Antoine Compagnon m'a mise en colère durant la première moitié de son cours. Nous avons eu droit à une lecture suivie, pour ne pas dire une paraphrase, du Journal de deuil de Barthes, suivie de l'évocation d' Albertine disparue, pour s'entendre dire à la fois que Barthes rappelait à Compagnon le narrateur et ne s'entendre donner que des exemples contredisant cette hypothèse! Heureusement, la deuxième partie du cours prit la peine de tirer les conclusions logiques de ces contradictions absurdes.
J'ajouterai mes commentaires en italique.

Quand le chagrin atteint une certaine stabilité, on atteint un état de mélancolie. Il n'est pas facile de faire son deuil après avoir lu Deuil et mélancolie de Freud, où le deuil est décrit comme un chemin qui se termine pas le succès du deuil. Or Barthes n'a pas envie de ce succès. Il s'agit d'une lutte entre la vie et la mort.

Barthes évoque des moments de suspension du deuil, en utilisant les mots, fading, satori, vertige... Il parle de «passage de l'aile du définitif». On assiste ici à une quasi prophétie, puisque Barthes mourra sans avoir quitté cet état, qui donc pour lui aura bel et bien été définitif.
On songe à Baudelaire et au vent de l'aile de l'imbécillité, inversant la vieille image romantique de l'aile du vent, et à sa prémonition de l'accident cérébral à venir.

L'un des moments de suspension du deuil intervient dans le Paris désert du 15 août (et l'on pourrait alors songeait à Antiochus: «Dans l'Orient désert quel devint mon ennui!». Après le deuil émotif, c'est le moment de l'éternité atone.
On retrouve cette atonie dans ''Albertine disparue:

Car, si bien des souvenirs, qui étaient reliés à elle, avaient d’abord contribué à maintenir en moi le regret de sa mort, en retour le regret lui-même avait fixé les souvenirs. De sorte que la modification de mon état sentimental, préparée sans doute obscurément jour par jour par les désagrégations continues de l’oubli, mais réalisée brusquement dans son ensemble, me donna cette impression, que je me rappelle avoir éprouvée ce jour-là pour la première fois, du vide, de la suppression en moi de toute une portion de mes associations d’idées, qu’éprouve un homme dont une artère cérébrale depuis longtemps usée s’est rompue et chez lequel toute une partie de la mémoire est abolie ou paralysée.
Marcel Proust, La Fugitive, Pléiade, Pléiade Clarac t.3 p.592

Barthes note: «Le fait même que la langue me fournisse le mot intolérable me la rend tolérable.»

Ici, retour au moi "idem" et au moi "ipse", déjà vus. rappel des développements déjà vus: souvenirs successifs et épisodiques qui constituent de nouveaux Moi successifs. Il y a rupture entre le Moi précédent et le Moi successif. Cette rupture, c'est ce que refuse celui qui souffre.

remarque personnelle: je ne suis absolument pas d'accord avec cette idée que nos états successifs nous empêcheraient d'être un seul Moi. Les états successifs sont au Moi ce que les nuages sont au ciel: des états, pas une ontologie. Ce qui constitue l'identité, c'est la mémoire, dit Locke, et c'est bien ce que prouvent Stendhal ou Proust en se rappelant la mort de leur mère ou en trébuchant sur un pavé: tout souvenir les ramène intacts, identiques à eux-mêmes, au moment de l'événement, il n'y a pas de perte avec le temps. La puissance des souvenirs permet au Moi d'être imperméable au temps.
La seule perte d'identité, c'est la perte de mémoire, et l'exemple d'Henry James préfaçant des œuvres de jeunesse dont il ne se souvient pas en est encore une preuve: James est si bien devenu autre qu'il ne se souvient pas; s'il se souvenait, il serait le même. La mémoire est garante de la permanence du Moi par delà les états changeants de nos humeurs. Pour changer il faut oublier ou avoir oublié.
L'affollement produit par le deuil (affollement bien réel) est justement la crainte d'oublier le mort, le refus d'oublier le mort. Il est exact que nous ne voulons pas nous dessaisir de notre peine car nous ne voulons pas oublier. Mais il serait peut-être possible de rassurer celui qui souffre ainsi (si tant est qu'une expérience soit transmissible) en lui assurant qu'il n'oubliera pas qui il aime vraiment, et que lorsque la douleur se fera moins vive, ce qu'il aura oublié, c'est la mort, et non le mort.
En ce sens, aimer ne se conjugue qu'au présent.
D'ailleurs, à quoi assistons-nous depuis deux semaines? A la douleur d'Antoine Compagnon aimant Barthes et n'ayant rien oublié. Parler de Barthes, c'est retrouver la douceur de la présence d'un professeur très aimé. Nous sommes au présent.
Que fait-on quand on aime ainsi? On écrit La Chambre claire ou les Essais, on écrit des symphonies si on est Mahler, on donne des conférences au Collège de France pour évoquer son ami mort il y a trente ans (le thème de la première année de cours de Compagnon était un hommage explicite à Barthes)... Le temps n'a pas passé, tout est intact.

Le dédoublement est chez Proust une thématique courante. La plus connue est celle du valet de chambre des Goncourt: il réchappe par miracle à un incendie mais devient tout à fait un autre homme :

[...]e propre valet de chambre de Mme Verdurin qui, dans l’épouvante de cet incendie où il avait failli périr, était devenu un autre homme, ayant une écriture tellement changée qu’à la première lettre que ses maîtres, alors en Normandie, reçurent de lui leur annonçant l’événement, ils crurent à la mystification d’un farceur. Et pas seulement une autre écriture, selon Cottard, qui prétend que de sobre cet homme était devenu si abominablement pochard que Mme Verdurin avait été obligée de le renvoyer.
Marcel Proust, Le temps retrouvé, Pléiade Clarac t.3, p.716

La sortie du deuil est l'occasion de devenir un autre, avec le retour du récit reviennent les quiproquos. Par exemple, le narrateur ne reconnaît plus Gilberte, la prend pour Mlle de Forcheville mais écorche son nom en Mlle d'Eporcheville.

Barthes, lui, s'identifie plutôt qu deuil de la mère du narrateur lors de la mort de sa propre mère. Ici aussi on assiste à une transformation définitive que le narrateur ne constate et ne comprend qu'avec retard:

Pour la première fois je compris que ce regard fixe et sans pleurs (ce qui faisait que Françoise la plaignait peu) qu’elle avait depuis la mort de ma grand’mère était arrêté sur cette incompréhensible contradiction du souvenir et du néant. D’ailleurs, quoique toujours dans ses voiles noirs, plus habillée dans ce pays nouveau, j’étais plus frappé de la transformation qui s’était accomplie en elle. Ce n’est pas assez de dire qu’elle avait perdu toute gaîté ; fondue, figée en une sorte d’image implorante, elle semblait avoir peur d’offenser d’un mouvement trop brusque, d’un son de voix trop haut, la présence douloureuse qui ne la quittait pas. Mais surtout, dès que je la vis entrer, dans son manteau de crêpe, je m’aperçus – ce qui m’avait échappé à Paris – que ce n’était plus ma mère que j’avais sous les yeux, mais ma grand’mère. Comme dans les familles royales et ducales, à la mort du chef le fils prend son titre et, de duc d’Orléans, de prince de Tarente ou de prince des Laumes, devient roi de France, duc de la Trémoïlle, duc de Guermantes, ainsi souvent, par un avènement d’un autre ordre et de plus profonde origine, le mort saisit le vif qui devient son successeur ressemblant, le continuateur de sa vie interrompue.
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Pléiade Clarac t2, p.769

De même, Bartes devient sa mère.
Les notes du journal s'éclaircissent au fur à mesure qu'il écrit La Chambre claire.
Pour Barthes, la photographie est l'anti-récit. Quand on relit La Chambre claire après le Journal de deuil, on s'aperçoit que la photographie est chargée des valeurs du deuil. Barthes cite Husserl:

Comme le monde réel, le monde filmique est soutenu par la présomption que «l'expérience continuera constamment à s'écouler dans le même style consécutif» (Husserl) ; mais la photographie, elle rompt le style consécutif (c'est là son étonnement ; elle est sans avenir (c'est là son pathétique, sa mélancolie; en elle aucune propension, alors que le cinéma, lui, est propensif et, des lors, nullement mélancolique. Immobile la photographie reflue de la représentation vers la rétention.
Roland Barthes, La Chambre claire, note 37, p.140

Ainsi cette continuité du monde est-elle la condition sine qua non du récit, tandis que la photographie est l'envers du récit.

Antoine Compagnon ouvre alors une parenthèse : cela est devenu une idée commune. [remarque personnelle: Evidemment, puisque personne ne réfléchit à la photographie de lui-même mais toujours à travers le filtre de Barthes!] La photographie est associée à la mort, elle ne permet pas le récit:

Et si la dialectique est cette pensée qui maîtrise le corruptible et convertit la négation de la mort en puissance de travail, alors, la Photographie est indialectique: elle est un théâtre dénaturé où la mort ne peut «se contempler», se réfléchir et s'intérioriser; ou encore: le théâtre mort de la Mort, la forclusion du Tragique; elle exclut toute purification, toute catharsis.
Ibid, p.141

Cependant, cette façon de voir les choses n'est pas obligatoire: on songe par exemple à Annie Ernaux et à sa façon de traiter la photo dans Les Années: il y a d'autres usages possibles de la photographie.
[remarque personnelle: j'ai l'impression que le Journal de deuil a en quelque sorte remis La Chambre claire a sa place, en permet une interprétation apaisée qui permet d'envisager de parler de la photographie autrement qu'à la manière de Barthes — au moins pour Compagnon: en d'autres termes, je ne suis pas sûre qu'il aurait prononcer ces phrases avant la lecture du Journal de deuil.]

A la sortie de La Chambre Claire, il ne se produit rien de comparable à la sortie du deuil d'Albertine, il n'y a pas de voyage à Venise, mais un retour à la mélancolie, au "A quoi bon?"
[remarque personnelle: S'il y a tant de différences avec Albertine, pourquoi dire que cela lui ressemble?! L'amour du narrateur pour Albertine m'a toujours paru un faux amour, un caprice, l'un de ses amours où l'on s'aime avant tout soi-même aimant.]

Antoine Compagnon conclut: d'une certaine façon, toute littérature est littérature de deuil: Montaigne (La Boétie), Stendhal, Proust, Barthes (la mère). Cela donne raison à Blanchot: seul le récit peut dire ce que le journal ne peut dire.