remarque : j'ai pris du retard dans mes transcriptions, ce séminaire a eu lieu il y a une semaine, le 4 mars 2008.

Mariolina Bertini enseigne à l'université de Parme. Elle est spécialiste de Balzac et de Proust et a étudié la réception de Balzac ainsi que les rapports entre Proust et Balzac. Elle est l'éditeur de deux nouvelles éditions allemandes de Contre Sainte Beuve et Jean Santeuil.
C'est la plus récente édition de Contre Sainte Beuve. En France nous ne disposons que de deux versions anciennes et très différentes.
Elle a publié Proust e la teoria del romanzo ainsi que de nombreux articles sur Balzac et sur les premiers textes de Proust.
Le titre de son intervention est "Moralité de la lecture, de la vision pédagogique de Ruskin à la complicité proustienne"

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Je vais utiliser un texte qui précède La Recherche sans être tout à fait un texte de jeunesse. Ce texte date de 1905, Proust a alors 34 ans. Depuis 1900 il traduit et étudie Ruskin. Sur certains points, Proust est d'accord avec Ruskin, comme par exemple sur l'idée que l'artiste doit oublier tout ce qu'il sait pour s'attacher à traduire ses propres sentiments.
Ils s'opposent en revanche sur une conception morale de la littérature. Pour Ruskin, une bonne œuvre est toujours morale. Proust n'est pas d'accord. En 1904, lors de la traduction de La Bible d'Amiens, il attaque cette idée d'un jugement morales des œuvres.
En 1905, il traduit Sésame et les lys et décide d'expliquer ce qu'il pense dans une préface. Pour Ruskin, l'auteur transmet des valeurs au lecteur qui devient meilleur de par sa lecture. Pour Proust, il y a complicité entre l'auteur et le lecteur.
Proust démontre cette complicité comme les philosophes grecs démontraient le mouvement en marchant : il instaure une complicité avec ses lecteurs et fait de cette complicité un outil de connaissance.

Comment Proust réussit-il à instaurer cette complicité?
Giacomo Debenedetti remarque que les autres écrivains étaient de simples écrivains. proust semblait faire partie de notre destin. Il semblait prendre une partie de notre existence pour en faire une calligraphie lumineuse. Son utilisation du langage lui était propre.

George Eliot apostrophe souvent le lecteur à un moment-clé du récit, mais ce procédé reste chez elle exceptionnel. Chez Proust, le procédé devient systématique, c'est ce qui contribue le plus à l'instauration de cette complicité. Examinons les deux premières phrases de la préface à Sésame et les lys. La première est courte, la seconde très longue:

Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré.[1]

Dès la première phrase, Proust met en évidence un paradoxe: ce sont les jours en apparence les plus passifs qui sont les plus actifs. «notre enfance», avec ce «notre», unit celui qui écrit et celui qui lit. Trois «nous» se succèdent comme trois coups de marteau, pour bien enfoncer cette commune expérience de l'auteur et du lecteur.
La phrase suivante est très longue, si longue que je la résume, je ne la cite pas. [2] Proust remarque que des années après, on se souvient parfaitement des incidents venus déranger la lecture: amis, abeille, soleil, goûter, parents, et que la capture de l'image l'a gravée dans notre esprit. Les après-midis de lecture sont devenus un livre illustré.
«nous», de nouveau, est le dispositif utilisé pour intercepter le lecteur. Les mêmes souvenirs que ceux de l'auteur doivent lui permettre de pénétrer dans une scène imaginaire commune.
Une fois cette complicité établie, Proust passe au «je»:

Le matin, en rentrant du parc, quand tout le monde était parti « faire une promenade », je me glissais dans la salle à manger, [...]

La subjectivité règne, mais le «nous» enjôleur a imprégné le lecteur, qui cherche inconsciemment des analogies entre son vécu et celui de l'auteur: grâce à la lecture, il est possible d'échapper à son égotisme.
La séquence racontant la fin de la lecture décrit ce qui se passe quand on atteint les dernières pages du livre. On note un retour à la première personne du pluriel:

Alors, quoi ? ce livre, ce n'était que cela ? Ces êtres à qui on avait donné plus de son attention et de sa tendresse qu'aux gens de la vie, n'osant pas toujours avouer à quel point on les aimait, et même quand nos parents nous trouvaient en train de lire et avaient l'air de sourire de notre émotion, fermant le livre, avec une indifférence affectée ou un ennui feint ; ces gens pour qui on avait haleté et sangloté, on ne les verrait plus jamais, on ne saurait plus rien d'eux. [...] On aurait tant voulu que le livre continuât, et, si c'était impossible, avoir d'autres renseignements sur tous ces personnages, apprendre maintenant quelque chose de leur vie, employer la nôtre à des choses qui ne fussent pas tout à fait étrangères à l'amour qu'ils nous avaient inspiré et dont l'objet nous faisait tout à coup défaut, ne pas avoir aimé en vain, pour une heure, des êtres qui demain ne seraient plus qu'un nom sur une page oubliée, dans un livre sans rapport avec la vie et sur la valeur duquel nous nous étions bien mépris puisque son lot ici-bas, nous le comprenions maintenant et nos parents nous l'apprenaient au besoin d'une phrase dédaigneuse, n'était nullement, comme nous l'avions cru, de contenir l'univers et la destinée, mais d'occuper une place fort étroite dans la bibliothèque du notaire, entre les fastes sans prestige du Journal de modes illustré et de La Géographie d'Eure-et-Loir. (Journées de lecture, CSB, p.170-171)[3]

On voit ici passer le bonheur, la fin du bonheur, la déperdition, le deuil. Le livre ne renferme pa l'univers et sa destinée. Ce moment dysphorique occupe une situation privilégiée dans le texte, elle termine le moment de la lecture. Dans le texte original, cette phrase est suivie d'une ligne entière de points de suspension. La déception écrase le lecteur.
Mais la catastrophe n'est pas définitive. On se souvient d'un moment analogue dans La Recherche: après la fin du Journal des Goncourt, qui n'est pas un enregistrement mais un déchiffrement du monde, le narrateur se prend à douter de cette littérature, comme il le faisait enfant à la fin d'un livre. On voit là une illustration des pouvoirs de l'art et de l'écriture.

Pour Ruskin, lire les œuvres, c'est s'élever au niveau des classiques qui représentent la synthèse de la moralité et de la beauté. On voit là une définition du rôle et de l'espace de la littérature qu'illustreront plus tard les œuvres de Romain Rolland. Proust en discutera dans Contre Sainte Beuve.
Pour Proust, la lecture est une activité créatrice, ainsi que cela a été souligné par certains spécialistes, comme Antoine Compagnon dans La III Républiques des Lettres ou par Lucette Finas.

[...] C'est là, en effet, un des grands et merveilleux caractères des beaux livres (et qui nous fera comprendre le rôle à la fois essentiel et limité que la lecture peut jouer dans notre vie spirituelle) que pour l'auteur ils pourraient s'appeler « Conclusions » et pour le lecteur « Incitations ». Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l'auteur finit, et nous voudrions qu'il nous donnât des réponses, quand tout ce qu'il peut faire est de nous donner des désirs. Et ces désirs, il ne peut les éveiller en nous qu'en nous faisant contempler la beauté suprême à laquelle le dernier effort de son art lui a permis d'atteindre. (Journées de lecture, CSB, p.176-177)

Ici, la première personne du pluriel n'est plus juste une invitation à la complicité mais une invitation à l'aventure. On pourrait utiliser ici "le concept de distanciation" dégagé par Victor Chlovsky en 1917: la mission d'un auteur est de dégager une vision originale du monde.
Il se développe une amitié entre l'auteur et le lecteur:

L'atmosphère de cette pure amitié est le silence, plus pur que la parole. Car nous parlons pour les autres, mais nous nous taisons pour nous-mêmes. Aussi le silence ne porte pas, comme la parole, la trace de nos défauts, de nos grimaces. Il est pur, il est vraiment une atmosphère. Entre la pensée de l'auteur et la nôtre il n'interpose pas ces éléments irréductibles, réfractaires à la pensée, de nos égoïsmes différents. Le langage même du livre est pur (si le livre mérite ce nom), rendu transparent par la pensée de l'auteur qui en a retiré tout ce qui n'était pas elle-même jusqu'à le rendre son image fidèle; chaque phrase, au fond, ressemblant aux autres, car toutes sont dites par l'inflexion unique d'une personnalité; de là une sorte de continuité, que les rapports de la vie et ce qu'ils mêlent à la pensée d'éléments qui lui sont étrangers excluent et qui permet très vite de suivre la ligne même de la pensée de l'auteur, les traits de sa physionomie qui se reflètent dans ce calme miroir. (Journées de lecture, CSB, p.187)

La transparence est les point de rencontre entre la lecture et l'écriture, ce qu'on appellerait aujourd'hui le réseau d'interlocution. Il y a fusion entre l'écrivain et le lecteur dans une seule subjectivité.
Pour Ruskin, les œuvres du passé sont un réservoir d'exemples, de moralités exemplaires. Pour Proust, elles valent avant tout par la forme que leur donne le langage, fragile forme abolie. Elles sont des témoignages rescapés des siècles.

[...] Il est une autre cause à laquelle je préfère, pour finir, attribuer cette prédilection des grands esprits pour les ouvrages anciens. C'est qu'ils n'ont pas seulement pour nous, comme les ouvrages contemporains, la beauté qu'y sut mettre l'esprit qui les créa. Ils en reçoivent une autre plus émouvante encore, de ce que leur matière même, j'entends la langue où ils furent écrits, est comme un miroir de la vie. (Journées de lecture, CSB, p.191)

Dans le prologue de Sur la lecture, l'adulte qui reprenait ses livres d'enfants retrouvait son enfance. Il en est de même pour les œuvres des Anciens: entre leurs pages dort l'esprit de l'époque où elles furent écrites, elles ont capturé une partie de l'atmosphère de jadis.

Car ils contiennent toutes les belles formes de langage abolies qui gardent le souvenir d’usages, ou de façons de sentir qui n’existent plus, traces persistantes du passé à quoi rien du présent ne ressemble et dont le temps, en passant sur elles, a pu seul embellir encore la couleur.

La réalité de l'enfance s'est réfugiée dans les marges des livres d'enfants, la réalité des époques enfuies s'est réfugiée dans le langage.

[...] C’est bien la syntaxe vivante en France au XVIIe siècle — et en elle des coutumes et un tour de pensée disparus — que nous aimons à trouver dans les vers de Racine.[4]

La marge, la trace, ce sont les espaces négligés qui recueillent les signes les plus important:

Bien plus, ce ne sont pas seulement les phrases qui dessinent à nos yeux les formes de l'âme ancienne. Entre les phrases — et je pense à des livres très antiques qui furent d'abord récités —, dans l'intervalle qui les sépare se tient encore aujourd'hui comme dans un hypogée inviolé, remplissant les interstices, un silence bien des fois séculaire. Souvent dans l'Évangile de saint Luc, rencontrant les deux points qui l'interrompent avant chacun des morceaux presque en forme de cantiques dont il est parsemé, j'ai entendu le silence du fidèle qui venait d'arrêter sa lecture à haute voix pour entonner les versets suivants comme un psaume qui lui rappelait les psaumes plus anciens de la Bible. Ce silence remplissait encore la pause de la phrase qui, s'étant scindée pour l'enclore, en avait gardé la forme; et plus d'une fois, tandis que je lisais, il m'apporta le parfum d'une rose que la brise entrant par la fenêtre ouverte avait répandu dans la salle haute où se tenait l'Assemblée et qui ne s'était pas évaporé depuis près de deux mille ans. (Journées de lecture, CSB, p.193-94)

Dans la partie narrative de Sur la lecture, il est question d'un carillonnement qui revient comme un leitmotiv, le temps s'enfuyant entre deux sont de cloches. Ce carillonnement appartenait à la marge, c'est dans la marge que se tient la promesse du salut, promesse sans contenu pour l'auteur agnostique mais désormais inséparable de la lecture. Le silence fait renaître le temps des origines quand l'Evangile était récité par les fidèles.
La vérité se trouve dans les espaces négligées où elle a été déposée par le hasard.
Proust souligne la fragilité de la promesse. La vision devient l'horizon, l'extrême du pacte de complicité entre le lecteur et l'écrivain. Je citerai une phrase qu'Antoine Compagnon a prononcé ici l'année dernière: «La lecture littéraire commence par la désorientation et la perte.» La lecture est rongée de l'intérieur par le passé.

Voici la première version de la fin de Sur la lecture, rédigée en 1913. Elle a été plus tard coupée par Proust. Elle contient une description de la place de Venise.

Tout autour, les jours actuels, les jours que nous vivons circulent, se pressent en bourdonnant autour des colonnes, mais là brusquement s'arrêtent, fuient comme des abeilles repoussées; car elles ne sont pas dans le présent, ces hautes et fines enclaves du passé, mais dans un autre temps où il est interdit au présent de pénétrer. Autour des colonnes roses, jaillies vers leurs larges chapiteaux, les jours actuels se pressent et bourdonnent. Mais, interposées entre eux, elles les écartent, réservant de toute leur mince épaisseur la place inviolable du passé: — du passé familièrement surgi au milieu du présent, avec cette couleur un peu irréelle des choses qu'une sorte d'illusion nous fait voir à quelques pas, et qui sont en réalité situées à bien des siècles; s'adressant dans tout son aspect un peu trop directement à l'esprit, l'exaltant un peu comme on ne saurait s'en étonner de la part du revenant d'un temps enseveli; pourtant là, au milieu de nous, approché, coudoyé, palpé, immobile, au soleil. (Journées de lecture, CSB, note 3 de la p.194, p.812)

En 1905, une temporalité vacillante se distingue dans un horizon d'inquiétude. Proust fait naître la complicité entre le lecteur et l'écrivain. Sur ce terreau naîtra La Recherche du temps perdu, exerçant sa fascination.

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Le débat va être long, et Mme Bertini sera très fine dans ses réponses, contrant Antoine Compagnon avec ses propres mots.
Antoine Compagnon: La conception de la lecture par Ruskin est un leurre, parce qu'il s'agit en plus d'une conception esthétique. Il y a duperie de soi-même dans cette conception de la lecture.

MB : Ruskin est en effet très péremptoire. Selon lui, la décadence de Venise est intervenue quand les Vénitiens ont cessé d'être sincères. Ruskin développe un rapport entre la morale et l'esthétique. La décadence dans les arts se traduit par une décadence dans l'histoire.
Dans Sésame et les lys, la lecture nous transmet les leçons du passé. Proust considère que cette interprétation est trop directe: quelque chose se transmet, mais pas ce que croit transmettre l'auteur en faisant de la morale. Ce sera le reproche fait à Jean-Christophe de Romain Rolland: une morale sans ombre, sans marge, sans imprévu.

AC: Cette théorie de Proust est-elle conforme à la théorie de la lecture à la fin du Temps retrouvé?

MB: Non. C'est trop loin. Dans Le Temps retrouvé, le lecteur est lecteur de lui-même. Ici, ce n'est pas encore le cas. Mais on voit déjà apparaître l'idée de miroir. Proust l'approfondira. Il y a tant de temps entre les deux (entre la préface de Sésame et les lys et la fin du Temps retrouvé'').

La réponse a fusé sans hésitation et obtient un signe de tête approbatif d'AC. J'ai eu la désagréable impression qu'il lui avait posé une grossière question-piège pour voir si elle allait l'éviter: à quoi joue-t-il?

AC : Si je vous résume, ce qui compte, c'est ce qui se passe hors du livre, ou ce qui compte, c'est la langue. Est-ce qu'il n'y a pas ici un grand écart?

MB : Le sujet central, c'est ce que tout le monde voit mais de façon différente. La lecture enregistre les mouvements du cœur.

AC : Cela abolit toute lecture allégorique.

MB : Oui, car la lecture allégorique est celle du cornac, alors que la lecture du cœur est celle de l'éléphant.

La salle rit, elle l'a coincé avec ses propres mots. La séance est levée.


La version de sejan.


Notes

[1] Marcel Proust, Sur la lecture, première phrase

[2] Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin : le jeu pour lequel un ami venait nous chercher au passage le plus intéressant, l’abeille ou le rayon de soleil gênants qui nous forçaient à lever les yeux de la page ou à changer de place, les provisions de goûter qu’on nous avait fait emporter et que nous laissions à côté de nous sur le banc, sans y toucher, tandis que, au-dessus de notre tête, le soleil diminuait de force dans le ciel bleu, le dîner pour lequel il avait fallu rentrer et où nous ne pensions qu’à monter finir, tout de suite après, le chapitre interrompu, tout cela, dont la lecture aurait dû nous empêcher de percevoir autre chose que l’importunité, elle en gravait au contraire en nous un souvenir tellement doux (tellement plus précieux à notre jugement actuel que ce que nous lisions alors avec tant d’amour,) que, s’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec l’espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n’existent plus.

[3] les pronoms en italique étaient notés ainsi sur l'exemplier

[4] Sur la lecture, p.57