J'ai dirigé la maîtrise et le DEA de Maya Lavault. Elle prépare actuellement un doctorat sur le secret dans Proust. Elle est actuellement professeur en collège et sera ATER au collège de France l'année prochaine.

                                                      ***

Mes notes sont assez décousues, je n'ai pas vraiment noté les transitions. Bah, tant que la logique est respectée... C'était intéressant, une revue de la métaphore du crime chez Proust, d'abord d'une façon générale, avec les deux grands crimes sociaux, l'homosexualité et le sadisme, puis un glissement vers les rapports au plaisir et à l'image de la mère, des remarques convaincantes sur les meurtres toujours doubles, les allusions à Poe, etc. Il en ressort que le grand meurtre de la Recherche, le meurtre permanent, répété, est le matricide.
Les références données dans le corps du texte sont celles données par la conférencière, soit l'édition Tadié de la Pléiade.

La morale sociale est préservée par les interdits. Les maisons de La Recherche sont les lieux où prennent place les deux crimes sociaux, l'homosexualité et le sadisme. Les rapports entre juifs et homosexuels servent de métaphore du crime.
Le narrateur est le témoin secret de deux scènes "de crime", l'une d'homosexualité, lorsqu'il est le témoin auditif de la rencontre entre Charlus et Jupien, l'autre de sadisme, lorsqu'il se comporte en voyeur lors de la scène de la flagellation de Charlus, la guerre ajoutant à l'atmosphère une ambiance d'espionnage.

On se souvient d'Albertine remarquant que Dostoïevski finit par être louche à force de parler de crime:

— Mais est-ce qu'il a jamais assassiné quelqu'un, Dostoïevski ? Les romans que je connais de lui pourraient tous s'appeler l'Histoire d'un Crime. C'est une obsession chez lui, ce n'est pas naturel qu'il parle toujours de ça. (La Prisonnière, RTP, III, p. 881)

Le lecteur pourrait se poser la même question à propos de Proust : c'est étrange, cette métaphore du crime filée par le narrateur, pourquoi cette obsession?
Je voudrais démontrer que les crimes proustiens sont des crimes de sang, mais rejetés dans les marges du roman, hors du roman : ainsi quand Charlus fait battre à mort un homme qui lui a fait des propositions[1], ou quand il «laissa mourir une reine plutôt que de manquer le coiffeur qui devait le friser au petit fer pour un contrôleur d’omnibus devant lequel il se trouva prodigieusement intimidé»[2], ou quand il évoque la violence de la jalousie de Swann: «Mais, mon cher, il m’aurait tué tout simplement, il était jaloux comme un tigre.»[3]

Dostoievski joue un grand rôle dans La Recherche. Ainsi quand le narrateur apprend la fuite d'Albertine, il se sent aussitôt coupable:

Et quand Françoise m'avait remis la lettre d'Albertine, j'avais tout de suite été sûr qu'il s'agissait de la chose qui ne pouvait pas être, de ce départ en quelque sorte perçu depuis plusieurs jours d'avance, malgré les raisons logiques d'être rassuré. Je me l'étais dit presque avec une satisfaction de perspicacité dans mon désespoir, comme un assassin qui sait ne pouvoir être découvert mais qui a peur et qui tout d'un coup voit le nom de sa victime écrit en tête d'un dossier chez le juge d'instruction qui l'a fait mander. (Albertine disparue, RTP, IV, p. 15)

La comparaison rappelle la première comparution de Raskolnikoff : celui-ci est convoqué au commissariat pour une toute autre affaire, une affaire de dette, et il entend là le récit de la mort de la vieille femme. Ici, le narrateur anticipe la mort d'Albertine et s'en sent déjà coupable alors qu'il ne s'agit que de sa fuite.
En effet, le narrateur éprouve des sentiments violents envers Albertine, et il se sait coupable au moins en pensée:

Il y eut alors des jours où je voulus me noyer, me pendre, la tuer (car on aime une femme comme on aime le poulet à qui on est heureux de tordre le cou pour en manger à dîner, seulement pour les femmes on veut les tuer non pour en avoir du plaisir mais pour qu'elles n'en prennent pas avec d'autres). (avant-texte de Sodome et Gomorrhe II, RTP, III, p. 1480)

La parenthèse a été supprimée dans la version définitive. Elle introduit un parallèle intéressant entre les scènes de crime et le sadisme de Françoise tuant le poulet. Il y a ici l'aveu d'une tendresse pour le poulet.

* Quand je dis combien je me suis trompé sur mon caractère et que j'avais mal aimé Albertine dire :* je l'avais aimée oui, mais dans le sens où nous disons à la cuisinière: «je vous préviens que j'aime le poulet, que j'aime le homard », c'est-à-dire «tordez le cou à l'un, faites cuire l'autre tout vivant pour que je puisse m'en délecter, je les aime bien». (manuscrit du Temps retrouvé, RTP, IV, p. 982-983)

C'est une seconde version sous forme de conversation, plus soft, plus présentable. Elle rappelle la conversation avec Gilberte à propos de La fille aux yeux d'or.

Les assassinats de La Recherche ne sont bien sûr pas de vrais assassinats mais des assassinats symboliques. Le narrateur qui s'en accuse les expose ainsi: Dans ces moments-là, rapprochant la mort de ma grand-mère de celle d'Albertine, il me semblait que ma vie était souillée d'un double assassinat que seule la lâcheté du monde pouvait me pardonner. (Albertine disparue, RTP, IV, p. 78) Et ainsi il me semblait que par ma tendresse uniquement égoïste j'avais laissé mourir Albertine comme auparavant j'avais assassiné ma grand-mère. (Albertine disparue, RTP, IV, p. 83) Ce double assassinat rappelle Le double assassinat de la rue Morgue, de Poe. Il y aurait beaucoup de chose à dire sur les relations entre Poe et La Recherche. Par exemple, l'évocation d'un oran-outang suite à la scène de jalousie de Morel hurlant «grand pied de grue»: «scène d’amour déçu, d’amour jaloux peut-être, mais alors aussi bestiale que celle que, à la parole près, peut faire à une femme un ourang-outang qui en est, si l’on peut dire, épris»[4], cet orang-outang doit beaucoup à Edgar Poe. L'autre parallèle, c'est celui que l'on peut faire avec Raskolnikoff, qui tue deux femmes, une vieille et une jeune, comme le narrateur s'accusera d'avoir tué Albertine et sa grand-mère.
Ce double assassinat est redoublé, puisque chacun est commis deux fois, si l'on peut dire: Albertine est assassinée symboliquement au moment de son départ, puis lorsque le narrateur apprend sa mort, la grand-mère meurt d'une part de vieillesse après être tombée malade au cours d'une promenade, elle est tuée symboliquement par l'indifférence et l'oubli (jusqu'à ce que son souvenir resurgisse au moment des intermittences du cœur).
Le narrateur n'a pas toujours été gentil avec sa grand-mère, il lui est arrivé d'exagérer son mal-être pour pouvoir prendre de l'alcool malgré la peine et l'inquiétude qu'il lui causait (dans le train - premier voyage à Balbec), ou de se moquer d'elle, par exemple quand elle se montrait coquette pour être photographiée. C'est le genre de souvenirs qui laisse un remord persistant:

(...) car comme les morts n'existent plus qu'en nous, c'est nous-mêmes que nous frappons sans relâche quand nous nous obstinons à nous souvenir des coups que nous leur avons assenés. (Sodome et Gomorrhe II, RTP, III, 156)

Tuer les parents, c'est le drame du parricide. L'obsession du parricide traverse l'œuvre dès la jeunesse. On la trouve dans La Confession d'une jeune fille, où une jeune fille qui vient de se suicider meurt lentement, le temps de raconter son histoire. Elle a vécu une jeunesse débauchée avant de revenir à la chasteté. Bien que fiancée, elle accepte un soir de suivre son premier amant. Sa mère les surprend en pleins ébats et tombe du balcon de saisissement: la jeune fille s'accuse d'avoir tué sa mère et se suicide. La confession redouble la culpabilité et l'expiation.
Dans la préface [des Plaisirs et les jours, qui contient cette nouvelle], Proust dit qu'il n'a jamais peint le vice que dans les consciences délicates, les consciences «trop faibles pour vouloir le bien, trop nobles pour jouir pleinement dans le mal, ne connaissant que la souffrance». Le mal est inséparable du plaisir. On songe au Baudelaire de "L'héautontimorouménos":

Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau !

D'autre part, Proust a écrit suite à l'affaire Henri Van Blarenberghe un article pour Le Figaro, «Sentiments filiaux d'un parricide». Il tente d'expliquer le crime:

J'ai voulu montrer dans quelle pure, dans quelle religieuse atmosphère de beauté morale eut lieu cette explosion de folie et de sang qui l'éclabousse sans parvenir à la souiller. J'ai voulu aérer la chambre du crime d'un souffle qui vînt du ciel, montrer que ce fait divers était exactement un de ces drames grecs dont la représentation était presque une cérémonie religieuse, et que le pauvre parricide n'était pas une brute criminelle, un être en dehors de l'humanité, mais un noble exemplaire d'humanité, un homme d'esprit éclairé, un fils tendre et pieux, que la plus inéluctable fatalité - disons pathologique pour parler comme tout le monde – a jeté – le plus malheureux des mortels – dans un crime et une expiation dignes de demeurer illustres. («Sentiments filiaux d'un parricide» paru dans Le Figaro le 1er février 1907; Pastiches et Mélanges, éd. P. Clarac, La Pléiade, 1971, p. 157)

Dans cet article sont évoqués Ajax et Œdipe, puis Oreste. La fin fut censurée par le directeur du Figaro, qui la trouva trop enthousiaste: « «Rappelons-nous que chez les Anciens il n’était pas d’autel plus sacré (...) que le tombeau d’Œdipe à Colone et que le tombeau d’Oreste à Sparte, cet Oreste que les Furies avaient poursuivi jusqu’aux pieds d’Apollon même et d’Athênê en disant : “Nous chassons loin des autels le fils parricide.”»
Ainsi s'explique l'allusion à Oreste à la fin de Sodome et Gomorrhe:

(...) [l'image de la scène de Montjouvain] conservée vivante au fond de moi – comme Oreste dont les dieux avaient empêché la mort pour qu'au jour désigné il revînt dans son pays punir le meurtre d'Agamemnon – pour mon supplice, pour mon châtiment peut-être, qui sait? d'avoir laissé mourir ma grand-mère; surgissant tout à coup du fond de la nuit où elle semblait à jamais ensevelie et frappant comme un Vengeur, afin d'inaugurer pour moi une vie terrible, méritée et nouvelle, peut-être aussi pour faire éclater à mes yeux les funestes conséquences que les actes mauvais engendrent indéfiniment non pas seulement pour ceux qui les ont commis, mais pour ceux qui n'ont fait, qui n'ont cru, que contempler un spectacle curieux et divertissant, comme moi, hélas! en cette fin de journée lointaine à Montjouvain, caché derrière un buisson (...). (Sodome et Gomorrhe II, RTP, III, p. 499-500)

C'est la thématique de Crime et châtiment, Dostoïevski lu à la lumière des tragiques grecs, un motif sculptural menant à l'expiation. On peut prendre l'exemple de deux épisodes des Frères Karamazov: le père engrosse la folle, puis il est assassiné.

Dans La Recherche, la mère à travers la grand-mère (puisque la grand-mère est une figure maternelle) est assassinée, il y a matricide. C'est la fin de l'article sur Van Blarenberghe:

Au fond, nous vieillissons, nous tuons tout ce qui nous aime par les soucis que nous lui donnons, par l'inquiète tendresse elle-même que nous inspirons et mettons sans cesse en alarme. («Sentiments filiaux d'un parricide», art. cité, p. 158-159)

Vinteuil, c'est aussi une figure maternelle, il entoure sa fille de soins digne d'une mère: «M. Vinteuil, tout absorbée d’abord par les soins de mère et de bonne d’enfant qu’il donnait à sa fille»[5]; et ce qui est mis en cause dans la profanation, ce sont les attentions maternelles: «Mais laisse-le donc où il est, il n’est plus là pour nous embêter. Crois-tu qu’il pleurnicherait, qu’il voudrait te mettre ton manteau, s’il te voyait là, la fenêtre ouverte, le vilain singe.»[6] Mlle de Vinteuil a quasi tué son père de chagrin.
Un même système de profanation de la mère est à l'œuvre dans Confession d'une jeune fille. La jeune fille regarde son visage rendu bestial par le plaisir dans un miroir, dans ce miroir elle croise le regard de sa mère qui la regarde par la fenêtre, horrifiée. Cette vision tue sa mère quasi-instantanément.
Cela rappelle la scène de la fin de Sodome et Gomorrhe, quand Albertine avoue qu'elle connaissait bien Mlle de Vinteuil. Dans cette scène, le narrateur qui parle avec sa mère voit à la fois le paysage d'aurore qui aurait plu à sa grand-mère, et, superposée dans son esprit comme si elle se reflétait sur la vitre, l'image d'Albertine remplaçant l'amie de Mlle de Vinteuil dans la scène de Monjouvain.[7] C'est à nouveau une scène en miroir en présence de la mère, redoublée par le souvenir de la grand-mère.
Le sadisme et la tendresse se confondent. Il est plus simple de les séparer pour se faire comprendre, mais ils ont la même origine:

Tous les romans de Dostoïevski pourraient s'appeler Crime et Châtiment (comme tous ceux de Flaubert, Madame Bovary, surtout, L'Éducation sentimentale). Mais il est probable qu'il divise en deux personnes ce qui a été en réalité d'une seule. Il y a certainement un crime dans sa vie et un châtiment (qui n'a peut-être pas de rapport avec ce crime), mais il a préféré distribuer en deux, mettre les impressions du châtiment sur lui-même au besoin (La Maison des morts) et le crime sur d'autres. (Essais et articles, éd. P. Clarac, La Pléiade, 1971, p. 644-645)

Un autre parricide est celui commis sur Swann. Il meurt une première fois dans l'indifférence générale, le second meurtre est dû à Gilberte qui commence par éviter d'en parler puis va jusqu'à faire disparaître le nom de Swann. Gilberte renie son père et va jusqu'à l'oublier, sacrilège bien plus grand que celui de Mlle de Vinteuil, dont les gestes contribuent à maintenir le souvenir de son père. Ce mouvement opposé des deux jeunes femmes, l'une se souvenant, l'autre effaçant, est d'autant plus douloureux ou choquant qu'on se souvient du jugement de Gilberte sur Mlle de Vinteuil:

Jamais je la connaîtrai, pour une raison, c’est qu’elle n’était pas gentille pour son père, à ce qu’on dit, elle lui faisait de la peine. Vous ne pouvez pas plus comprendre cela que moi, n’est-ce pas, vous qui ne pourriez sans doute pas plus survivre à votre papa que moi au mien, ce qui est du reste tout naturel. Comment oublier jamais quelqu’un qu’on aime depuis toujours![8]

La profanation de Mlle Vinteuil touche la grand-mère par-dessus la tête du père: le père devient à la fois victime et complice.

Bien plus que sa photographie, ce qu'elle profanait, ce qu'elle faisait servir à ses plaisirs mais qui restait entre eux et elle et l'empêchait de les goûter directement, c'était la ressemblance de son visage, les yeux bleus de sa mère à lui qu'il lui avait transmis comme un bijou de famille (...). (Du côté de chez Swann, RTP, I, p.162)

Tous les fils profanent leurs mères par leurs plaisirs vils et leurs débauches.

Le visage d'un fils qui vit, ostensoir où mettait sa foi sublime une mère morte, est comme une profanation de ce souvenir sacré. Car il est ce visage à qui ces yeux suppliants ont adressé un adieu qu'il ne devait pas pouvoir oublier une seconde. Car c'est avec la ligne si belle du nez de sa mère que son nez est fait, car c'est avec le sourire de sa mère qu'il excite les filles à la débauche, car c'est avec le mouvement de sourcil de sa mère pour le plus tendrement regarder qu'il ment (...). (Contre Sainte-Beuve, éd. B. de Fallois, Paris, Gallimard, 1954, p. 282)

Je laisse de côté les mères profanées. Mais je citerai un dernier exemple, celui de la Berma, qui illustre parfaitement la citation vue plus haut: «nous tuons tout ce qui nous aime par les soucis que nous lui donnons»:

La Berma, atteinte d'une maladie mortelle qui la forçait à fréquenter peu de monde, avait vu son état s'aggraver quand, pour subvenir aux besoins de luxe de sa fille, besoins que son gendre souffrant et paresseux ne pouvait satisfaire, elle s'était remise à jouer. Elle savait qu'elle abrégeait ses jours mais voulait faire plaisir à sa fille à qui elle rapportait de gros cachets (...). Malheureusement, ces billets ne faisaient que permettre au gendre et à la fille de nouveaux embellissements de leur hôtel, contigu à celui de leur mère; d'où d'incessants coups de marteau qui interrompaient le sommeil dont la grande tragédienne aurait eu tant besoin. (Le Temps retrouvé, RTP, IV, 573-574)

Les coups de marteau sont comme autant de coups mortels. Le tragique tourne au mélodrame familial.
On arrive au moment de la mort de la Berma. De nouveau les scènes sont parallèles, ou en miroir: la Berma avait joué chez la duchesse de Guermantes, Rachel joue chez la nouvelle princesse de Guermantes, Mme Verdurin. La Berma a invité à un thé, mais les invités profitent d'un moment où elle est allée se reposer de sa maladie qui l'épuise pour s'éclipser. On songe à ce mot de la duchesse de Guermantes, parfaitement indifférente et inconsciente à Swann mourant: «Ah! mon petit Charles, [...]ce que ça peut être ennuyeux de dîner en ville ! Il y a des soirs où on aimerait mieux mourir!»[9]
Rachel est d'une méchanceté banale et commune:

Elle était ravie de porter ce coup à la Berma. Peut-être eût-elle reculé si elle eût su que ce serait un coup mortel. On aime à faire des victimes, mais sans se mettre précisément dans son tort, en les laissant vivre. D'ailleurs, où était son tort? Elle devait dire en riant quelques jours plus tard: «C'est un peu fort, j'ai voulu être plus aimable pour ses enfants qu'elle n'a jamais été pour moi, et pour un peu on m'accuserait de l'avoir assassinée. Je prends la duchesse à témoin.» Il semble que tous les mauvais sentiments et tout le factice de la vie de théâtre passant en leurs enfants sans que chez eux le travail obstiné soit un dérivatif comme chez la mère, les grandes tragédiennes meurent souvent victimes des complots domestiques noués autour d'elle, comme il leur arrivait tant de fois à la fin des pièces qu'elles jouaient. (Le Temps retrouvé, RTP, IV, p. 592)

C'est un matricide à peine dissimulée qui met en œuvre les rapports de réciprocité d'amour haine entre la Berma et sa fille, car la Berma ne se fait aucune illusion: elle aurait fait comme sa fille et sa fille est comme elle:

La Berma n’était pas, du reste, meilleure que sa fille, c’est en elle que sa fille avait puisé, par l’hérédité et par la contagion de l’exemple, qu’une admiration trop naturelle rendait plus efficace, son égoïsme, son impitoyable raillerie, son inconsciente cruauté.[10]

Il y a une réciprocité victime/bourreau, enfant-parent.
Ici deux motifs récurrents s'entremêlent: celui du matricide et celui de l'exécution collective dirigée par un meneur. Le meneur, c'est Rachel. Tous les invités ont fui le thé de la Berma pour aller voir Rachel. Ce n'est pas la première fois que Rachel joue ce rôle, on l'avait déjà vu à l'œuvre dans Le côté de Guermantes, où elle humiliait une jeune actrice et rivale. A cette occasion d'ailleurs, l'histoire du cognac bu par le grand-père revenait comme une honte cuisante au narrateur.[11]

Le crime nourrit Proust comme Dostoïevski. Mais chez Proust, le crime n'est qu'une banale tragédie domestique ou une tragédie d'arrière-cuisine, comme il est dit lors de la scène de l'égorgement du poulet.
On en trouve un dernier écho dans l'exécution de Saniette, la troisième exécution de Saniette qui cette fois va en mourir:

Car cinq minutes ne s'étaient pas écoulées depuis l'algarade de M. Verdurin, qu'un valet de pied vint prévenir le Patron que M. Saniette était tombé d'une attaque dans la cour de l'hôtel. Mais la soirée n'était pas finie. «Faites-le ramener chez lui, ce ne sera rien», dit le Patron dont l'hôtel « particulier », comme eût dit le directeur de l'hôtel de Balbec, fut assimilé ainsi à ces grands hôtels où on s'empresse de cacher les morts subites pour ne pas effrayer la clientèle, et où on cache provisoirement le défunt dans un garde-manger, jusqu'au moment où, eût-il été de son vivant le plus brillant et le plus généreux des hommes, on le fera sortir clandestinement par la porte réservée aux «plongeurs» et aux sauciers. Mort, du reste, Saniette ne l'était pas. Il vécut encore quelques semaines, mais sans reprendre que passagèrement connaissance. (La Prisonnière, RTP, III, p. 770)

(ce qui entre nous a pour conséquence que les Verdurin ne paieront jamais l'aide qu'ils s'étaient promis d'apporter secrètement à Saniette).

Le crime est un ressort de la vie sociale. On aime à faire des victimes mais sans se mettre dans son tort.

                                  ***


Est-ce un effet de nos protestations? (je pense à sejan et à moi) Antoine Compagnon a été très gentil avec Maya Lavault. Il faut dire que son exposé était intéressant et convainquant.

La version de sejan.

                                  ***


Notes

[1] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.750

[2] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.716

[3] La Prisonnière, Clarac t3, p.300

[4] La Prisonnière, Clarac t3, p.193

[5] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.159

[6] Ibid., p.162

[7] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p1129

[8] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1 p.536

[9] le côté de Guermantes, Clarac t2, p.586

[10] Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.997

[11] ''Le côté de Guermantes, Clarac t2, p.173