La préface prévient dès les premières lignes que nous abordons un livre qui ne contient que des premiers chapitres.
Désormais rompue à toutes les bizarreries, je m'attendais donc à dix ou douze premiers chapitres de roman accolés les uns aux autres.
En fait, tout est un peu plus compliqué que cela, puisque Calvino s'est ingénié à inventer un récit logique (si l'on peut dire) pour lier ces différents débuts de romans.
Peu à peu le livre se transforme en une gigantesque scène d'exposition de tous les procédés désormais utilisés dans les romans contemporains: le miroir, le double, les sentiers qui bifurquent, le temps qu'on ne remonte pas, (mais il manque l'échiquier (à moins que... à moins que le livre lui-même soit l'échiquer?)), non sans évoquer Homère et les Mille et une Nuits. Un roman ou des romans? Ecrire est-il une création ou n'est-ce qu'un extrait d'un grand livre universel qui reste à découvrir? Etre léger et connaître le succès ou être profond et rester obscur?

Quel livre pour quel lecteur? Et quel lecteur reste-t-il capable de lire? Ce n'est pas sans un pincement de cœur que je vois Italo Calvino constater que la lecture naïve a presque disparu (la machine qui lit à la place des lecteurs en classant les mots selon leur occurrence serait drôle si... si cette lecture n'était pas devenue le risque de toute lecture "savante").

[...] mais vous devez attendre que les garçons et les filles du collectif se soient distribué les tâches: au fil de la lecture, quelqu'un sera chargé d'y souligner le reflet des modes de production, un autre les processus de réification, d'autres la sublimation du refoulé, les codes sémantiques du sexe, les métalangages du corps, la trangression des rôles, dans les sphères du politiques et du privé.
ibid, p.87, points seuil (fin du chapitre quatre)

Oui, le panorama est complet, presque trop, d'ailleurs, une pointe d'ennui une fois que la mécanique est lancée...

Encore une tentative de roman de tous les romans, qui se moque de sa tentative de roman de tous les romans, et il plane sur les chapitres les ombres des Gommes, de Pedro Paramo ou de L'invention de Morel.

Le plus étonnant, c'est que Calvino semble postuler une "vérité" des romans: un "vrai" roman est un roman écrit par son "véritable" auteur. Ce n'est pas une copie, pas un pastiche, ce n'est pas un texte écrit par un nègre ou par une machine. Apparemment un texte original (c'est-à-dire encore jamais publié, inventé, imaginé, écrit) publié sous un faux nom par une personne voulant se faire passer pour une autre serait un faux... Mais qu'est-ce que cela veut dire?[1] On songera à la récente polémique entourant l'existence ou non (ou non-existence ou non existence?[2]) de Louise Labé (car honnêtement, quelle importance, tant qu'il nous reste l'œuvre? (Et je songe aux chapiteaux sculptés du marché aux poissons le long du grand Canal, à tous ces miracles anonymes d'architecture qui nous entourent... Pourquoi un tel besoin de noms, un tel besoin d'attribution? Qu'importe?))

Et ce qui est mis en évidence, finalement, c'est qu'entre le lecteur et l'écrivain, tout n'est question que de désir, et de désir de désir, et de désir d'être aimé, et bien sûr, d'être le plus aimé.

Notes

[1] Bien entendu, on ne négligera pas l'humour de Calvino dans l'étude de la question: est-ce une vraie question, ou déjà-encore une pirouette?

[2] C'est Calvino qui déteint.