Ce récit est extrait de Jaune bleu blanc. Il est édité en une mince plaquette d'une soixantaine de pages par les éditions du Sonneur, dont la profession de foi est de faire «un pari sur la qualité du livre, la durée de son existence, une relation d'estime avec le lecteur».
Je résiste mal à ces éditions élégantes, à la mise en page recherchée. Ici, ces quelques pages sont illustrées par des gravures de Jean-Emile Laboureur et préfacées par Alberto Manguel:

Sa profession [de Valery Larbaud] (pour l'appeler ainsi) de traducteur résultait tout autant de sa condition de lecteur exemplaire et d'écrivain talentueux que de son envie de parcourir le monde, car traduire consiste à transposer d'un ensemble linguistique à un autre un bagage narratif et imaginaire. Dans un sens, le traducteur, tel que Valery Larbaud l'entendait, est un conducteur de caravane.
Alberto Manguel


Dans ce texte court, Valery Larbaud nous explique que lorsque qu'on est malade, la vie d'hôtel est une façon habile de se retirer du monde sans en avoir l'air. Durant les longues nuits d'insomnie et d'angoisse, le malade «veille sur les valides»; il aiguise son sens de l'observation et devient expert à reconstituer la vie, les vies, à partir de minces indices, une voix, un soupir. Il vit à travers les autres, avidement, son univers se résume à la place qu'il voit de sa fenêtre, le monde se donnant là en représentation.

Un passage m'a émue, qui m'a paru tout à la fois l'opposé et le reflet de la décision du narrateur dans Le Temps retrouvé de se retirer dans sa chambre pour écrire sans plus se laisser distraire.
Valery Larbaud évoque le moment où le malade, guéri après trois ou quatre ans de réclusion, a l'autorisation de quitter la chambre :

Mais il porte un regret sous la clarté retrouvée des réverbères et des lampes des carrefours. Il sait qu'il a quitté un séjour de paix, d'ordre et de sagesse, et qu'il va lui falloir affronter de nouveau la bousculade, courir où ses désirs le mèneront malgré lui, se gaspiller en des entreprises que son juge intérieur désapprouvera, sourd à l'excuse sans cesse présentée: rattraper le temps perdu. Etait-ce vraiment du temps perdu? Parce qu'il a été passé à l'écart de la vie, avec des livres, avec des réflexions sur des souvenirs, avec l'idée de la mort, peut-on le dire perdu, ce temps?
Valery Larbaud, 200 chambres 200 salles de bain, p.30

Proust et Larbaud auront été malades tous les deux. Pour l'un le temps perdu était celui passé cloîtré dans la chambre, pour l'autre c'était celui passé dans les salons. L'un cherchera à rattraper ce temps en traduisant les autres et en parcourant le monde, l'autre en s'enfermant et en écrivant.


Ajout le 11 juin 2010

Cette Sharrow Bay Country House rejoint en tout cas ma liste personnelle d'hôtels mythiques qui s'ouvrit il y a trente ans sur le Palumbo de Ravello, le Bussaco Palace Hotel de Bussaco (l'original du "Deux cents chambres, deux cents salles de bain" de Larbaud, bien qu'il n'y ait guère plus d'une trentaine des unes et des autres, je crois bien) et l'hôtel des Ducs de Bourgogne à Bruges, que j'ai revu bien banalisé dans les années récentes (et Bruges aussi je crois bien).
Renaud Camus, Au nom de Vancouver, p.277