Première communication du vendredi 13 juin (deuxième jour du colloque). Je m'en souviens avec précision, car François Bœspflug maîtrise si parfaitement les canons de l'exposé académique qu'il en fait un jeu. J'arrivai à sa conférence avec quelques préventions, car j'avais repéré la veille dans les livres proposés par les éditeurs présents son livre Caricaturer Dieu?: Pouvoir et danger de l'image, dont le titre m'avait paru trop opportuniste pour être sérieux. (Après cette communication, je l'ai feuilleté, il paraît très intéressant).


La pensée des Pères a nourri la pensée médiévale. Saint Augustin plane au-dessus du Moyen-Âge, il fut le Père préféré. Il semble avoir abordé tous les domaines, la théologie, la spiritualité, le droit, la philosophie… (il suffit de se rapporter à l'article de Goulven Madec). Mais Madec ne parle pas de l'art.
Qu'en est-il de l'art?
Contrairement à ce qu'on voit actuellement à Beaubourg1, le Moyen-Âge n'a jamais imaginé que la mission de l'art était d'innover.
Mon titre est provocateur: en effet, cette prétendue omniprésence de Saint Augustin présente le défaut de sous-estimer les autres Pères, notamment Ambroise, les Grecs (les Cappadociens), etc.


Dans quelle mesure la pensée d'Augustin a-t-elle été obéie, suivie, trahie? Il s'agit d'en finir avec une généralité paresseuse qui voudrait qu'Augustin ait eu la plus grande influence en toute chose.
Nous verrons donc dans un premier temps quelle influence Augustin a exercé sur l'art médiéval, puis, videtur quod non, ce qui s'oppose à cette analyse, enfin, sed contra, le respect de la pensée d'Augustin dans la forme.

Ici François Bœspflug a fait quelques restrictions de champs, que je n'ai pas notées.

L'influence très variée d'Augustin sur l'art médiéval
Cette influence se décèle sous une dizaine de modes.

1/ naissance de certains motifs, par exemple la comparaison entre la croix du Christ et un hameçon (apparaît au XIIe siècle).

2/ naissance de certains sujets :
classification des Vertus (en théologales et cardinales (Ambroise y prend également part),
liste des dix Sybilles (dont la Sybille Erythrée),
évocation des prophètes,
Emile Mâle a noté que le Contra judeos, paganos, attribué à Augustin, était lu à mâtines le jour de Noël : il s'agit donc d'un texte très connu, qui a donné naissance au sujet de l'Eglise face à la Synagogue,
la vision'Beati cinque, évoquée dans la fameuse lettre d'Augustin sur la vision, constituera un sujet pour l'art chrétien (cf. l'analyse d'Olivier Boulnois dans Au-delà de l'image).

3/ les scènes d'histoire : l'insistance d'Augustin pour qu'on s'attache au sens littéral de l'Ecriture fournit une base solide aux interprétations artistiques. Ainsi, l'hospitalité d'Abraham ou le bon Samaritain deviennent des sujets pour l'art.

4/ l'accréditation de Saint Augustin de certaines sources, comme le physiologus, le bestiaire (qui sera condamné par le pape Gélase). (En revanche, la légende de Saint Thomas en Inde est condamnée par Augustin.)

5/ l'importance prise par les chiffres: le nombre des poissons (153) lors de la multiplication des pains et des poissons, etc (rapport avec les parties du plafond d'une église je ne déchiffre plus mes notes).

6/ raisonnements analogiques : naissance d'Eve de la côte d'Adam à rapprocher de la naissance de l'Eglise du côté du Christ

mes notes s'arrêtent là : six et pas dix. Il manque quatre modes.

Limite de l'influence de Saint Augustin
1/ Certaines de ses interprétations ne se sont pas imposées.
- la Trinité créatrice (dans la Genèse) => ce thème est rare par rapport à celui d'une création jeune par Dieu le Père vieux.
- l'interprétation de l'hospitalité d'Abraham : l'ambivalence est visible à Sainte-Marie-Majeure, par exemple: le registre supérieur reprend la christologie traditionnelle tandis que le registre inférieur reprend l'interprétation trinitaire due à Saint Augustin. L'influence d'Augustin n'est réelle qu'en apparence.

2/théologie grégorienne de la légitimation didactique de l'image.
Augustin était contre les images et les représentations. Grégoire prend le contrepied de cette position et c'est lui qui va être suivi.

3/ Certains interdits fulminés par Augustin ont été contournés, par exemple, l'interdit du triangle : le triangle revient malgré tout au XIIe siècle, au XIIIe siècle il deviendra bouclier.v
D'autre part, pour Augustin l'image de Dieu en l'homme n'est pas le visage (il rejoint ici les Juifs et les Musulmans) mais l'âme: que peut-on représenter?

La tradition iconographique trahit Augustin au fond, mais pas dans la forme.
1/ création d'une image hiératique du Christ
Augustin se convertit en 386, à l'époque des premiers grands Christs d'abside. Augustin tenait que l'Eglise ne savait pas à quoi ressemblait le Christ, puisque les Evangiles sont muets sur le physique du Christ. La constitution d'une image d'un Christ-Dieu pourrait être une première trahison. (Augustin disait «l'image n'est qu'une image mais se donne pour ce qu'elle n'est pas». Cette phrase sera reprise plus tard.

2/ légitimation de la vénération de l'icône du Christ qui ne représente ni la nature divine, ni la nature humaine, mais est une hypostase des deux.
Les vrais disciples d'Augustin refuseront toujours les images: vénérer les images est illusoire, il n'y a pas de vera icona (cf. Boulnois).

3/ exploration systématique des ressources du visible pour représenter la Trinité, par exemple dans le psautier d'Utrecht, autour du VIIe et VIIIe siècle. per visiblia ad invisiblia: le visible peut venir au secours de l'intelligible, ce qui est tout à fait contraire à ce que pensait Augustin.

Les textes d'Augustin contre l'image : la lettre 120, un passage du De civitate Dei et plusieurs sermons. Dieu est amour. Quelle figure a l'amour? personne ne le sait.

Conclusion
La position d'Augustin sur les images a été trahie. Une preuve nous en est donnée a contrario au XVIIe siècle, quand le pape Alexandre VIII, pour sauver les arts, condamne le De Fide et Symbolo d'Augustin en 1683. (Dans ce texte, Augustin refuse d'imaginer un Dieu siégeant. (en fait, Alexandre VIII n'ose pas condamner Augustin: il condamne un père de Louvain, mais il s'agit d'une phrase reprise mot à mot d'Augustin.))

Nous atteignons ici les limites de mon augustinophilie: Augustin se trompait quand il soutenait que l'art ne crée pas. L'art médiéval lui a donné tort. Il a créé tout un monde d'images. Les réalités mentales ont un poids.

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remarque lors des questions/réponses : Luther sera le premier à décrire les images qu'il détruit. Avant lui, quand des images sont détruites, on ne sait pas ce qu'elles représentent: des images matérielles, spirituelles? On ne le sait pas.



Note
1: allusion à l'exposition Traces du sacré