Aslan a la forme d'un très grand lion, c'est le dieu de Narnia. Parfois longtemps absent, il est sévère et bon. Certains doutent de son existence.
Lucy a pour mission de chercher dans un gros livre de recettes de magie la formule qui rend visible les choses invisibles. Elle a résisté déjà une fois à la tentation d'essayer une autre incantation que celle qu'elle doit trouver.
Un peu plus tard, elle arriva à une incantation qui vous permettait de savoir ce que vos amis pensent de vous. Lucy avait eu très envie d'essayer l'autre, celle qui vous donnait une beauté inaccessible aux mortels. Pour se consoler de ne pas l'avoir prononcée, elle se sentit farouchement décidée à dire celle-ci. Et à toute vitesse, de peur de changer d'avis, elle prononça les mots (pour rien au monde, je ne vous dirai quels mots c'étaient). Puis elle attendit que quelque chose se produise.
Comme rien ne se passait, elle se mit à regarder les images. Et à l'instant même, elle vit la dernière chose qu'elle s'attendait à voir: un wagon de seconde classe dans un train, où deux écolières étaient assises. Elles les reconnut tout de suite. C'étaient Marjorie Preston et Anne Featherstone. Seulement, c'était maintenant beaucoup plus qu'une image. C'était vivant. Elle voyait les poteaux télégraphiques défiler devant la fenêtre du wagon. Puis petit à petit (comme quand on règle une station à la radio) elle entendit ce qu'elles disaient:
— Est-ce que je vais te voir un peu ce trimestre, demanda Anne, ou est-ce que tu vas être encore accaparée par Lucy Pevensie?
— Je ne comprends pas ce que tu veux dire par "accaparée", répondit Marjorie.
— Oh si, tu me comprends. Tu étais folle d'elle au dernier trimestre.
— Non, pas du tout, rétorqua-t-elle. Je ne suis pas si bête. Dans son genre, ce n'est pas une mauvaise copine. Mais le trimestre n'était pas encore fini que je commençais déjà à en avoir assez.
— Eh bien, il n'y a pas de risque pour un autre trimestre! s'écria Lucy. Petite peste hypocrite!
Mais le son de sa propre voix lui rappela tout aussitôt qu'elle parlait à une image et que la vraie Marjorie était très loin, dans un autre monde.
«Quand même, se dit Lucy, je la croyais vraiment mieux que ça. Et j'ai fait toutes sortes de choses pour elle au dernier trimestre, je l'ai soutenue quand il n'y avait pas beaucoup d'autres filles pour le faire. Et elle le sait bien. Et aller dire ça à Anne Featherstone, celle-là précisément! Je me demande si toutes mes amies sont comme ça. Il y a plein d'autres images . Non. Je ne veux plus regarder. Je ne veux pas. Je ne veux pas…»
Et, au prix d'un grand effort, elle tourna la page, mais pas avant qu'une grosse larme de colère ne s'y soit écrasée.
[…]

— Oh, Aslan, dit-elle, c'est si gentil de votre part d'être venu.
— J'étais là pendant tout le temps, répondit-il, mais tu viens juste de me rendre visible.
— Aslan! s'exclama Lucy presque sur un ton de léger reproche. Ne vous moquez pas de moi. Comme si je pouvais, moi, faire quelque chose qui vous rendrait visible!
— Ce fut le cas, dit-il. Penses-tu que je désobéirais à mes propres règles?
Après un bref silence, il reprit la parole:
— Mon enfant, dit-il je crois que tu as écouté aux portes.
— Écouté aux portes?
— Tu as écouté ce que tes deux camarades de classe disaient de toi.
— Ah, ça? Je n'aurais jamais pensé que c'était écouter aux portes, Aslan. N'était-ce pas de la magie?
— Espionner les gens grâce à la magie, c'est la même chose que les espionner par n'importe quel autre moyen. Et tu as mal jugé ton amie. Elle est faible, mais elle t'aime. Elle avait peur de la fille plus âgée et elle n'a pas dit ce qu'elle pensait.
— Je ne crois pas que je pourrai jamais oublier ce que je l'ai entendue dire.
—Non, tu ne l'oublieras pas.
— Oh mon Dieu, soupira-t-elle. Aurais-je gâché quelque chose? Vous voulez dire que nous aurions pu continuer à être amies se cela ne s'était pas passé… et à être vraiment de très grandes amies, toute notre vie, peut-être… et que maintenant nous ne le serons jamais?
— Mon enfant, dit le Lion, ne t'ai-je pas expliqué une fois déjà que personne ne s'entend jamais raconter ce qui ce serait passé?

— Si, Aslan, vous me l'avez dit, admit-elle. Je suis désolée.

C.S. Lewis, L’odyssée du Passeur d’aurore, folio junior, p.169