J'ai lu Joseph Conrad pour la première fois en 1995. Heart of Darkness faisait partie d'une liste des cinq livres devant illustrer les caractéristiques du genre "le roman d'aventure".[1]
Au fur à mesure que je le lisais, j'avais l'étrange impression de comprendre chaque phrase sans comprendre le dessein général, ce que j'attribuais, comme lors de la lecture de The turn of the screw, à ma connaissance insuffisante de l'anglais, tout en sachant que c'était faux: ce livre était délibérément écrit pour ne pas être compris "de face". Ce qui m'a sans doute le plus gênée, c'est l'écart entre ce que je lisais et ressentais et les commentaires lus et entendus ici et là. Pourquoi parlait-on de ce livre à voix basse avec des mines mystiques (ce qui aurait davantage convenu à Aguire ou la colère de Dieu, par exemple)? C'était pourtant un livre simple, les souvenirs d'un homme, sur un bateau amarré dans la nuit anglaise (et quelque chose du Horla dans cette nuit scintillante), l'armateur, la chaleur, l'Afrique, un fleuve, des sauvages, un homme malade et incompréhensible, le retour : pourquoi parler de cette œuvre de façon quasi religieuse, en baissant la voix avec une mine inspirée (ou en agitant les bras en criant "le Mal, le Mal", comme j'en connais un)? Je sentais là une distorsion de lecture que je n'osais mettre sur le tapis.


Des souvenirs m'aura décomplexée: j'ai maintenant la certitude que Conrad aurait ri qu'on parlât ainsi de son livre — mais dans son fors intérieur, extérieurement il serait resté d'une parfaite courtoisie.
Dans Des souvenirs, Conrad est censé écrire une autobiographie. Son fil conducteur est l'écriture de La Folie Almayer, les voyages du manuscrit toute la durée de l'écriture de La Folie. La structure très exactement calculée de ces souvenirs que l'on pourrait croire écrits au fil de la plume, par pures associations d'idées (mais la structure est aussi l'écriture par association d'idées), nous amène de Rouen à Marseille en passant par la Pologne et la Malaisie, sans jamais traverser l'Atlantique (détail étonnant: Conrad n'a jamais traversé l'Atlantique). Trois thèmes sont principalement évoqués: la famille de Conrad, sa vocation de marin, le dur métier d'écrivain (bien que jamais Conrad ne s'abaisserait à se plaindre ainsi: c'est moi qui résume). Il parle d'autre part de son attachement à la langue anglaise, mot faible puisqu'il évoque un coup de foudre, et cette évocation commence et clôt le livre, de façon théorique dans les premières pages, fort concrète dans la dernière.

L'œil et la mémoire de Conrad sont un véritable appareil photographique, photographies qu'il excelle à rendre sur le papier, en y mêlant aussitôt des réflexions et des songes. Que ce soit le chien mangé par l'oncle durant la retraite de Russie ou le poney d'Almayer, chaque anecdote est décrite, commentée, soupesée, pour elle-même et pour l'impression qu'elle a laissée chez l'auteur, et pour ses conséquences (Conrad serait-il devenu écrivain s'il n'avait pas rencontré Alamayer? Non, sans doute pas.)
L'écriture se caractérise par un humour profond, si profond qu'il ne produit que des effets de moirage à la surface, des envies de rires que l'on réprime et qui nous font, incrédules, relire la page; et par un esprit d'observation qui ne recherche pas l'objectivité, mais plutôt la justice: rendre à chacun ce qui lui revient. Comme il est impossible à un humain de savoir exactement ce qui revient à chacun, l'esprit le plus exact, le plus droit, comme semble être celui de Conrad (caractéristique sans doute encore augmentée par une vie de marin: le mot "responsabilité" et "irresponsabilité" apparaissent deux fois, fondamentaux) doit admettre une part de doute, d'indécidable, ce que Conrad appelle l'indulgence. Ces deux caractéristiques produisent un texte toujours ambigu; chaque phrase a plusieurs sens selon différents plans. Le texte est parcouru de courants souterrains: un rire feuilleté de gravité ou l'inverse, un grand moment de lecture.


Contexte de cet extrait: Conrad était en train d'évoquer les jours exténuants passés à écrire les derniers chapitres de Nostromo. Une voisine, fille de général, vint l'interrompre de façon fort impolie et sans s'excuser, et qualifia en toute inconscience ces journées de souffrance de moments «délicieux» (et Conrad rend hommage à l'école de la marine anglaise qui lui permit de faire face à cette intrusion violente avec une politesse imperturbable). Les pages continuent alors par un hommage à Stephen Crane, puis par l'évocation du chien offert par Stephen Crane au fils aîné de Conrad:

Mais le chien est là : un vieux chien maintenant. [...]. Quand il est couché près du feu, la tête droite et le regard fixé vers les ombres de la pièce, il atteint à une noblesse d'attitude frappante dans la calme conscience d'une vie sans tache. Il a contribué à élever un bébé et maintenant, après avoir vu partir pour l'école l'enfant commis à sa charge, il en élève un autre avec le même dévouement consciencieux, mais avec une plus grande gravité d'allure, indice d'une plus grande sagesse et d'une plus mûre expérience, mais indice aussi, je le crains bien, de rhumatismes. Depuis le bain du matin jusqu'au cérémonial du berceau du soir, tu assistes, mon vieil ami, le petit être à deux jambes que tu as adopté, et dans l'exercice de tes fonctions toute la maisonnée te traite avec tous les égards possibles, avec une infinie considération — aussi bien que lorqu'il s'agit de moi, seulement tu le mérites davantage. La fille du général te dirait que ce doit être «tout à fait délicieux».
Ah ! mon pauvre chien ! Elle ne t'a jamais entendu hurler de douleur (c'est cette pauvre oreille gauche!) tandis qu'au prix d'une incroyable contrainte tu conserves une immobilité rigide de peur de renverser la petite créature à deux jambes. Elle n'a jamais vu ton sourire résigné lorsque ce même petit être à qui l'on demande sévèrement: «Qu'est-ce que tu fais encore à ce pauvre chien?» répond avec un grand et innocent regard: «Rien. Je l'aime seulement, Maman chérie!»
La fille du général ignore les conditions secrètes des tâches qu'on s'impose à soi-même, mon bon chien, la souffrance que renferme la récompense même d'une ferme contrainte. Mais nous avons vécu ensemble bien des années, nous avons vieilli aussi; et , quoique notre tâche ne soit pas encore terminée, nous pouvons nous permettre de temps à autre de rêver un peu au coin du feu, de méditer sur l'art d'élever les enfants et sur le parfait délice d'écrire des romans, où tant de vies s'agitent aux dépens d'une vie qui, imperceptiblement, s'épuise.

Joseph Conrad, Des souvenirs, p.198, édition Sillage

Notes

[1] Les quatre autres: Treasure Islan de Stevenson, King Solomon's Mines de H. R. Haggard (à mon grand plaisir, puisque c'est l'auteur préféré de Wield dans la série des Pascoe et Dalziel de Reginald Hill), The Man Who Would Be King de Kipling et The Lost World de Conan Doyle.