Véhesse

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samedi 28 février 2009

24 février 2009 : Le lecteur comme chasseur

Il m'a semblé retrouver un peu du Compagnon que j'aimais, celui qui défrichait de grands pans de territoires et ouvrait des perspectives en nous emmenant en promenade.
Ce sont toujours des notes jetées, sans tentative de reconstitution de liens logiques et enchaînements. Voir le travail enrichi de références de sejan.

Ah si: un peu choquée d'apprendre qu'un auditeur a demandé à Compagnon le sens d'
aporie. Il existe encore quelques bons dictionnaires.


Lacan, pour définir le rapport signifié/signifiant, autrement dit le rapport sens/son, parlait de deux surfaces mobiles instables, reliées par des chevilles qui limiteraient ce flottement représentant la relativité générale de l'objet et du sujet. Cette représentation suffit à définir le symbolique.

On se souvient de Montaigne:
Le monde n'est qu'une branloire perenne : Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'Ægypte : et du branle public, et du leur. La constance mesme n'est autre chose qu'un branle plus languissant. Je ne puis asseurer mon object : il va trouble et chancelant, d'une yvresse naturelle. Je le prens en ce poinct, comme il est, en l'instant que je m'amuse à luy. Je ne peinds pas l'estre, je peinds le passage : non un passage d'aage en autre, ou comme dict le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l'heure.

Montaigne, Essais, tome III, chapitre 2, Du repentir.
Cependant, un peu plus bas, Montaigne ajoute que chaque homme porte en l'humanité entière en lui.
Un discours sur soi est possible car quelques points d'attache existent, et c'est suffisant (au sens "juste ce qu'il faut").
Lacan appelait ces points d'attache d'un terme de broderie, les points de capiton.
(Ici, citation de Gide parlant dans son autobiographie du fauteuil dans lequel il lisait enfant: «l'intumescence des capitons»).


Stendhal. Nous avons qu'il y avait peu de honte en lui puisqu'à chaque instant il était un autre homme. Il n'y a que dans la chasse du bonheur que Stendhal se reconnaît (je n'ai pris que des notes, et je suis en train de les résumer: il ne se dit vraiment pas grand chose).

Stendhal n'écrit que des épisodes, des tentatives d'autobiographies sous différents pseudonymes.

Helvétius : «Chaque homme recherche son intérêt.»
devient chez Stendhal : «Chaque homme recherche son plaisir.»
Hyppolite Babou, un ami de Baudelaire qui a décrit le caractère de Stendhal, attribue cet aphorisme à Stendhal: «Chaque être intelligent jeté sur cette terre s’en va chaque matin à la recherche du bonheur».
Cet aphorisme est confirmé par Stendhal dans des brouillons de réponse à l'article de Balzac sur La Chartreuse de Parme.
On se souvient de Virgile dans les Églogues : «Trahit quemque sua voluptas.» (Chacun est entraîné par son penchant) ou Proust dans Sodome et Gomorrhe: «Tout être suit son plaisir».
Ainsi donc, nous aimons toujours de la même manière, comme le montre par exemple l'histoire de Manon Lescaut.
Thibaudet remarquait que dans la chansons de gestes, il n'y avait pas développement, mais insistance: les laisses répétaient les mêmes motifs.
Même remarque à propos de Proust: le narrateur découvre qu'il a poursuivi toutes les femmes de la même manière avec la même fin malheureuse, le modèle de cette femme étant d'ailleurs imaginaire:
[…] mon sort était de ne poursuivre que des fantômes, des êtres dont la réalité, pour une bonne part, était dans mon imagination ; il y a des êtres en effet – et ç’avait été, dès la jeunesse, mon cas – pour qui tout ce qui a une valeur fixe, constatable par d’autres, la fortune, le succès, les hautes situations, ne comptent pas ; ce qu’il leur faut, ce sont des fantômes.

Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Pléiade (1957) tome II, p.1012
Proust suivant la duchesse de Guermantes dans les rues fait la même chose que Stendhal poursuivant Mlle Kubly (dans Vie d'Henry Brulard).


Pour certains théoriciens du récit, l'ancêtre du récit, c'est le récit de chasse.
C'est l'idée de Terence Cave, dans Recognitions, qui signifie "reconnaissance". C'est la figure de tout récit, celui qu'Aristote appelle anagnorisis, le moment où l'on se dit «C'était donc ça».
Le paradigme cynégétique du récit a été utilisé par Carlos Guinzburg dans un articles, "Traces", en 1979. Pour lui, tout lecteur est un chasseur. Le modèle de la lecture, c'est la chasse. Il y a un territoire, des indices, des signes à déchiffrer (on rejoint le cours d'il y a deux ans).
La variante moderne du chasseur est le détective.
Ulysse est le modèle du chasseur/lecteur/détective. Il a l'art de la détection à partir d'un détail.

Ainsi, dit Compagnon, on raconte une vie de la même façon: en se mettant à la chasse aux indices pour donner du sens.

Pour Guinzburg, le chasseur fut le premier à raconter une histoire car le premier capable de déchiffrer les signes.

Le premier lecteur de lui-même, à la recherche de signes, fut Montaigne.
Le modèle de l'individu moderne, c'est le lecteur solitaire et silencieux qui interprètent les signes couchés sur le papier.

On n'a pas encore mesuré quelle sera la conséquence de la fin du livre sur la subjectivité.

(Mais de quoi parle-t-il? Du cinéma, de la BD? d'internet? Toute personne ayant lu The Watchmen sait que la BD ne signifie pas la fin de la chasse, et toute personne pratiquant internet sait que le territoire de chasse est désormais en expansion d'heure en heure, et que c'est l'habileté à s'y déplacer qui fait les meilleurs chasseurs. Quelles conséquences sur la subjectivité?)

vendredi 20 février 2009

17 février : la honte, la mort, l'amour

Toujours des notes. Le compte-rendu est chez sejan, infidèle dans l'excès inverse: tandis que je retranche, il ajoute. Vous trouverez de longues citations chez lui.

L'homme cherche à vivre sa vie comme s'il la racontait => Moi narratif.
Roquentin: tient cette disposition pour amorale.

Galen Strawson n'est pas d'accord non plus. Car:
1/ On peut se créer une identité autrement qu'en racontant sa vie.
2/ On peut vivre bien sans se raconter.

Quelques oppositions, quelques variations de vocabulaire pour désigner les mêmes concepts.

Il existe deux genres de personnes:
- les diachroniques, qui fournissent un récit narratif, dans le tens de la durée. Leur vie prend la forme d'un récit cohérent et suivie.
- les épisodiques, qui fournissent un récit non-narratif. Leur vie est un patchworck de morceaux détachés.

Antoine Compagnon reprend cette distinction en variant un peu le vocabulaire. Il distingue deux types de récit:
- les récits organiques, présentant un Moi cohérent (Chateaubriand, par exemple). C'est ce que Michel Beaujour, spécialiste de l'autobiographie (Miroirs d'encre, 1980) appelle les autobiographies.
- et les récits épisodiques, présentant un Moi fragmentaire, ce que Michel Beaujour appelle l'autoportrait de soi (Montaigne, Leiris). Ces récits présentent des moments, des incidents. Chaque moment est l'occasion d'une plongée narrative. (Gide leur reprochait d'être des tranches toujours coupées dans le même sens).

C'est l'organic principle, selon le terme de Coleridge qui l'a volé à Schlegel.
Les récits organiques poussent comme un arbre1. Les récits mécaniques sont des romans d'ingénieur, des romans scientifiques, raisonnés. C'est Poe, Baudelaire, etc.

Selon ces différentes définitions, Montaigne, Stendhal, Proust (MSP) sont des écrivains épisodiques (un écrivain diachronique: Dostoïevski).

Stendhal a l'ambition d'écrire un récit, mais ses romans sont des successions d'épisodes (sauf Armance, mais dans Armance il y a un secret). C'est pour cela qu'ils sont si difficiles à suivre, on ne trouve pas la cohérence de Julien ou de Fabrice.

La honte, la mort, l'amour

La semaine dernière, le cours s'était terminé par les trois événements susceptibles d'assurer la cohérence du Moi, au-delà de la fragmentation: la honte, la mort, l'amour. Ces trois événements rappelle qu'on est toujours dans la même histoire.
  • la honte

    Le ruban de Rousseau. La honte arrête le temps. Il n'y a pas de prescription (La prescription suppose qu'on n'est pas identique à ses actes au bout d'un certain temps (Cela rappelle ses écrivains qui ne se reconnaissent plus dans les livres qu'ils ont écrits.)).
    Un livre serait comme un crime qui ne vous lâcherait pas: y a-t-il prescription?

    Chez Stendhal, il y a peu de honte et jamais de remords. Il n'y a pas de reconnaissance d'un Moi permanent.
    Exemple donné la semaine dernière des fautes d'orthographe qui ne font pas honte: Stendhal considère qu'il n'est plus celui qui les a écrites, il est un autre homme.
    Autre exemple: le fiasco avec Alexandrine: absence de honte. Etonné et rien de plus.>


  • la mort

    Montaigne. Les morts permettent de juger la vie. La mort est le bout, pas le but. Quid de l'écriture de vie: un but ou un bout?

    On meurt petit à petit, on perd des dents, des cheveux, etc, ce qui fait que quand on finit par mourir, il ne reste que la moitié ou le quart de soi-même qui doit mourir.

    La mort est aussi l'occasion de montrer qu'on n'a pas changé. Exemple de Stendhal dans Vie d'Henri Brulard. Pendant des années, Stendhal a buté contre le récit de la mort de sa mère.


  • l'amour

    Le temps n'a pas passé, l'amour et la mort indissociablement liés.
    En 1790 (mort de sa mère) comme en 1828 (amoureux), il y a une constante, Stendhal aime de la même manière. Sa ''chasse du bonheur'' n'a pas changé.
    De même, il s'est profondément réjoui à la mort de Louis XVI (il avait dix ans). Ainsi, entre ses dix ans et ses cinquante-deux ans, il n'a pas changé, il est identique dans la chasse du bonheur: l'amour permet une stabilité du moi.




1 : Cela m'a rappelé l'intervention de Christelle Reggiani sur les oulipiens: du framentaire parcouru souterrainement par de l'organique.

mercredi 18 février 2009

séminaire 7 : Henri Raczymow

Ici les notes de sejan.

Henri Raczymow est l'auteur d'une biographie de Maurice Sachs, d'une de Charles Haas, le modèle de Swann, intitulée Cygne de Proust1 et de Bloom & Bloch, une variation sur les héros proustien et joycien2.

Son dernier livre s'appelle Reliques, ce qui convient mal, car c'est un mot chrétien. Il aurait fallu utiliser shmattès qui signifie les restes, ce qui reste, et qui vient de la famille de ??, qui veut dire le nom.%%% Ce livre commence par une photo prise avant ma naissance. Il s'agit d'une de scène de massacre prise en 1939 en Pologne, incompréhensible sans légende. L'exergue est tiré de wi>L'Amant de Marguerite Duras, qui dit qu'on écrit toujours sur le corps mort du monde et sur le corps mort de l'amour.
Le livre est composé de photographies d'éléments disparates choisis parce qu'ils parlaient à l'auteur. Ces éléments sont comme tirés des boîtes à biscuits représentés par Christian Boltanski (tableau qui illustre la couverture). Ce sont des boîtes à souvenirs. Il n'y a pas de logique mais des associations affectives qui se ramènent toutes à la période de la guerre (l'URSS, le parti communiste, la guerre d'Espagne) ou au camp.
Faire ce livre a été une façon d'enterrer ses morts. Plus on vieillit, plus on a de morts à traîner avec lesquels on ne vit pas forcément en paix.
Il s'agit de découvrir et de montrer comment la littérature peut parler de la vie, c'est à dire de l'amour, de la mort, de l'écriture.

Ecrire pour prendre pitié, parce qu'on prend pitié.

Charles Haas était un homme de plage. Un homme de plage, c'est ce que nous serons tous dans deux générations, quand plus personne ne saura qui nous étions en nous croisant sur des photographies. C'est l'homme inconnu sur les photographies de groupe, c'est l'homme qui intéresse Modiano.
Charles Haas aurait dû être préservé de l'effacement par Proust. Mais la littérature échoue à préserver et la figure et le nom. (Dans le cas de Haas, elle a donc préservé la figure).
La littérature ne conserve que les noms propres. Lire un livre, cela ressemble à visiter un cimetière (idée d'ailleurs confirmer par Proust).

Un rêve non interprété est comme un livre non lu, dit le Talmud.

Bartleby, le héros de Melville, est réputé avoir travaillé au bureau des lettres mortes. De même le livre renferme des noms ilisibles.

L'oubli: c'est la mort à l'œuvre dans la vie.
Modiano travaille dans l'espace de l'effacement. Dans ses livres, les adresses et les n° de téléphones sont réels mais devenus caducs. Il y a enquête à mener.

La vocation des photos de famille est la même que celle des livres : sauver les morts. Elles rencontrent le même échec.
Les lettres mortes de Bartleby seront finalement brûlées. Les photos de famille finiront vendues au poids dans les brocantes.

L'histoire sauve le collectif mais piétine les morts dans leur individualité. cf Ricœur.

Finalement, la seule entreprise qui vaille est celle de Serge Klasferd, son Mémorial des enfants juifs déportés de France, qui réussit à mettre en vis-à-vis les photos de milliers d'enfants avec leur nom.
La littérature est à l'histoire ce que le christianisme est au judaïsme, elle sauve l'individu plutôt que la communauté.



1 : Une critique par Michel Braudeau est disponible ici.
2 : Je découvre en vérifiant ces données qu'il est l'auteur de Dix jours polonais, qui est dans mes projets de lecture depuis qu'il est sorti.

dimanche 15 février 2009

Séminaire n°6 : Tzvetan Todorov – Les Mémoires inachevés de Germaine Tillion

Je suis heureuse de voir enfin Todorov, dont le livre Face à l'extrême est une référence personnelle importante. Il a un accent léger et un atout incomparable: il ne lit pas ses notes! Vive la vieille école!

Sejan fournit une bibliographie et un résumé de ce séminaire.

Les Fragments de vie de Germaine Tillion seront bientôt édités. Ce sont des papiers trouvés dans un tiroir. Durant cette heure de séminaire, Todorov va nous raconter pourquoi ces papiers sont restés impubliés.

La question est à peu près: comment l'histoire peut-elle rendre compte de l'expérience individuelle, et inversement? Et doit-elle le faire?


En quittant Ravensbrück, Germaine Tillion a passé quelques mois en Suède, d'avril à juillet 1945. Elle publiera alors un texte sur Ravensbrück à la demande d'Albert Béguin qui dirige les Cahiers du Rhône: A la recherche de la vérité. Dans ce texte, elle refuse le récit. Elle veut montrer l'expérience collective, et conformément à ce que sa formation universitaire lui a appris (la méthode de l'ethnologie selon Mauss), elle se dépouille de son expérience.

A quelques exceptions près, d'ailleurs, on remarque que les ethnologues et sociologues n'écrivent pas sur leurs expériences: Norbert Elias ne parlera pas des tranchées, ni Marcel Mauss de la guerre, ni l'assistant de Marcel Mauss1...
Les exceptions seront Marc Bloch et Germaine Tillion.

E lle assistera au procès des gardiens des camps en 1946 et prendra conscience de l'impuissance de la justice devant l'étendue du crime.
Les morts sont innombrables mais chaque agonie est individuelle. D'autre part, il n'y a à la barre que dix à cinquante témoins: or il est faux qu'on puisse comprendre toutes les agonies à partir de quelques témoignages. (aporie de Germaine Tillion).

L'histoire est un processus de généralisation. Le phénomène de "réfraction historique" fait perdre l'expérience individuelle.

En 1947, l'International African Institute de Londres lui demande les résultats de son travail effectué entre les deux guerres (travail interrompu par la guerre et l'entrée dans la Résistance. Germaine Tillion découvre alors qu'elle ne peut plus écrire comme avant, elle ne peut écrire un rapport purement objectif. Elle doit composer entre son ressenti et les données objectives de son expérience.
L'International African Institute refusera ce travail: travail impubliable, Germaine Tillion "raconte trop sa vie".

En 1956-57, elle retourne en Algérie. Là, elle pensait pouvoir séparer l'étude de la vie, mais elle découvre que les deux sont inséparables. Dilemme: beaucoup de ses anciens amis de la Résistance sont militaires tandis qu'elle se reconnaît dans la cause algérienne. Elle disait drôlement qu'elle avait pris en cinq ans (1940-1945) l'habitude d'être du côté des "terroristes".

Elle est élue à l'Ecole des Hautes Etudes. Elle rédige un livre dans lequel elle tente d'expliquer qu'il n'est pas possible de continuer à faire des études ethnologiques de la façon détachée qu'elle a apprise. Car si d'une part il y a bien accumulation de données et de faits, d'autre part il y a transformation de celui qui accumule ces données, transformation par ces données ou le fait de les accumuler.
Elle décide alors de systématiser sa démarche de 1947 et de démontrer qu'il est vain d'aspirer à la pure objectivité. Pour connaître les autres, il faut que ceux qui vivent apprennent à regarder, ceux qui regardent apprennent à vivre.

L'information n'est pas la connaissance. La connaissance est le résultat d'une interaction entre le sujet (qui devient autre) et l'information (qui devient sens).
Les faits seraient à la partition musicale ce que l'expérience humaine est à la gamme. Les deux sont nécessaires.

Germaine Tillion ne publiera pas ce livre, peut-être parce que c'était l'époque du règne progressant du structuralisme. Ce sont ces notes qui vont être publiées (si j'ai bien compris).

Vers la fin de sa vie elle publiera un autre livre sur Ravensbrück en mélangeant son témoignage à celui d'autres personnes. L'absence de parti pris est impossible.

Vers la fin de sa vie, plusieurs livres d'entretiens sont publiés. Elle dira dans le dernier que ce qu'elle préfère dans les livres des autres, ce sont les moments où ils parlent d'eux-mêmes, et qu'elle l'aura fait finalement peu — peut-être par pudeur.



1 : Dans la discussion de la fin, Compagnon fera remarquer qu'ils ont peut-être été échaudés par le précédent constitué par Jean-Norton Cru.

samedi 14 février 2009

Car c'est mille fois dommage de ne jamais dire ce qu'on ressent

Mais il voulait arriver avec quelque chose dans les mains. Des fleurs? Oui, des fleurs, puisqu'avec les bijoux il n'était pas sûr de son choix. Plein de fleurs, des roses, des orchidées, pour célébrer ce qui, de quelque point de vue qu'on le considère, représentait un événement. Ce sentiment à son égard qu'il avait éprouvé en pensant à elle, pendant le déjeuner, lorsqu'ils avaient parlé de Peter Walsh. Eux deux ne se le disaient jamais, ne se l'étaient pas dit depuis des années. Ce qui, se dit-il en attrapant ses roses rouges et blanches (un gros bouquet dans du papier de soie), est la plus grande erreur qu soit. Vient un moment où l'on ne peut plus le dire. On est trop timide pour ça, se dit-il en empochant sa petite monnaie, en repartant, avec son gros bouquet qu'il serrait contre lui, pour Westminster où il allait déclarer tout de go, en un mot comme en cent (tant pis pour ce qu'elle penserait de lui), en lui tendant ses fleurs, «Je t'aime». Pourquoi pas? Franchement c'était un miracle, quand on pensait à la guerre, et à ces milliers de pauvres types, avec en principe la vie devant eux, qu'on avait mis au trou, et à qui on ne pensait déjà plus. Lui, regardez, il traversait Londres pour aller dire à Clarissa, en un mot comme en cent, qu'il l'aimait. Chose qu'on ne dit jamais, pensa-t-il. En partie par paresse, en partie par timidité. Et Clarissa – il lui était difficile de penser à elle; sauf par à-coups, comme au déjeuner, lorsqu'il avait eu une vision d'elle si nette; et de leur vie. Il s'arrêta au croisement; et il répéta, car il était par nature simple, plutôt innocent, en homme qui a fait des randonnées, qui a tenu un fusil; car il était entêté, et opiniâtre, en homme qui a soutenu la cause des opprimés et suivi son instinct à la Chambre des communes; car il était protégé par sa simplicité, et en même temps plutôt taciturne, plutôt raide; étant tout cela, il répéta que c'était un miracle qu'il ait épousé Clarissa; sa vie entière était un miracle, pensa-t-il, hésitant à traverser. Mais ça le mettait hors de lui de voir des gosses de cinq à six ans traverser Piccadilly tout seuls. La police aurait dû immédiatement arrêter la circulation. Oh, il ne se faisait pas d'illusion sur la police londonienne. Il avait une liste longue comme ça de leurs fautes professionnelles. Et ces marchands de quatre-saisons, à qui on ne permettait pas de garer leur voiture dans les rues. Et les prostituées, Dieu sait que ce n'étaient pas à elles qu'il fallait s'en prendre, ni aux jeunes gens, mais à notre système social détestable, etc. Il ruminait tout cela, on pouvait le voir ruminer tout cela, silhouette grise, obstinée, élégante, soignée, cependant qu'il traversait le parc pour aller dire à sa femme qu'il l'aimait.
Car il le lui dirait, en un mot comme en cent, dès qu'il entrerait dans le salon. Car c'est mille fois dommage de ne jamais dire ce qu'on ressent, se dit-il en traversant Green park et en observant avec plaisir qu'à l'ombre des arbres des familles entières, des familles pauvres, prenaient leurs aises; avec des enfants les quatre fers en l'air, ou buvant au biberon; des sacs en papier qui traînaient— et que pouvait facilement ramasser (si cela dérangeait les gens) un de ces gros types en livrée.
[…]
Virginia Woolf, Mrs Dalloway, p.213-214, traduction Marie-Pierre Pasquier, édition Folio.

jeudi 12 février 2009

Les archives de Guy Debord ne quitteront pas la France (pour le moment)

JO du jour

Avis no 2009-01 de la Commission consultative des trésors nationaux
NOR : MCCF0902409V
Saisie par la ministre de la culture et de la communication en application de l’article 7 du décret no 93-124 du 29 janvier 1993 modifié relatif aux biens culturels soumis à certaines restrictions de circulation,
Vu le code du patrimoine, notamment ses articles L. 111-2 et L. 111-4 ;
Vu le décret no 93-124 du 29 janvier 1993 modifié relatif aux biens culturels soumis à certaines restrictions de circulation, notamment son article 7 ;
Vu la demande de certificat d’exportation déposée le 30 septembre 2008 relative aux archives personnelles (ensemble de manuscrits et de documents divers) de Guy Debord, vers 1950-1994 ;

La commission régulièrement convoquée et constituée, réunie le 21 janvier 2009 ;

Après en avoir délibéré,
Considérant que les biens pour lesquels le certificat d’exportation est demandé sont un ensemble exceptionnel d’archives personnelles de Guy Debord (1931-1994), essayiste et réalisateur français, principalement connu pour avoir été le fondateur de l’Internationale situationniste, mouvement de pensée avantgardiste dans le sillon des courants dadaïste, surréaliste et lettriste ; que cet ensemble est composé de manuscrits et de documents divers, triés et organisés par Guy Debord, qui n’a conservé que les pièces considérées par lui comme essentielles pour la compréhension de son œuvre ; que les dossiers constitués contiennent l’ensemble des états préparatoires puis définitifs de ses oeuvres, des premiers jets sur fiches jusqu’aux épreuves corrigées, en ce qui concerne les ouvrages, et au découpage, en ce qui concerne les films, notamment pour son ouvrage majeur, La Société du spectacle (1967) ; que ces archives, couvrant les années 1950 à 1994, sont demeurées encore largement inexploitées et représentent un matériel précieux pour la recherche ; que ces documents, qui illustrent le processus créatif complet de la pensée de l’auteur, permettent d’appréhender sa façon assidue de travailler, sa grande érudition et son style, héritier des plus grands classiques, mis au service de son analyse critique de la société moderne ; qu’il faut souligner la rareté d’un tel fonds intégral, resté dans un parfait état de conservation, dans la mesure où il n’en existe aucun dans les collections publiques françaises recouvrant si largement un même courant de pensée ; que cet ensemble s’avère unique pour l’étude de la genèse de l’oeuvre de Guy Debord, l’un des penseurs contemporains les plus importants, et capital dans l’histoire des idées de la seconde moitié du XXe siècle ;
Qu’en conséquence cet ensemble d’oeuvres présente un intérêt majeur pour le patrimoine national du point de vue de l’histoire et de l’art et doit être considéré comme un trésor national ;
Emet un avis favorable au refus de certificat d’exportation demandé.

Pour la commission :
Le président,
E. HONORAT

mercredi 11 février 2009

10 février 2009 : moi continu, moi discontinu

Le compte-rendu plus qu'exhaustif est chez sejan.

Peut-on ne pas raconter sa vie?
Ricœur
Galen Strawson : deux thèses: la thèse psychologique, descriptive (nous vivons la vie comme un récit) et la thèse éthique, prescriptive (Vis ta vie comme un récit.)

Cela rejoint Sartre dans La Nausée. C'est la théorie de Roquentin: l'être humain cherche à vivre sa vie comme s'il la racontait mais il faut choisir: vivre ou raconter. Si le récit intervient avant la vie (l'essence avant l'existence), il y a alors "mauvaise foi" (sartrienne): on abandonne sa liberté, qui est l'éventail des possibles à tout instant.
Sartre est contre cette thèse d'un récit précédant la vie. La liberté fait que l'existence est ce qui nous affranchit du récit.

La Nausée propose une autre théorie du récit, qui est celle d'Anny. C'est une vie discontinue, qui ne reprend que les moments privilégiés pour former un récit poétique.

La thèse psychologique implique donc un jugement éthique: vivre sa vie comme un récit, c'est bien ou c'est mal. Pour Sartre (La Nausée, Les Mots), c'est mal.
Mais il est possible de penser l'inverse: pour bien vivre, il faut concevoir sa vie comme un récit. La thèse éthique est une ascèse, ainsi que l'exprime Michel Foucault dans une lettre: le récit de vie implique la maîtrise de soi.
Ou comme disait Cicéron, «s'il ne se passe rien, écris pour le dire».

Paul Ricœur a lui aussi introduit une dichotomie, entre identité idem et identité ipse. L'identité idem (sameness), ou mêmeté, pour la continuité du récit de vie, plutôt du côté de la thèse psychologique, et l'identité ipse (selfness), l'ipséité, le propre de la personne à travers son nom.

Aujourd'hui on tend à rassembler les deux façons de voir: seule la narration assure la coïncidence des deux identités, le moi continu, diachronique, et le moi discontinu, épisodique.

Il s'agit de la vieille querelle entre Bourget et Thibaudet. Bourget en tenait pour un roman composé, avec un début, un milieu, une fin, avec pour modèle La princesse de Clèves. C'est la définition du romanesque.
Thibaudet préférait le roman déposé, le récit épisodique, qui gonfle et déforme le roman de l'intérieur. L'exemple en est L'Education sentimentale.

Donc une vie vécue comme un roman ne veut pas dire la même chose selon qu'il s'agit d'un roman déposé ou composé.

Montaigne, Stendhal, Proust, les trois auteurs apparaissant dans le titre du cours cette année: auteurs "épisodiques". Ils montrent un moi discontinu.
Contre-exemples (les moments où le moi est continu): les moments de la honte (la honte arrête le temps). Exemple du vol du ruban chez Rousseau: la honte reste brûlante des années après, comme si elle datait de la veille.

Stendhal est un auteur qui ne connaît pas la honte, ainsi qu'on le voit dans Vie de Henri Brulard. Il s'agit d'un récit de vie épisodique, avec des événements contradictoires. Jamais de honte, car à tout moment, il s'agit d'un autre moi que le moi précédent.

vendredi 6 février 2009

Journée Queneau le 31 janvier 2009

Voir le compte rendu sur Blog O'Tobo (mémotechnique: blague à tabac).

Note de bas de billet de blog (NBBB): AVB dans le billet d'Elisabeth Chamontin signifie "Amis de Valentin Brû". Celle-ci a écrit dans le dernier bulletin une critique de Zazie dans le métro en BD par Clément Oubrerie qu'elle a développée au cours de cette journée.

jeudi 5 février 2009

séminaire n°5 : Jean-Louis Jeannelle – Les mémorialistes sont-ils de bons témoins de notre temps ?

Le compte-rendu de sejan.

Quelle différence entre un témoin et un auteur de journal?

Dans Notre jeunesse, Charles Péguy a publié les archives de la famille fouriériste. C'est l'histoire d'une vie de tous les jours, la mise en scène de la mystique républicaine.

Le témoin apparaît dans les cas de danger ou d'urgence, en face d'une audience qui n'écoute pas. Il s'adresse aux survivants posthumes.

Les genres à la première personne prennent des formes très variés: journaux, autobiographies, etc. Parmi les mémoires, citons, Les Mémoires d'un révolutionnaire de Victor Serge et Mémoires de guerre de Charles de Gaulle.

Pourquoi les mémorialistes ont-ils perdu de leur importance aujourd'hui? On leur préfère le récit de survivants. Catherine Coquio a analysé ces récits, il s'agit du récit de survivants de catastrophe, dès la première guerre mondiale.

Les premiers témoignages ont pris la forme de mémoires, de Vies majuscules, depuis Commynes.
Cette tradition commence à glisser à partir de la Commune. Louise Michel appelle ses souvenir des mémoires, mais elle glisse déjà vers le témoignage. En effet, Louise Michel ne possède pas de statut social reconnu, elle raconte simplement une expérience marquante destinée à interpeller le lecteur; à la différence du mémorialiste qui possède une autorité préalable, qui jouit d'un statut et vise un consensus.
Les Vies majuscules s'opposent aux vies bouleversées, les autobiographies aux témoignages. Les deux modes ont agi sur les représentations d'une époque.

Les critères contemporains privilégient le témoin qui a souffert dans sa chair aux dépens du mémorialiste qui a une position sociale.

exemple d'un mémorialiste: De Gaulle

De Gaulle a assumé la plus haute fonction que peut s'assigner un mémorialiste. Son parcours de vie donne sens à l'histoire et vice-versa: dans ses mémoires, il va superposer son histoire à celle de son pays. Son parcours de vie est exemplaire (a valeur d'exemple) par sa représentativité historique et la rectitude politique de l'homme.

Raymond Aron a dit que la grande guerre manquait de héros (d'individus). De Gaulle, la vie de de Gaulle, donne sens à l'histoire du pays. De Gaulle va opérer une reconstitution en trois temps: - la trangression et la chute (l'appel)
- la lente recherche de l'unité
- le salut
Ses trois temps sont organisés dans le sens d'une dynamique.

Les Mémoires racontent le mémorable: le désastre national, la vacance du pouvoir;
le témoignage raconte la catastrophe: il est porteur d'une vérité beaucoup plus fragile, dépouillé de tout.

De Gaulle est un mémorialiste singulier: il va prétendre être tout quand il n'est rien, il va s'inscrire dans un cadre national, dans une ambition nationale. La mort, les morts, ne sont considérés que comme des dommages collatéraux. Même la persécution des juifs n'est jamais envisagée dans sa singularité.
Pour De Gaulle, il s'agit de préparer la réconciliation. Il remonte d'ailleurs à Agrippa d'Aubigné. Il s'agit de suturer les divisions.

On peut songer à d'autres mémorialistes: Simone de Beauvoir (La Force des choses), Malraux en 1943, Hélie de Saint Marc, Elie Wiesel,...

un cas particulier: Victor Serge

Victor Serge présente un cas intermédiaire entre la vie bouleversée et la Vie majuscule.
On trouve dans Mémoires d'un révolutionnaire tout ce qu'on trouve dans des mémoires. Mais Serge décrit d'autre part la violence des systèmes politiques, son regard a été aiguisé par le système politique. Il analyse très tôt le génocide des juifs.
Toute personne nommée dans son texte sera mise en danger, et lui-même sera en danger de mort jusqu'à la fin. Il s'agit d'un récit nécro-historique, appartenant au "régime obituaire" (cf. Mémoires d'Outre-tombe).

Le mémorialiste est un témoin impliqué, et pour cela on s'en méfie aujourd'hui. Il endosse une posture de réserve en cas de drame national.
Les historiens lui préfèrent aujourd'hui les journaux intimes, les lettres. On préfère les témoins, nous vivons à l'âge du patrimoine.

mercredi 4 février 2009

3 février 2009 - Soudain, un contrepied

Le compte-rendu exhaustif est chez sejan.

2 écueils: l'absence de souvenirs et le souvenir-écran (quand une gravure, une image, se substitut au souvenir réel). Exemple donné par Sebald dans le premier chapitre de Vertiges.
Les récits de vie sont envahis par l'image. Omniprésence désormais de l'image. Ex : Sebald

Un autre exemple : Daniel Mendelsohn et Lost, traduit par Les disparus. L'auteur décide de mener une enquête pour savoir ce que sont devenus ses cousins de Pologne. Le livre contient également des images de sa quête à la recherche des témoins. Il s'agit d'une course contre la mort: ses témoins sont âgés, il faut les retrouver avant leur mort.
Il y a une lacune entre la recherche de ce qui s'est passé et les photographies des témoins. Ici se glisse l'irreprésentable. Ce qui s'est passé est irreprésentable.
A la fin, par hasard, alors qu'il allait abandonner, Mendelsohn retrouve la trappe derrière laquelle ses derniers parents s'étaient cachés et ont été découverts. La dernière photo est celle de la porte de la trappe; elle désigne un manque.

De nombreux ouvrages sont construits sur ce modèle.
Henri Racymow qui viendra dans deux semaines a écrit Reliques qui commence par une photo.
Il y a un risque de banalisation.

En France, deux filiations :
- celle des artistes, avec C. Boltanski (par ex: La vie impossible en 2001) et Sophie Calle et ses photographies de vie. La photo est d'ailleurs déjà dépassée puisque Sophie Calle est passée au DVD.
- celle des écrivains comme Denis Roche et Hervé Guibert. On est dans l'hypertextuel.

Annie Ernaux a écrit deux livres qui s'organisent autour de la photo : L'usage de la photo (2005) et Les années (2008). le premier montrent une douzaine de photos de vêtements tombés sur le sol avec chaque fois deux commentaires, un d'Annie Ernaux et un de Marc Marie. Le deuxième fait la même chose, mais les photo ne sont pas données. En revanche on a des chansons, des propos de table, les actualités politiques, sociales et culturelles.
Les photos sont des indices, mais des indices peu fiables. Travail d'enquêtes.
Annie Ernaux s'avoue fascinée par les taches de sang, de sperme, sur les draps, de vin sur les nappes, de doigts gras sur les meubles. La saleté est un résidus à examiner.

En conclusion, le problème de l'écrit de vie est le récit de vie. Celui-ci sélectionne et combine. L'écrit de vie est une reconstitution, il est toujours incomplet (au contraire du roman). Le récit de vie est une utopie.


Compagnon relève la tête : et c'est alors que je me suis demandé si cette aporie était vraiment une fausse piste: peut-on réellement éviter de raconter sa vie? La vie n'est-elle pas un récit?
Vivre sa vie comme si elle était un récit.
Une vie réussie : celle qui a tout moment a l'unité d'un récit.
Mais la réduction de la vie au récit mène à l'angoisse. cf Roquentin dans La Nausée.

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