Camille Bloomfield a invité Jean-Pierre Bobillot à venir déclamer (si c'est le mot) quelques poèmes dans son cours sur les groupes et mouvements littéraires au XXe siècle. [1]

Ce fut une performance qui se méritait: il fallut d'abord affronter la redoutable épreuve de la ligne 13, et seule beaucoup d'obstination me permit d'être à l'heure. Elisabeth & co m'attendait.

Camille nous avait dit que sa salle se trouvait contre l'autoroute, elle n'avait pas menti. Garée sur le bas-côté, une BMW avait le nez plié.
Jean-Pierre Bobillot a commencé par décorer la salle de quelques longues banderolles de papier, tracts assemblés, Karaboudjan et rats, Mickeys. Lectures et explications se sont entrecroisées, la salle a été amenée à participer, sans montrer ma foi trop de surprise.

Je vais m'attacher aux données factuelles (histoire et bibliographie). Un document sur youtube devrait être bientôt disponible, je donnerai le lien dès que possible.

Jean-Pierre Bobillot a commencé par Karawane d'Hugo Ball (1917). Le poème était répété sur plusieurs feuilles scotchées en un parchemin de plusieurs mètres, qu'il lisait en paraissant avoir des repères, montant et descendant parmi les pages. J'ai trouvé en ligne un exemple de lecture (assez doux: les lectures de J-P Bobillot sont bien plus énergiques).
Devant un tel texte, chacun doit inventer sa lecture.

Jean-Pierre Bobillot nous a ensuite lu un de ses propres poèmes, Crever le matelas de mots (1978). Il a précisé que cela se traduisait soit par matress of words ou par matress with words: soit nous étouffons sous les mots, et il faut crever cette épaisseur de mots pour réussir à respirer, soit nous étouffons sous la chappe des conventions et il faut la crever avec des mots. (Est-ce pour celui-ci qu'il se fit accompagner d'une jeune fille à l'accent étranger?)

Ensuite il nous a lu La prose des rats, long poème tournant d'abord autour de la syllable "ra" avant de dériver progressivement vers de la géo-politique.
L'origine du poème est une commande. J-P Bobillot habitait alors Arras, ville qui célèbre la fête des rats tous les deux ans. En effet, cette ville a subi tout au long de l'histoire de nombreux sièges, enjeu de batailles entre les Flamands (donc les Espagnols) et les Français, tant et si bien que le sous-sol est creusé de galeries, jusqu'à six étages de profondeur, un étage pour les vivres, un autres pour les chevaux, un autre pour les hommes, etc. Ces souterrains se visitent. Ils sont la raison pour laquelle l'armée anglaise installa son QG à Arras en 14-18, ce qui fit que la ville fut rasée.
J-P Bobillot décida donc de faire un poème sur les rats, qui évoquaient à la fois les rats des caves et les rats des tranchées. L'idée était également que nous sommes tous les rats de quelqu'un, tous pourchassés, tous faits comme des rats.
Le poème est illustré de dessins extraits de Ronge-maille vainqueur, un livre de Lucien Descaves, l'exécuteur testamentaire des Goncourt [2]. Ce livre aurait dû paraître en 1917 mais il fut interdit par la censure. Il ne parut qu'en 1920 et n'a jamais été republié depuis. Selon ce livre, les principaux vainqueurs de la guerre sont les rats. (D'autre part, Descaves, qui a créé le prix Goncourt, poussa un coup de gueule quand Céline n'eut pas le prix (1932)).

Ensuite Bobillot lut un poème apparemment composé de mot sans suite, demandant à cinq personnes de participer: elles eurent chacune en charge un mot et ses déclinaisons (son/sang, bruit/bribes, cube/tube/cuve, bloc/glotte/grotte, musique), et toutes les vingt secondes la première dit son mot, suivie des autres personnes à intervalles réguliers. C'était assez étonnant de sentir les personnes faisant l'écho (mais l'écho de rien puisque ça ne dépendait pas d'un son initial) se cadencer, on assistait presque à la naissance de la musique (et puis non: la cadence se perdait: c'est long, vingt secondes entre chaque intervention. Les mots tombent comme des gouttes. Une fois, le mot "musique" tomba au moment ou Bobillot prononçait lui-même "musique". Coïncidence.)

Il y eut également un Poème à crier et à danser, de Pierre-Albert Birot, 1917. Est-ce à son propos que Bobillot nous dit que «Pendant que Dada faisait du bruit à Zürich, d'autres faisaient du bruit à Paris»?
Nous lûmes ce poème en canon fou, poème composé d'onomatopées ou à peine (tzimm, drrrr, an, pfou, etc (si je puis dire))? Une espère d'exultation montait dans la salle au fur à mesure de la lecture, avec toujours cette espèce de jubilation mêlée d'ahurissement d'avoir le droit de faire les andouilles au nom de la littérature.

Puis Jean-Pierre Bobillot repris l'un de ses propres poèmes, sa découverte de l'Amérique, un hommage au poète noir-américain Langston Hughes qui a écrit I too sing America. Il s'agit d'un poème parlant des Français en France, des Américains en Amérique, des Français en Amérique, des Américains en France, des changements de lieux et de nationalité (je pensais à Gaston Lagaffe: «il y a des papas papous à poux et il y a des papas pas papous à poux. Mais chez les pas papas papous...»).
J'ai noté le vers: «Quand les choses ne sont pas simples, ne dit-on pas: c'est tout un poème?» Et plus tard: «C'est encore simple [...], trop pour faire un poème».


Au moment des questions, une étudiante posa la question suivante: pourquoi la poésie contemporaine nous fait-elle rire?
Bobillot reformula la question de deux ou trois façons, dont celle-ci : pourquoi a-t-on toujours minoré au cours de l'histoire les poèmes burlesques?
(Ici intervinrent des bribes entendues à Cerisy). Le désir de poésie existe dans toutes les civilisation, c'est un désir consubstantiel à l'homme, il naît avec le langage. Le bébé essaie déjà de s'exprimer: brrr, bleublbl, blaaa... (Apparté de Bobillot pour condamner la tétine qui empêche les bébés de s'axprimer. Je ris (au moins intérieurement).
En entrant dans le langage, on perd tout ça (cette entrée n'est pas à condamner: c'est elle qui nous fait entrer dans le symbolique, dans l'image, dans l'humain).
Il se produit alors le retour du refoulé: le refoulé, c'est ce qui revient, mais pas dans le même état, à un autre niveau: c'est le poème. La rime, c'est le retour du refoulé (le son primitif) maintenu sous contrôle. La rime fait plaisir mais ne va pas jusqu'à la jouissance.

Tous ces principes, ces belles mécaniques maintenus sous contrôle se cassent il y a un siècle exactement, avec les ancêtres du futurisme russe. A partir de la fin du XIXe siècle, il y a de la place pour une poésie qui joue avec les mots, une poésie purement phonétique. Jules Laforgue, dans ses lettres, dit à propos du recueil Sagesse de Verlaine qu'il s'agit d'un vagissement fait dans une langue inconsciente n'ayant même plus le souci de rimer.
Il faut croire qu'à cette époque-là la langue de Verlaine était proche du babil, ce que nous n'entendons plus aujourd'hui.

Il se passe quelque chose à ce moment-là. En 1908, Vélimir Khlebnikov produisait les premiers poèmes bizarres (Le Rire, poème néologico-phonétique autour de la racine du mot rire en russe) et la langue zaoum.
Ugo Ball, poète très engagé, annonçait une sorte de pré-dadaisme allemand tandis que Malevitch, avec La victoire sur le soleil, et les frères Bourliouk inventent le futurisme.
Il faut d'ailleurs remarquer que ce sont des mouvements transnationaux. Impossible ici de parler de poésie française ou allemande ou russe, ces mouvements dépassent les frontières.

Cette poésie a quelque chose de jubilatoire — pas forcément drôle, mais jubilatoire.

J'ai découvert (c'est J-P Bobillot qui parle, répondant à la question de l'étudiante) il y a peu de temps en lisant un psychanalyste qu'au Moyen-Âge, l'adoration de Dieu par les chants devait s'aligner sur la respiration, les syllables se cadençant sur le souffle: rien ne débordait, aucun bruit suspect (on était déjà dans le 5/5 de la communication actuelle).
C'est alors que les musiciens — et le peuple — ont inventé l'alléluia, le ahahah, la percée jubilatoire. Ce sera rejeté par les luthériens ou les calvinistes, mais trouvera sa place du côté catholique. (Tout cela se trouve dans un livre de Michel Poizat, La Voix du diable.)
Les adversaires de la poésie sonore emploient exactement les mêmes arguments que les adversaire de la musique sacrée. C'est extrêmement étonnant.

Et donc pourquoi la poésie contemporaine est-elle drôle? parce qu'elle est plus objective (terre à terre, bouche à bouche, corps à corps). C'est Rimbaud qui utilisait les mots de "poésie objective". Vous connaissez les vers de Mes petites amoureuses: «Un hydrolat lacrymal lave...» C'est jubilatoire, mais pas drôle.

C'est Julien Blaine qui arrive sur scène et dit "La langue, c'est quoi?" Et il tire la langue, il la montre, il montre tout ce qu'on peut faire avec une langue, se caresser les dents, etc. "La langue n'a pas d'os". C'est le lyrisme de la langue du point de vue organique. Puis il continue, et ce n'est plus drôle, par "Et ça, c'est ma cage", en montrant sa cage thoracique, et bien sûr c'est à double sens. Le souffle est dans la cage.

Est-ce Jean-Pierre Bobillot qui a parlé de poète méridional à la faconde tragique? Il me semble que l'intervention est venue de la salle. Je ne sais plus.

Apollinaire a été le premier à parler par onomatopées, avant Le Crabe aux pinces d'or (Ici, salut à Marc pour une private joke) (explication rapidement donnée: dans cet album de Tintin, le capitaine Haddock, complètement ivre, se fait voler son bateau. Il le retrouve plus tard amarré dans un port sous le nom de Karaboudjan. Il tente alors de téléphoner: «P..p...popo...police»).
(Cela donne raison à xxx (pas noté: Julien Blaine?) qui soutient que toutes les nouveautés, toutes les innovations, commencent d'abord dans la poésie.)


Autre question: pourquoi La prose des rats? Pourquoi Prose?
Je ne sais pas. Une autre poète travaillait sur Les vers de la mort, un terrifiant poème du XIIe siècle. Je trouvais que ça sonnait bien avec La prose des rats. Et puis il y a un clin d'œil à Prose pour Des Esseintes, aussi.
La difficulté finalement, c'est de se laisser porter. Je suis très peu oulipien, je ne travaille pas sous contrainte. On grapille des idées. Par exemple, les poètes du Bas -Rhin et du Barhein viennent de l'anecdote suivante: la maison de la poésie de Lyon avait invité des poètes du Barhein en pensant qu'il suffit d'inviter des poètes pour qu'il se passe quelque chose, ce qui n'est pas vrai. Et j'ai dit ils auraient mieux fait d'inviter des poètes du Bas-Rhin. Et voilà. (autre exemple: rats de Flin => les usines Renault; rats de Flynt => c'est la ville de Michaël Moore, qui a tourné son premier film en cherchant à rencontrer le patron de Ford).

Cela s'est terminé ainsi, un peu brusquement: il fallait laisser la place au cours suivant.

Notes

[1] Vous y trouverez ces notes enrichies des précisions de Camille Bloomfield et des photos d'Elisabeth Chamontin: cela devient du blogage en éclats, à reconstituer.

[2] Le site consacré à Descaves dit Huysmans.