Véhesse

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mercredi 8 juillet 2009

La mort de Michael Jackson

Oui, il serait historiquement possible de démontrer que toute période féconde en chansons populaires fut aussi au plus haut point tourmentée par des courants dionysiens que nous devons toujours considérer comme une cause latente et condition préalable de la chanson populaire.

Nietzsche, La naissance de la tragédie, début du chapitre 6. Classique de poche, traduction Jean Marnold et Jacques Morland, revue par Angèle Kremer-Marietti.

La discussion précédente sur l'état de la culture générale (j'en remercie chaleureusement les participants) coïncidant avec la mort de Michael Jackson et ma lecture de La naissance de la tragédie m'a rappelée une lecture ancienne d'Allan Bloom, universitaire américain élève de Léo Strauss, traducteur de Platon et Rousseau et ami de Saül Bellow, déplorant l'écoute intensive par ses élèves du rock dès leur plus jeune âge.

Le propos d'Allan Bloom est essentiellement pédagogique: comment devons-nous élever au mieux les enfants pour qu'ils mènent une vie à la fois utile (pour la société) et heureuse (pour eux-mêmes)?
Je cite ici son chapitre sur la musique.

Après avoir décrit l'évolution qu'il a constatée au cours de ses années de professorat (d'une époque où ses élèves en savaient plus que lui en musique classique à celle où il leur fait découvrir Mozart), après avoir raconté l'indignation de ses élèves découvrant la condamnation de la musique par Platon et avoir décrit l'addiction à Mike Jagger remplacé progressivement par Boy George, Michael Jackson ou Prince (nous sommes en 1987) sans qu'aucun contempteur de la société capitaliste ne s'offusque, il termine son chapitre sur la musique ainsi:

Mon souci, ce sont les effet [de cette musique] sur l'éducation; mon principal reproche à son égard, c'est qu'elle abîme l'imagination des jeunes gens et suscite en eux une difficulté insurmontable à établir une relation passionnée avec l'art et la pensée qui sont la substance même de la culture générale. Les premières expériences des sens sont décisives pour déterminer le goût qui durera toutes la vie, et elles constituent le lien entre ce qu'il y a d'animal et ce qu'il y a de spirituel en nous. Jusqu'à présent, la période de formation de la sensualité a toujours servi à la sublimation, au sens de «rendre sublime»; elle a toujours servi à associer les inclinations et les aspirations à une musique, à des images et à des histoires qui assurent la transition vers l'accomplissement des tâches humaines et la satisfaction des plaisirs humains. Parlant de la sculpture grecque, Lessing a dit: «De beaux hommes faisaient de belles statues, et la ville avait de belles statues en partie pour exprimer sa reconnaissance d'avoir de beaux citoyens.» Cette formule résume le principe fondamental de l'éducation esthétique de l'homme. Les jeunes gens et les jeunes femmes étaient séduits par la beauté de héros dont les corps mêmes expimaient la noblesse. Une compréhension plus profonde de la signification de la noblesse vient plus tard, mais elle est préparée par l'expérience sensuelle et, en fait, elle est déjà contenue dans celle-ci. Ainsi, ce à quoi les sens aspirent et ce que la raison considère plus tard comme bon ne sont pas en conflit l'un avec l'autre. L'éducation ne consiste pas à faire aux enfants des sermons qui vont contre leurs instincts et leurs plaisirs; elle consiste à assurer une continuité naturelle entre ce qu'ils ressentent et ce qu'ils peuvent et doivent être. C'est là un art qui s'est perdu. Maintenant, on en est arrivé au poin où l'on fait exactement le contraire. La musique rock donne aux passions une tournure et fournit des modèles qui n'ont aucun rapport avec la vie que les jeunes gens destinés aux études universitaires pourront éventuellement mener, ni avec le genre d'admiration qu'encouragent les études littéraires. Et sans la coopération des sentiments, toute éducation autre que technique reste lettre morte.

La musique rock propose des extases prématurées et, à cet égard, elle est analogue aux drogues dont elle est l'alliée. [...] A ma connaissance, les étudiants qui ont sérieusement tâté de la drogue — et qui en sont revenus — éprouvent de la difficulté à s'enthousiasmer pour quelque chose ou à nourrir de grandes espérances. Tout se passe comme si l'on avait retiré de leurs vies la couleur et qu'ils voyaient désormais toute chose en noir et blanc. [...] Je soupçonne que l'accoutumance au rock, surtout en l'absence d'un autre pôle puissant d'intérêt, a un effet similaire à celui des drogues. Bien sûr, les étudiants se désintoxiqueront de cette musique ou du moins de leur passion exclusive pour elle. Mais ils le feront de la même façon que, selon Freud, les hommes acceptent le principe de réalité: comme quelque chose de dur, de maussade et d'essentiellement sans séduction, comme une simple nécessité. Ces étudiant-là apprendront avec assuidité l'économie ou se formeront aux professions libérales et tous les oripeaux de Michael Jackson tomberont pour dévoiler le strict costume trois-pièces qui se trouve dessous. Ils auront le désir de faire leur chemin et de vivre confortablement. Mais cette vie sera aussi fausse et vide que celle qu'ils ont laissé derrière eux. Qu'ils n'ont pas à choisir entre des paradis artificiels et une vie bien réglée et ennuyeuse, c'est ce que sont censés leur enseigner des études de culture générale. Mais tant qu'ils ont leur walkman sur la tête, ils ne peuvent entendre ce que la grande tradition a à leur dire. Et quand ils enlèvent leur casque après l'avoir porté trop longtemps, c'est pour s'apercevoir qu'ils sont sourds.

Allan Bloom, L'âme désarmée, (sous-titre: Essai sur le déclin de la culture générale), p.88-89
Titre anglais : The Closing of the American Mind

complément le 9 juillet :

- une traduction enlevée de Platon par Badiou:
Pour vous allécher, je copie le début: «Parmi tes copines et tes copains, dit Socrate, j’en connais qui déambulent nuit et jour les écouteurs vissés sur l’étroit conduit des oreilles, tel un entonnoir pour y faire couler le tam-tam hypnotique de leurs musiques chéries.»

- plus contemporain, plus léger, sans grand rapport avec ce qui précède si ce n'est le problème de l'éducation et l'air du temps, je mets un lien vers cela parce que ça me fait plaisir.

samedi 4 juillet 2009

Jamais on ne bavarda autant sur l'art tout en en faisant aussi peu de cas.

Tandis que le critique détenait le pouvoir au théâtre et au concert, le journaliste à l'école, la presse dans la société, l'art dégénérait à n'être plus qu'un objet d'agrément de la plus basse espèce et la critique esthétique était utilisée comme le moyen de cohésion d'une sociabilité vaine, dissipée, égoïste et, par-dessus tout, misérablement vulgaire, dont l'état d'esprit est donné à comprendre par Schopenhauer dans sa parabole du porc-épic, si bien qu'à aucune époque on ne bavarda autant sur l'art tout en en faisant aussi peu de cas.

Nietzsche, La naissance de la tragédie, fin du chapitre 22. Classique de poche, traduction Jean Marnold et Jacques Morland, revue par Angèle Kremer-Marietti.

Parce que ce mot de "sociabilité" me fait sourire et que cela permet d'apprendre le mot porc-épic, je mets la version originale.

Während der Kritiker in Theater und Concert, der Journalist in der Schule, die Presse in der Gesellschaft zur Herrschaft gekommen war, entartete die Kunst zu einem Unterhaltungsobject der niedrigsten Art, und die aesthetische Kritik wurde als das Bindemittel einer eiteln, zerstreuten, selbstsüchtigen und überdies ärmlich - unoriginalen Geselligkeit benutzt, deren Sinn jene Schopenhauerische Parabel von den Stachelschweinen zu verstehen giebt; so dass zu keiner Zeit so viel über Kunst geschwatzt und so wenig von der Kunst gehalten worden ist.

Ibid, ici

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