Qu'est-ce qui a été si décevant dans le séminaire d'Antoine Compagnon cette année? Et qu'en retiendrai-je au bout du compte?

Il y a eu dès l'abord un manque de définition du sujet. "Qu'est-ce que la morale?" aurait été sans doute un peu hors-domaine pour un cours de littérature, mais "que vais-je entendre ici par "morale" (morale(s) )" aurait été nécessaire, voire indispensable. Or ce qui a été esquissé et abandonné, c'est une réflexion sur les définitions que Compagnon souhaitait ne pas retenir. Nous sommes parvenus à "la morale comme ce qui interloque", ce qui est effectivement extrêmement interloquant. "Le retournement chez Proust" ou "Surprise(s) proustienne(s)" aurait tout aussi bien convenu.

D'autre part, le titre du cours mentionne "Proust", et bien plus, "de" Proust, ce qui est embarrassant : au sens strict, cela revenait à juger l'auteur, voire la personne avant l'auteur, ce qui donnait à l'entreprise un tour beuvien inattendu. Sans aller jusque là, il est certain que nous n'avons jamais su qui ou ce que nous étions en train de juger: étions-nous en train d'examiner les jugements que le narrateur portait sur les autres personnages dans La Recherche, les comportements de ces autres personnages, le comportement du héros (en définissant ici très rapidement le héros comme celui qui agit et le narrateur comme celui qui rapporte les faits), fallait-il se cantonner à La Recherche, comme Compagnon l'a fait le plus souvent, alors que d'intéressante remarques apparaissent dans Contre Sainte-Beuve et les préfaces à Ruskin, sans compter les articles et la correspondances?

Nous avons oscillé entre tout cela, sans organisation claire, errant d'un point à un autre sans savoir où nous allions.
Nous touchons ici à l'un des présupposés de la méthode: pour qu'un plan soit rigoureusement construit, il faut savoir ce que l'on souhaite démontrer. Il est ensuite possible de dessiner un plan ferme qui avance les différences arguments destinés à nous amener à la conclusion, en étudiant au passage les contre-arguments (pour en démontrer la faiblesse ou la moindre pertinence et les raisons pour lesquelles nous décidons de les négliger dans le cas qui nous préoccupe).
Ces démonstrations ne sont certes pas totalement artificielles (dans le sens de faux, sans vérité) puisqu'elles s'appuient bel et bien sur des exemples pris dans le texte, il reste cependant qu'elles sont des constructions. L'un des grands jeux de la rhétorique consiste justement à apprendre à démontrer tout et son contraire. Les plus belles démonstrations sont celles qui sonnent profondément justes, qui nous éclairent sur les structures et le sens caché des textes (c'est la raison du succès de la thèse du triangle du désir de René Girard, par exemple), d'autres sont fausses, ce sont des exercices de style qui magistralement exécutés suscitent le rire et l'admiration par leur audace-même (et l'on songe à Cioran saluant la mauvaise foi de de Maistre, mauvaise foi si tempétueuse qu'elle emporte l'adhésion — même si nous ne sommes pas dupes).

Quoi qu'il en soit, il faut savoir ce que l'on veut démontrer.
Or nous ne l'avons pas su. Proust ou ses textes ou simplement La Recherche était-il oui ou non moral? Oui mais non, non mais oui, oui selon certains aspects, non selon d'autres, oui lorsque l'auteur parlait, non lorsque le narrateur jugeait les autres, oui en général à l'exception de, non en général cependant notons que... : les nuances étaient possibles et étudiables, cela a été fait, mais de façon si désordonnée — et sans même que Compagnon s'en cachât — que nous avons eu moins l'impression d'une promenade exploratoire que d'une errance circulaire dans une forêt dont nous ne sortirions pas.

L'embarras, peut-être, provenait de ce qu'implicitement nous savions que Proust ne pouvait être condamné: à l'énoncé du sujet, nous savions aussitôt que jamais Proust ne serait déclaré amoral ou immoral, car le déclarer l'un ou l'autre aurait été adopter le point de vue des moralistes de la IIIe République, et nous étions bien trop évolués pour cela. Cependant, Proust ne serait pas non plus déclaré moral, cela serait trop vieillot, d'où un entre-deux sans gloire, un refus de juger et de trancher.
Or peut-on réellement peser la morale d'un texte, de personnages ou d'un auteur sans juger? Peut-être est-ce là la difficulté du sujet de cette année. Parler de la mémoire autorise la promenade, la mémoire, ce sont les souvenirs, la nostalgie, un vagabondage affectif dans le temps.
La morale ou les morales sont des normes de conduites et des valeurs dont il faut d'une part juger si elles sont bonnes ou mauvaises (ce qui revient à avouer qu'on les partage ou qu'on les désapprouve) et d'autre part évaluer si elles sont respectées ou pas. La morale n'est pas du côté de l'émotion mais de la justice, elle implique de juger, et ce faisant, de se dévoiler. Antoine Compagnon était-il prêt à un tel dévoilement?


Il est possible que concernant l'auteur, l'homme, Proust, Antoine Compagnon ait donné la réponse trop tôt, dès le troisième cours: comme Baudelaire, Proust n'avait qu'une morale, celle du travail. Le travail est ce qui permet d'échapper à l'angoisse, au temps qui passe "pour rien" (temps perdu, lutte contre le temps perdu), à la mémoire qui se délite. Le travail est ce qui permet de donner une forme à la mémoire, et donc à soi-même, à son identité (très intéressantes remarques de Landy reprenant Locke); de donner une forme au temps et donc à la vie.
L'importance fondamentale du travail a été souligné par Proust dès sa préface à Sésame et les lys de Ruskin, elle est l'angoisse du Contre Sainte-Beuve, comment écrire, quelle forme donner à ses idées, elle est le remords de La Recherche, je ne travaille pas, je ne commence pas, ma grand-mère n'ose plus me poser de questions, je la fais pleurer, mes journées s'évanouissent sans retour.
Ce que décide finalement le narrateur, ou l'auteur, puisqu'on est dans l'un de ces passages délicats où l'on sent apparaître un méta-narrateur — où La Recherche devient un journal —, à la fin du Temps retrouvé, c'est de se mettre à travailler. La Recherche est en ce sens très profondément morale au sens le plus conservateur du terme: condamnation des plaisirs, apologie du travail. Sa particularité est de décrire très longuement les divertissements/diversions possibles, attrait des salons et des mondanités, illusion de l'amour et de la luxure, afin de montrer par l'exemple combien tout cela est vain (et sans doute la démonstration aurait-elle eu moins de force si n'étaient intervenus la guerre et les morts et les sacrifices (même si Dreyfus déjà était le lieu de confrontation entre la dureté de "la vraie vie" et les superficialités mondaines)). Mieux vaut se tenir en sa chambre et travailler, sans se laisser distraire par des obligations mondaines ou charitables: Pascal ou Saint-Augustin n'avaient fourni que la conclusion en des formules ramassées, Proust fournit la démonstration frappante en des milliers de pages.

Cette conclusion éminemment morale (et sans doute éminemment juste, puisque d'une part le travail est bien ce qui apaise, d'autre part, dans le cas de Proust, écrivain, il est bien ce qui permet de retenir le temps et construire l'identité[1]) pose le narrateur en position de juge. En nous racontant son histoire, il veut nous montrer toutes les impasses qu'il a entrevues (celles que les autres ont empruntées autour de lui) et celles qu'il a lui-même empruntées. C'est parce que le narrateur sait que toutes les activités (ou paresses) qu'il raconte sont vaines qu'il se pose en qualité de juge.

Or le lecteur ne sait pas cela lorsqu'il avance dans La Recherche. Ce qu'il lit, ce ne sont pas les méditations, "remarques pour soi-même", d'un narrateur qui juge rétrospectivement sa vie en tirant des enseignements des personnages et des situations qu'il a rencontrés et qu'il a vus évoluer sur des dizaines d'années, mais les remarques d'un jeune homme (puis moins jeune) dont on comprend mal la position, et qui, pour tout dire, est plutôt antipathique à juger ainsi son entourage alors que lui-même ne paraît pas si recommandable.
C'est sans doute cela d'ailleurs qui a tant gêné les contemporains de Proust au fur à mesure de leur découverte des livres successifs qui constituent La Recherche: qui était-ce blanc-bec, le narrateur, qui se permettait de juger tout et n'importe qui et n'importe quoi? Où voulait-il en venir?


Morale(s) de Proust. Proust est-il moral? "La Recherche" est-elle morale, c'est-à-dire, pour retenir un sens très commun, récompense-t-elle le bon, punit-elle le méchant? Amène-t-elle à la conversion quelques méchants qui ainsi sont sauvés?

Le problème, c'est que ces catégories ne s'appliquent pas, ou qu'elles s'appliquent de façon ravageuse: il y a beaucoup trop de méchants dans La Recherche. Personne n'est bon, tout le monde est méchant, soit en actes (c'est alors souvent par intérêt), soit en paroles (par bêtise ou malignité). Ceux qui ne sont peut-être pas méchants (bien qu'ils le paraissent, par leur violence, leur imprévisibilité), sont fous ou dépravés. La punition des méchants est de vieillir.

Les bons (mais lesquels? Qui est bon à part la grand'mère? Les Larivière et Marie-Céleste?) ne sont pas récompensés ; mais il y en a si peu...

Le narrateur est touché par la grâce. C'est lui qui est sauvé. Il abandonne dès lors les plaisirs pour l'étude.
Finalement, La Recherche est bien plus moral que je ne l'imaginais.

Notes

[1] il faudrait dès lors distinguer entre travail créateur et travail producteur, ce n'est pas le sujet ici.