorité qu'il acceptait en se trouvant lourd et commun.[6]

La beauté physique est un des atouts de Lucien. C'est aussi ce qui va le perdre.
Cette beauté physique est sans aucune ambiguïté. La beauté de Lucien est présentée résolument comme féminine, comme celle de Julien dans Le Rouge et le Noir. C'est une beauté composée d'aristocratie naturelle et d'un brin de décadence.
A la fin des Illusions perdues, Lucien est ruiné. Il est sauvé par Vautrin en échange de son âme, puisqu'il en devient le mignon, la suite se trouve dans Splendeurs et misères des courtisanes.

Charlus recommande la lecture des Illusions perdues au narrateur dans une scène de séduction:

Quand M. de Charlus ne parlait pas de son admiration pour la beauté de Morel, comme si elle n’eût eu aucun rapport avec un goût – appelé vice – il traitait de ce vice, mais comme s’il n’avait été nullement le sien. Parfois même il n’hésitait pas à l’appeler par son nom. Comme, après avoir regardé la belle reliure de son Balzac, je lui demandais ce qu’il préférait dans la Comédie Humaine, il me répondit, dirigeant sa pensée vers une idée fixe : «Tout l’un ou tout l’autre, les petites miniatures comme le Curé de Tours et la Femme abandonnée, ou les grandes fresques comme la série des Illusions perdues. Comment ! vous ne connaissez pas les Illusions perdues? [...][7]

Charlus chante les louanges de Lucien. Les destins de Morel et Lucien se ressemblent : tout le monde leur succombe et tout le monde leur échappe. Charlus n'hésitait pas à appeler son vice par son nom, et les autres ce moquent:

Au mot tiré du grec dont M. de Charlus, parlant de Balzac, avait fait suivre l’allusion à la Tristesse d’Olympio dans Splendeurs et Misères, Ski, Brichot et Cottard s’étaient regardés avec un sourire peut-être moins ironique qu’empreint de la satisfaction qu’auraient des dîneurs qui réussiraient à faire parler Dreyfus de sa propre affaire, ou l’Impératrice de son règne.[8]

Charlus a deux statuts, d'une part il est le Vautrin de La Recherche, d'autre part il représente la mise en abyme de la position du narrateur: un narrateur qui appelle la pédérastie par son nom comme si elle ne le concernait pas.
L'auteur a bien compris qu'il ne peut faire comme Balzac et mettre en scène un homme qui aime les hommes. On se souvient de la notation de Gide qui est allé rendre visite à Proust:

Je lui apporte Corydon dont il me promet de ne parler à personne, et comme je lui dis quelques mots de mes Mémoires: «Vous pouvez tout raconter, s'écrire-t-il, à condition de ne jamais dire:Je», ce qui ne fait pas mon affaire.[9]

En fait, ce qui a surtout fait scancale à l'époque de la publication de La Recherche, c'est moins Sodome et Gomorrhe que la séquestration d'une jeune fille de bonne famille. Si Charlus représente la mise en abyme du narrateur, on peut remarquer que de son côté, le personnage de Lucien représente une transposition des ambitions de Balzac. En particulier, entre les deux livres Illusions perdues et Splendeurs et misères, Lucien a fait les démarches pour obtenir le droit de porter le nom de sa mère, de même Sixte Châtelet est devenu Sixte du Châtelet.

Retour aux yeux de Gilberte

Mais le temps passe et j'ai ouvert trop de pistes. Revenons aux yeux de Gilberte dont j'ai dit qu'ils paraissaient une exception dans le système de renversement proustiens: les yeux noirs restent noirs même s'ils paraissent bleus. Cette fixité de la couleur s'explique par le fait qu'il s'agit encore d'un emprunt à Balzac: les yeux de Gilberte sont les yeux de Lucien de Rubempré:

Son visage avait la distinction des lignes de la beauté antique : c'était un front et un nez grecs, la blancheur veloutée des femmes, des yeux noirs tant ils étaient bleus, des yeux pleins d'amour, et dont le blanc le disputait en fraîcheur à celui d'un enfant.[10]

Chez Balzac, il y a une hésitation sur la couleur car le livre et l'observateur ne font qu'un, ce qui n'était plus possible à l'époque de Proust. Ainsi, ni l'amitié entre hommes, ni les yeux bleus à force d'être noirs, ne sont plus possible.

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Comme d'habitude, j'ai très peu noté l'échange de la fin.Voici une remarque prise à la volée).
Antoine Compagnon : Vos remarques sur l'absence de souvenirs d'école sont très intéressantes. Finalement le seul condisciple, c'est Bloch.
Elisabeth Ladenson : Oui, c'était Balzac ou Bloch. (Presque une semaine après, je ne comprends plus ce que E. Ladenson a voulu dire.) Bloch, c'est l'abjection juive incarnée.


La version de sejan.


Notes

[1] Roland Barthes, "Une idée de recherche", in Recherches de Proust, Points Seuil, p.37

[2] Du côté de chez Swann, Clarac t1 p.140/ Tadié t1 p.139

[3] Marcel Proust, Lettre à Albufera, 5 ou 6 mai 1908, Correspondance, Ph. Kolb, Plon, t. VIII, p.112-113

[4] Nicolas Boileau, L'Art poétique

[5] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.1050

[6] Honoré de Balzac, Les Illusions perdues, partie I Les deux poètes, édition Furne p.23 (encore une université américaine, grâce lui soit rendue)

[7] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.1050

[8] Ibid., p.1053

[9] André Gide, Journal, Pléiade (1951), 14 mai 1921

[10] Honoré de Balzac, Les Illusions perdues, partie I Les deux poètes, édition Furne p.22