Proust et Schopenhauer

Dans la lignée d'une discussion amorcée plus bas, je copie le premier paragraphe d'un article d'Anne Henry consacré à Proust paru dans Schopenhauer et la création littéraire en Europe.

Comparé aux autres vitalistes, Proust est certainement l'écrivain qui a donné du Monde comme volonté et comme représentation la traduction la plus fidèle, la plus équilibrée, la plus littérale, si l'on entend par là qu'il n'a jamais cherché à exploiter avec démesure telle de ses propositions. A la recherche du temps perdu ignore les tragédies sanglantes du théâtre expressionniste, les révélations abyssales d'un Conrad, l'atmosphère funèbre des Buddenbroock ou les pitreries des clochards beckettiens. Ce livre a dit pourtant, dans un autre registre qu'eux, la séparation des êtres, la férocité du rituel social, la discontinuité des sentiments, l'angoisse de l'identité, l'incapacité du langage. Ayant eu en partage la même existence bourgeoise et les mêmes préoccupations égotistes que le penseur, peu atteint comme lui par les événements extérieurs, curieux, se prêtant à la mondanité, ne s'y donnant jamais, doué pour la spéculation théorique mais lui préférant l'examen de la vie concrète, Proust avait tout pour entrer calmement dans un système qui préconise l'art comme compréhension du monde et se garde bien finalement de réformer celui-ci, la condamnation schopenhauérienne de l'existence allant de pair avec un désengagement absolu.

Anne Henry, "Proust du côté de Schopenhaueur" in Schopenhauer et la création littéraire en Europe, p.149

L'article étudie l'influence de Schopenhauer sur Proust dès ses articles de jeunesse tout en notant les points sur lesquels Proust s'éloigne du philosophe.

cours n°11 : le héros est-il coupable de "fautes ordinaires" ?

La semaine dernière je parlais de fautes ordinaires, selon le mot de Montaigne. Tous les personnages en paraissent affectés, sauf la mère, la grand-mère, et peut-être Albertine.

Qu'en est-il du héros? On a déjà vu cette phrase de la grand-mère rapportée par la mère, au moment où le héros la rattrape à la gare à Venise:

«Tu sais, dit-elle, ta pauvre grand'mère le disait: C'est curieux, il n'y a personne qui puisse être plus insupportable ou plus gentil que ce petit-là.» Nous vîmes sur le parcours Padoue puis Vérone [...] [1]

Je terminai la semaine dernière par l'exécution de Charlus, quand Brichot et le héros doivent prendre une décision. Le narrateur rappelle alors la scène initiatique de son enfance:

Lâche comme je l’étais déjà dans mon enfance à Combray, quand je m’enfuyais pour ne pas voir offrir du cognac à mon grand-père et les vains efforts de ma grand’mère, le suppliant de ne pas le boire, je n’avais plus qu’une pensée, partir de chez les Verdurin avant que l’exécution de Charlus ait eu lieu.[2]

La préoccupation du héros n'est pas d'empêcher le forfait mais de le fuir.
Finalement il restera, mais il renoncera à agir, cédant à la procrastination qu'on lui connaît.
La lâcheté est une forme ordinaire de la cruauté. Les vrais sadiques, comme Mlle de Vinteuil ou Charlus, ne sont pas cruels; leur sadisme est une preuve de leur tendresse.
Brichot reconnaît lui aussi sa lâcheté. Dans une tirade comme souvent grotesque, il analyse assez bien le dilemme auquel il est confronté. C'est un dilemme kantien. Avant d'obéir à Mme Verdurin, il se confie au narrateur:

Mais d’abord l’universitaire me prit un instant à part : « Le devoir moral, me dit-il, est moins clairement impératif que ne l’enseignent nos Éthiques. Que les cafés théosophiques et les brasseries kantiennes en prennent leur parti, nous ignorons déplorablement la nature du Bien. Moi-même qui, sans nulle vantardise, ai commenté pour mes élèves, en toute innocence, la philosophie du prénommé Emmanuel Kant, je ne vois aucune indication précise, pour le cas de casuistique mondaine devant lequel je suis placé, dans cette critique de la Raison pratique où le grand défroqué du protestantisme platonisa, à la mode de Germanie, pour une Allemagne préhistoriquement sentimentale et aulique, à toutes fins utiles d’un mysticisme poméranien. C’est encore le « Banquet », mais donné cette fois à Kœnigsberg, à la façon de là-bas, indigeste et assaisonné avec choucroute, et sans gigolos.

C'est donc la seconde critique de Kant qui est concernée. Le discours dans son exagération n'a pas l'air très sérieux, il n'en reste pas moins que le dilemme est exposé. Brichot termine une longue tirade (que je ne lit pas intégralement) par ces mots:

[...] il me semble que je l’attire comme qui dirait dans un guet-apens, et je recule comme devant une manière de lâcheté.»[3]

La lâcheté, c'est l'inaction au lieu de prévenir le mal, c'est un méfait par omission, plus passif qu'actif. le narrateur en renvoie la responabilité aux autres, au bourreau ou même à la victime.

Tout ça me ramène aux vertus et aux vices qui vont par deux: la force et l'inconstance à Padoue, ou la force opposée à la lâcheté à Amiens, tel que Proust les connaît à travers Emile Mâle. La lâcheté est représentée par un chevalier qui jette son épée devant un lièvre tandis qu'une chouette hulule.

Le narrateur revient souvent sur ses duels. Par exemple dans Sodome et Gomorrhe, au moment d'espionner Julien et Charlus:

« Il ferait beau voir, pensai-je, que je fusse plus pusillanime, quand le théâtre d’opérations est simplement notre propre cour, et quand, moi qui me suis battu plusieurs fois en duel sans aucune crainte, au moment de l’affaire Dreyfus, [...] [4]

Le narrateur compare la traversée de la cour à ses duels (Compagnon semble trouver cela si absurde que la salle rit).
Dans La Prisonnière nous avons droit à d'autres duels:

Je tenais de ma grand’mère d’être dénué d’amour-propre à un degré qui ferait aisément manquer de dignité. Sans doute je ne m’en rendais guère compte, et à force d’avoir entendu, depuis le collège, les plus estimés de mes camarades ne pas souffrir qu’on leur manquât, ne pas pardonner un mauvais procédé, j’avais fini par montrer dans mes paroles et dans mes actions une seconde nature qui était assez fière. Elle passait même pour l’être extrêmement, parce que, n’étant nullement peureux, j’avais facilement des duels, dont je diminuais pourtant le prestige moral en m’en moquant moi-même, ce qui persuadait aisément qu’ils étaient ridicules.[5]

Le narrateur semble revenir sur ses duels pour se faire absoudre sa lâcheté.
On retrouve cette culpabilité diffuse après la mort d'Albertine. Le héros se sent responsable de cette mort, il a l'impression qu'il a tué Albertine en insistant trop pour savoir la vérité.

Et j’avais alors, avec une grande pitié d’elle, la honte de lui survivre.

Il bénéficie en quelque sorte de cette mort. Le narrateur fait un froid calcul, sans doute inconvenant à ce moment précis du récit:

Il me semblait, en effet, dans les heures où je souffrais le moins, que je bénéficiais en quelque sorte de sa mort, car une femme est d’une plus grande utilité pour notre vie si elle y est, au lieu d’un élément de bonheur, un instrument de chagrin, et il n’y en a pas une seule dont la possession soit aussi précieuse que celle des vérités qu’elle nous découvre en nous faisant souffrir.[6]

Albertine est morte mais elle a servi au héros en lui faisant découvrir des vérités universelles. Il y a là une évaluation rationnelle du bénéfice, de l'utilité. Dans la ligne de la même lecture allégorique, je voudrais évoquer de nouveau Manon Lescaut. Il s'agit de la page où des Grieux se félicite après coup, après la mort de Manon, des lueurs intellectuelles qu'à fait naître Manon en lui. C'est un passage rétrospectif, le narrateur parle après la fin de l'histoire, quand il sait déjà tout ce qu'il est advenu. Des Grieux raconte ses souvenirs, il s'agit du moment où il est retourné pour la première fois plein de remords chez son père:

Les lumières que je devais à l'amour me firent trouver de la clarté dans quantités d'endroits d'Horace et de Virgile, qui m'avaient paru obscurs auparavant. Je fis un commentaire amoureux sur le quatrième livre de l'Énéide ; je le destine à voir le jour, et je me flatte que le public en sera satisfait.[7]

On ne le voit pas ici, mais lorsque des Grieux raconte son histoire à "l'homme de qualité", il est au plus bas, affamé. Mais il souffre d'une sorte d'infatuation due aux Belles Lettres: Manon est morte mais des Grieux est devenu écrivain. Il fera un beau commentaire du livre IV de L'Enéide, celui qui se termine par la mort de Didon.
Ainsi, que la femme parte ou reste, elle meure.
A la fin de l'adoration perpétuelle, dans Le temps retrouvé, se trouve une scène quasi jubilatoire, qui provient du même sentiment de tirer profit de la mort d'autrui:

Et quand nous cherchons à extraire la généralité de notre chagrin, à en écrire, nous sommes un peu consolés, peut-être pour une autre raison encore que toutes celles que je donne ici, et qui est que penser d’une façon générale, qu’écrire, est pour l’écrivain une fonction saine et nécessaire dont l’accomplissement rend heureux, comme pour les hommes physiques l’exercice, la sueur et le bain.

Ecrire une peine d'amour donne un certain bonheur.

À vrai dire, contre cela je me révoltais un peu. J’avais beau croire que la vérité suprême de la vie est dans l’art, j’avais beau, d’autre part, n’être pas plus capable de l’effort de souvenir qu’il m’eût fallu pour aimer encore Albertine que pour pleurer encore ma grand’mère, je me demandais si tout de même une œuvre d’art dont elles ne seraient pas conscientes serait pour elles, pour le destin de ces pauvres mortes, un accomplissement.

"tout de même", "un peu": ce livre sera un monuments aux morts sans que l'on soit vraiment persuadé que les mortes en seront reconnaissantes.

Ma grand’mère que j’avais, avec tant d’indifférence, vue agoniser et mourir près de moi ! Ô puissé-je, en expiation, quand mon œuvre serait terminée, blessé sans remède, souffrir de longues heures abandonné de tous, avant de mourir.

On voit encore une fois apparaître l'indifférence. Il y a nécessité d'expier ce forfait, faire une œuvre de la mort des autres.

D’ailleurs, j’avais une pitié infinie même d’êtres moins chers, même d’indifférents, et de tant de destinées dont ma pensée en essayant de les comprendre avait, en somme, utilisé la souffrance, ou même seulement les ridicules. Tous ces êtres, qui m’avaient révélé des vérités et qui n’étaient plus, m’apparaissaient comme ayant vécu une vie qui n’avait profité qu’à moi, et comme s’ils étaient morts pour moi.[8]

L'écrivain utilise la vie et la mort des autres comme matières première. Ce motif était déjà intervenue dans Albertine disparue, le passage se termine par une phrase bien connue dans laquelle le narrateur met en balance sa responsabilité et la noirceur de la société:

Dans ces moments-là, rapprochant la mort de ma grand’mère et celle d’Albertine, il me semblait que ma vie était souillée d’un double assassinat que seule la lâcheté du monde pouvait me pardonner.[9]

Il s'agit d'un discours d'autojustification. On retrouve cette casuistique à plusieurs reprises, comme se la villenie du monde expliquait l'indifférence ou la lâcheté du narrateur.
Un exemple de cette méchanceté du monde nous est donné par le baron de Charlus lors du bal de la princesse de Guermantes au début de Sodome et Gomorrhe. Le baron humilie Mme de Saint-Euverte, il parle comme si elle n'était pas là en sachant parfaitement qu'elle l'écoute. Le narrateur s'abstient de réagir:

Une niaise question que je lui posai sans malice lui fournit l’occasion d’un triomphal couplet dont la pauvre de Saint-Euverte, quasi immobilisée derrière nous, ne pouvait guère perdre un mot.

Le baron se lance dans une atroce diatribe, très longue, comparant l'odeur de Mme de Saint-Euverte à celle d'une fosse d'aisance. Il interpelle Mme de Surgis: «Est-ce que vous allez vous crotter là ? demanda-t-il à Mme de Surgis, qui cette fois se trouva ennuyée.» Madame de Saint-Euverte a tout entendu et Charlus le sait. Le narrateur conclut:

Pour ma part, j’étais indigné de l’abominable petit discours que venait de tenir M. de Charlus. J’aurais voulu combler de biens la donneuse de garden-parties. Malheureusement dans le monde, comme dans le monde politique, les victimes sont si lâches qu’on ne peut pas en vouloir bien longtemps aux bourreaux.[10]

En effet, Mme de Saint-Euverte, pour se dégager de l'encoignure de la fenêtre où elle était coincée, va passer devant le baron et s'excuser de le bousculer.
Les victimes sont si lâches qu'on finit par donner raison aux forts.
Vous avez remarqué qu'il y a là une allusion au monde politique. On pourrait en trouver d'autres, notamment dans Jean Santeuil, mais aussi dans Sodome et Gomorrhe 2, quand la princesse Sherbatoff bat froid au narrateur qui a salué Mme de Villeparisis:

Il faut avoir vu l’homme politique qui passe pour le plus entier, le plus intransigeant, le plus inapprochable depuis qu’il est au pouvoir ; il faut l’avoir vu au temps de sa disgrâce, mendier timidement, avec un sourire brillant d’amoureux, le salut hautain d’un journaliste quelconque ; il faut avoir vu le redressement de Cottard (que ses nouveaux malades prenaient pour une barre de fer), et savoir de quels dépits amoureux, de quels échecs de snobisme étaient faits l’apparente hauteur, l’anti-snobisme universellement admis de la princesse Sherbatoff, pour comprendre que dans l’humanité la règle – qui comporte des exceptions naturellement – est que les durs sont des faibles dont on n’a pas voulu, et que les forts, se souciant peu qu’on veuille ou non d’eux, ont seuls cette douceur que le vulgaire prend pour de la faiblesse.[11]

Voilà encore une sentence qui tend au sublime psychologique. Seuls les forts peuvent se permettre d'être tendres.
Je ne sais pas s'il y a de vrais forts dans La Recherche du temps perdu, peut-être le duc de Guermantes. Prenons par exemple ce passage, quand le duc rencontre le père du narrateur dans la cour:

[...] dès qu’il l’apercevait en train de descendre l’escalier tout en songeant à quelque travail et désireux d’éviter toute rencontre, le duc quittait ses hommes d’écuries, venait à mon père dans la cour, lui arrangeait le col de son pardessus, avec la serviabilité héritée des anciens valets de chambre du Roi, lui prenait la main, et la retenant dans la sienne, la lui caressant même pour lui prouver, avec une impudeur de courtisane, qu’il ne lui marchandait pas le contact de sa chair précieuse, [...][12]

Pour le duc, il n'y a aucun risque que sa gentillesse soit prise pour de la faiblesse. Le duc n'a jamais été humilié. Cela rappelle la vraie charité qui s'incarne dans une virilité bourrue à l'opposé de la bonté sucrée des dames patronesses.

A l'inverse, quand le héros rencontre Odette qui lui dit du bien de Swann, il n'a pas le courage de lui dire qu'il sait que tout ce qu'elle lui dit est faux:

J’eus la lâcheté d’ajouter que ce qu’elle disait de Swann était gentil et noble de sa part, mais je savais combien c’était faux et que sa franchise se mêlait de mensonges.[13]

Le narrateur s'accuse souvent de la lâcheté mais il se trouve toujours des circonstances atténuantes. n'est-il jamais coupable de Suave mari magno, bonheur au malheur d'autrui, ou souffrance devant le bonheur d'autrui?
C'est le moment d'évoquer le bal des têtes. Ce passage est lu le plus souvent comme un memento mori, mais c'est également un moment de joie mauvaise.

Mais avant d'arriver à ce moment, il y a également le comportement du héros avec Bloch, qui n'est pas il est vrai un personnage très sympathique:

[...] il était d’un caractère lâche et vivant gaiement et paresseusement dans les mensonges, comme les méduses à fleur d’eau, [...][14]

On se souvient qu'au début de Sodome et Gomorrhe, les méduses seront sauvées («Méduse ! Orchidée ! quand je ne suivais que mon instinct, la méduse me répugnait à Balbec ; mais si je savais la regarder, comme Michelet, du point de vue de l’histoire naturelle et de l’esthétique, je voyais une délicieuse girandole d’azur.[15]), mais pour l'instant, le narrateur se contente de décrire Bloch, mal élevé. On se souvient de Bloch et de sa question «Es-tu snob?»

Puis Bloch me dit des choses fort gentilles. Il avait certainement envie d’être très aimable avec moi. Pourtant, il me demanda: «Est-ce par goût de t’élever vers la noblesse — une noblesse très à-côté du reste, mais tu es demeuré naïf — que tu fréquentes de Saint-Loup-en-Bray? Tu dois être en train de traverser une jolie crise de snobisme. Dis-moi, es-tu snob ? Oui, n’est-ce pas ? » Ce n’est pas que son désir d’amabilité eût brusquement changé. Mais ce qu’on appelle en un français assez incorrect «la mauvaise éducation» était son défaut, par conséquent le défaut dont il ne s’apercevait pas, à plus forte raison dont il ne crût pas que les autres pussent être choqués.[16]

Le narrateur comprend que Bloch est désagréable parce que lui, narrateur, ne répond pas à sa demande d'affection.

Le dénigrement furieux était souvent chez Bloch l’effet d’une vive sympathie qu’il avait cru qu’on ne lui rendait pas.[17]

Bloch est comme Cottard ou la princesse Sherbatoff, il fait partie des faibles. Le narrateur souligne quelques comportements dus à l'origine à la négligence et qui se termine par de l'agressivité:

[...] même dans la bourgeoisie, on paraît ingrat et on se montre mufle parce qu’ayant oublié pendant des mois d’écrire à un bienfaiteur qui vient de perdre sa femme, ensuite on ne

le salue plus pour simplifier[...][18] Il y a donc toujours un contrepied. La comparaison de Bloch avec les méduses intervient alors que le narrateur fait de virulents reproche à Bloch, qui vient de le desservir, sans penser à mal, auprès des Bontemps. Bloch constate la colère du narrateur:

Bloch à partir de ce moment-là ne cessa plus de sourire, moins, je crois, de joie que de gêne de m’avoir contrarié.[19]

Bloch n'a pas un mauvais fond. Il est possible de comprendre l'autre sans pour autant l'apprécier. Le narrateur adapte ses attitudes à ce qu'il a compris de la personnalité de Bloch:

Cependant je causais avec Bloch, et craignant, d’après ce qu’on m’avait dit du changement à son égard de son père, qu’il n’enviât ma vie, je lui dis que la sienne devait être plus heureuse. Ces paroles étaient de ma part un simple effet de l’amabilité.

Le narrateur ment pour ne pas être obligé d'entendre Bloch se plaindre. Avec des gens comme Bloch, désobligeant dès qu'ils sont envieux, on a tendance à mentir pour être tranquille, c'est encore de la lâcheté:

Mais elle persuade aisément de leur bonne chance ceux qui ont beaucoup d’amour-propre, ou leur donne le désir de persuader les autres. «Oui, j’ai en effet une vie délicieuse, me dit Bloch d’un air de béatitude. J’ai trois grands amis, je n’en voudrais pas un de plus, une maîtresse adorable, je suis infiniment heureux. Rare est le mortel à qui le Père Zeus accorde tant de félicités.»[20]

On assiste ici à un jeu de miroir mimétique de l'envie. Le narrateur cherche à se protéger de l'envie de Bloch. Ce dialogue est curieux, comme si Bloch avait compris ce qu'était en train de faire le narrateur et exagérait sa propre réponse. L'insincérité est une forme de protection et de fuite.

A côté de l'attitude envers Bloch, on peut remarquer deux autres moments de hauteur ou d'arrogance de la part de l'auteur, des moments d'expression non dissimulée de contentement de soi.
Ainsi, peu avant l'exécution de Charlus, le narrateur juge les choix de Charlus:

[...], j’ai toujours regretté, dis-je, et je regrette encore, que M. de Charlus n’ait jamais rien écrit. Sans doute je ne peux pas tirer de l’éloquence de sa conversation et même de sa correspondance la conclusion qu’il eût été un écrivain de talent. Ces mérites-là ne sont pas dans le même plan. Nous avons vu d’ennuyeux diseurs de banalité écrire des chefs-d’œuvre, et des rois de la causerie être inférieurs au plus médiocre dès qu’ils s’essayaient à écrire.[21]

Cette remarque est très particulière. En effet, elle est faite du point de vue du narrateur en train d'écrire, au-delà de la fin du roman. Elle ne peut être prononcée que par un narrateur devenu écrivain et juge de très haut. Proust fait-il preuve ici de la dureté qui permet d'être doux ou de la dureté du faible?

Le deuxième exemple est la tirade bien connus sur les célibataires de l'art, les ratés. Elle intervient à la fin de l'adoration perpétuelle. Le héros vient d'avoir la révélation de son art et du moyen à sa disposition, la métaphore. Il a alors cette remarque très dure:

Aussi combien s’en tiennent là qui n’extraient rien de leur impression, vieillissent inutiles et insatisfaits, comme des célibataires de l’art. Ils ont les chagrins qu’ont les vierges et les paresseux, et que la fécondité dans le travail guérirait.[22]

La fécondité par le travail, on songe à Zola, fécondité, travail, vérité, justice.
La description se poursuit sur plusieurs pages, avec une sorte d'hystérie des amateurs d'arts. Le narrateur n'a pas de mot assez durs pour les qualifier, il ne montre aucune compassion. Il s'agit cette fois du point de vue du narrateur et non du héros.

Nous verrons la prochaine fois les moments peu charitables du héros au cours du bal des têtes.

la version de sejan

Notes

[1] La Fugitive, Clarac t3, p.655

[2] La Prisonnière, Clarac t3, p.309

[3] Ibid., p.282-283

[4] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.608

[5] La Prisonnière, Clarac t3, p.290

[6] La Fugitive, Clarac t3, p.496

[7] L'abbé Prévost, Manon Lescaut

[8] Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.902

[9] La Fugitive, Clarac t3, p.496

[10] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.700

[11] ibid., p.1046

[12] Le côté de Guermantes, t2, p.33

[13] Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.1022

[14] La fugitive, Clarac t3, p.443

[15] Clarac t2, p.626

[16] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.740

[17] Le côté de Guermantes, Clarac t2, p.275

[18] Ibid, p.403

[19] La fugitive, Clarac t3, p.443

[20] Le côté de Guermantes, Clarac t2, p.201

[21] La Prisonnière, Clarac t3, p.208 (note de bas de page)

[22] Le Temps retrouvé Clarac t3, p.892

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