Celui qui est incapable de se perdre jamais est aussi bien celui qui est à jamais perdu; aux deux, c'est-à-dire au même, il manquera toujours la possibilité de s'engager sur une route. Car une route implique le relief d'une série déterminée sur un fond de paysage indéterminé; or rien de tel n'est possible dans le cas qui nous occupe, celui de l'être à qui tout, toujours, peut devenir chemin. L'homme décrit par Sophocle est à la fois muni de chemins et dépourvu de chemin, à la fois pantoporos (qui a tous les chemins) et aporos (qui est sans chemin). [...]
Cette confusion des chemins est très différente de ce qui se passe dans un labyrinthe. Que l'homme soit privé de chemin ne signifie pas du tout qu'il soit perdu dans un labirynthe, ne sachant pas, pour aboutir, s'il vaut mieux emprunter le chemin de gauche ou le chemin de droite et retrouvant, à chaque carrefour, un problème analogue. Dans le labyrinthe il y a un sens, plus ou moins introuvable et invisible, mais dont l'existence est certaine: sont donnés de multiples itinéraires dont un seul, ou quelques rares, sont les bons, les autres ne menant nulle part. Le labyrinthe n'est donc pas un lieu où se manifeste l'insignifiance; bien plutôt un lieu où le sens se révèle en se recélant, un temple du sens, et un temple pour initiés, car le sens y est à la fois présent et voilé. Le sens y circule de façon secrète et inattendue, à la manière de l'itinéraire improbable et déroutant que doit emprunter l'homme égaré dans le labyrinthe s'il veut trouver une issue. A l'absence de chemins — c'est-à-dire à leur omniprésence — propre à l'insignifiance s'oppose ici la complication des chemins. [...]
Clément Rosset, Le réel, p.15 puis 17

Ces pages me paraissent commenter ma nouvelle préférée de Borges (sans doute du fait de son caractère extrêmement ramassé: très peu de mots pour faire rêver):

Les deux rois et les deux labyrinthes
Les hommes dignes de foi racontent (mais Allah en sait davantage) qu'en les premiers jours du monde, il y eût un roi des îles de Babylonie qui réunit ses architectes et ses mages et qui leur ordonna de construire un labyrinthe si complexe et si subtil que les hommes les plus sages ne s'aventueraient pas à y entrer et que ceux qui y entreraient s'y perdraient. Cet ouvrage était un scandale, car la confusion et l'émerveillement, opérations réservées à Dieu, ne conviennent point aux hommes. Avec le temps, un roi des Arabes vint à la cour et le roi de Babylonie (pour se moquer de la simplicité de son hôte) le fit entrer dans le labyrinthe où il erra, outragé et confondu, jusqu'à la tombée de la nuit. Alors il implora le secours de Dieu et trouva la porte. Ses lèvres ne proférèrent pas une plainte, mais il dit au roi de Babylonie qu'il possédait en Arabie un meilleur labyrinthe et qu'avec la permission de Dieu, il le lui ferait connaître quelque jour. Puis il entra, réunit ses capitaines et ses lieutenants et dévasta le royaume de Babylonie vec tant de bonheur qu'il renversa les forteresses, détruisit les armées et fit prisonnier le roi. Il l'attacha au dos d'un chameau rapide et l'emmena en plein désert. Ils chevauchèrent trois jours avant qu'il dise: «Ô Roi du Temps, Substance et Chiffre du Siècle! En Babylonie, tu as voulu me perdre dans un labyrinthe de bronze aux innombrables escaliers, murs et portes. Maintenant, le Tout-Puissant a voulu que je montre le mien, où il n'y a ni escaliers à gravir, ni portes à forcer, ni murs qui empêchent de passer.»
Il le détacha et l'abandonna au cœur du désert, où il mourut de faim et de soif. La gloire soit à Celui qui ne meurt pas.
Jorge Luis Borges, in L'Aleph, p.171. traduction Roger Caillois

En lisant les lignes de Rosset, je me demandais s'il fallait supposer une infinité de chemins préexistants à l'homme, et s'ouvrant tous devant lui (ou autour de lui), ou s'il fallait considérer que c'était l'homme (un homme), sa présence, qui était à l'origine de l'infinité des chemins: «l'être à qui tout, toujours, peut devenir chemin».
Si devient chemin tout trajet tracé par les pas d'un homme (si la définition d'un chemin est la ligne tracée par l'avancée d'un homme), l'infinité des chemins est potentielle, une seule possibilité se réalise, objectivée par l'acte d'avancer.
Est-ce important, qu'est-ce que cela change de considérer que l'homme trace son propre chemin, unique, parmi l'infinité des trajectoires possibles plutôt qu'il emprunte un chemin parmi tous les chemins possibles? Cela diminue-t-il l'insignifiance et l'indétermination de la destinée humaine?