En 1988, j'ai passé trois mois à la librairie Mollat, deux mois de stage et un mois de boulot d'été.

Je me souviens du mètre cube d'une biographie de Mitterrand le long du comptoir au moment de sa réélection.

Je me souviens des clientes qui achetaient Sollers, Femmes ou Paradis, grande bourgeoisie bordelaise trop bronzée riant avec embarras ou un sourire entendu de s'encanailler à si bon compte. J'ai bien peur que ce soit à l'origine de ma difficulté à lire Sollers: vu ses lectrices, je n'arrive pas à le considérer comme un auteur envisageable. (Pourtant, son humour et son détachement me font parfois soupçonner qu'il doit y avoir quelque chose, là.)
(La même réflexion ou presque peut s'appliquer à Alina Reyes: c'était l'année du succès du Boucher, les lecteurs qui achetaient ce livre ne m'ont pas donné envie de le lire.)

C'était aussi l'année de La Fée Carabine. Pennac était inconnu, je ne sais combien d'exemplaires de ce livre j'ai offerts (c'est hélas le meilleur de la série).

Pour ma part, je m'étais entichée du Bourreau affable de Ramon Sender que je vendais dès qu'un "vrai" lecteur me demandait son avis (ce qui n'arrivait presque jamais, puisque l'une des caractéristiques des vrais lecteurs est de ne jamais demander de conseil dans une librairie).

J'ai découvert la puissance de Bernard Pivot: les gens ne prenaient même pas la peine de retenir les auteurs qui étaient passés dans son émisssion: «Je voudrais le Pivot d'hier», tout était dit. Les représentants des maisons d'édition précisaient: «Il va passer chez Pivot», et nous commandions vingt exemplaires supplémentaires. (Je me souviens de L'Homme de paroles de Claude Hagège. Tout le monde voulait son livre; je l'ai feuilleté, il était illisible au commun des mortels (dont moi). Les gens étaient incroyables, pourquoi achetaient-ils cela?) J'ai appris que notre époque pardonnait à un écrivain de mal écrire s'il parlait bien, mais pas l'inverse.

J'ai appris aussi qu'on pouvait savoir si un livre était bon à la façon dont les lecteurs venaient l'acheter, un certain silence et une certaine impatience dans leurs gestes et leur regard. C'est ainsi que j'ai repéré Le Maître et Marguerite, La conjuration des Imbéciles et La Régente, de Leopoldo Alas dit Clarin (que je n'ai toujours pas lu). Il y aurait aussi La jeunesse de Pouchkine à lire un jour (Tynianov).

Le Clézio, Modiano, Labro: est-ce par homophonie, je les confonds. Leurs lecteurs ne m'ont pas marquée, il s'en dégageait quelque chose de classique et d'un peu ennuyeux, la modernité dans l'absence de risque. Concernant Le Clézio, il y avait la rumeur: «Mais si, il est en Amérique du sud, il ne donne pas d'interviews, il est très beau, il passe mal à la télé car il ne parle pas...» J'ai dû le feuilleter, comme j'ai feuilleté les deux autres. Il ne m'en reste rien.

Ce n'est pas sans un certain effroi que je vois s'ajouter le nom de Le Clézio à ceux de Claude Simon, André Gide, François Mauriac.


edit le 15 octobre

Je découvre ce billet de ligne de fuite qui reprend trois personnages de mon récit.