Véhesse

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vendredi 21 août 2009

L'amitié

Gide se retire à l'écart du monde pour écrire son premier livre. Il demande à Pierre Louÿs de lui donner des nouvelles, mais sans le troubler moralement:

C'est aussi pourquoi, tout en te demandant instamment de m’écrire (très intrigué de ce que tu fais), je te prie aussi instamment de n’insinuer dans tes lettres aucune cause de trouble moral pour moi, ni de discussion — à savoir des opinions de toi sur les choses ou sur d’autres que moi, des exhortations autres que celles qui peuvent m’encourager dans ma besogne… enfin, tu me comprends, n’est-ce pas?

Réponse de Pierre Louÿs

[Dizy] Mercredi 16 [avril 1890]

Mon cher ami,
Le thermomètre de la vérandah marquait:
à 7 du matin _ _ _ _ 6°
à 11 h _ _ _ _ _ _ _ 11°
à 1 h _ _ _ _ _ _ _ _17°
Le baromètre, hier si bas, et qui inquiétaient nos populations, est remonté peu à peu à 751mm.
On annonce une dépression dans la mer du Nord, qui aurait son centre non loin d’Aberdeen et dont les effets se feraient sentir jusqu’à Drontheim.
J’ai dîné hier chez mon oncle. Le menu était ainsi composé:
Potage
Hors d’œuvre
Vol au vent
Filet Soubise
New potatoes
Poulet à l’estragon
Salade
Haricots panachés
Biscuit-crème Sarah-Bernhart
Dessert varié

Mademoiselle Alice Parigot vient de se marier. Elle épouse un notaire, sérieux et honnête. Trente-neuf ans.
On nous écrit de Château-Thierry que Tototte Thoraillier est assez souffrante. La pauvre petite «aura sans doute attrapé un chaud et froid». A cet âge, il suffit de si peu de chose.
Germaine Dubois vient de perdre une dent de lait.
Le petit chat est mort.
Hier, à deux heures et demie, Marecco a avalé un morceau de sucre qu’on lui avait posé sur le nez, au lieu d’attendre qu’un signe de la main lui permît de le faire sauter. Pareil fait ne s’était jamais produit. C’est un scandale dans Epernay.
Anna s’en va, parce qu’elle ne peut pas sentir Zoé. Et Zoé sanglote en disant à ma cousine: «Si Anna s’en va à cause de moi, qu’est-ce que Madame va penser de moi?»
On construit en ce moment dans notre ville un hôpital et une chapelle. La chapelle est très grande! C’est ce qui fait dire au docteur C…: «Ce n’est pas la chapelle de l’hôpital, c’est l’hôpital de la chapelle.» Ce mot plein d’humour prouve que les Parisiens n’ont pas le monopole de la plaisanterie, comme il s’en vante.
Dans l’espoir qu’aucun des paragraphes de cette lettres n’aura soulevé de discussions entre nous, et que ton état d’esprit n’est pas ébranlé, je reste ton serviteur.

Pierre

André Gide à Pierre Louÿs

[Paris] Jeudi [C.P. 17 avril 1890]

Ah! mon ami, que de choses se sont donc passées depuis que nous nous sommes vus. Ta lettre était si pleine de nouvelles que j’en suis encore tout ému.
Alors c’est fini! elle s’est mariée, celle qu’une douce habitude nous laissait appeler «Mademoiselle Alice». Mademoiselle Alice! que de souvenirs envolés! finis tous les beaux rêves! et avec qui? un notaire, dis-tu? Précise, je t’en prie; j’attends en hâte des détails.
Encore une fin: le petit chat! Ah ! mon ami, que de tristes nouvelles!
N’est-ce pas de Marecco qu’on pourrait dire «l’esprit est prompt mais la chair est faible»?
Eh bien! sais-tu? je suis presque content qu’il [ait] avalé sa friandise bien vite avant l’ordre. Ce morceau de sucre sur le nez le faisait affreusement loucher.
La dent de lait de Germaine! Si ma cousine Jonquet était là, elle se serait écriée de sa voix de reine, avec le geste que tu lui connais : « Qu’on me la garde.»
Elle porte encore le collier où elle a fait monter les siennes; Monsieur Brunot s’approchait d’elle l’autre soir et lui disait en manière de plaisanterie: «Les belles perles, madame!» Cela fit beaucoup sourire.
Alors c’est la brouille, entre Anna et Zoé — la brouille complète ? Tu sais, entre nous, je crois qu’Anna a beaucoup de torts.
Je garde pour la fin les meilleures choses. «New potatoes»!!! ah! mon ami, pour une affection qui sait lire entre les lignes, que de choses je vois dans ce simple menu. Alors tu en as fait! envoie-les moi, je t’en prie. Mais l’aimable façon de m’annoncer cela, j’y reconnais bien là ton esprit et ta délicate pudeur qui cache sous un symbole opaque aux yeux des autres ce que tu veux que mes yeux seuls voient. Pourtant je m’inquiète de cette phrase «une dépression dans la mer du Nord».
Quoi donc qu’est-ce qui ne va pas ? A ! Pierre ! tu me caches quelque chose… Prends garde, on peut aller très loin quand la définace commence d’entrer en jeu : il n’y a même plus de raison pour qu’on s’arrête. Souviens-toi de ce que dit Ponsard: «Quand la borne est franchit, il n’y a plus de limites[1]

Allons, au revoir.
Bien à toi,

André

P.S. Envoie-moi des nouvelles de Tototte. Je suis assez inquiet.

André Gide, Pierre Louÿs, Paul Valéry, Correspondances à trois voix, p.166sq.



Notes

[1] Citation attribuée par Flaubert, sous la rubrique «Jocrisses», dans les «Spécimens de tous les styles» de Bouvard et Pécuchet, à l’auteur dramatique et académicien François Ponsard (1814-1867), chef de ce qu’on appelait « l’école du Bon Sens ». C’est dans sa comédie L’Honneur et l’argent (1853), III, 5, que figurent les vers : «Quand la règle est franchie, il n’est plus de limite / Et la première faute aux fautes nous invite.»

mercredi 19 août 2009

L'autorité contre les Lumières, de Jean-Yves Pranchère

ou : A la poursuite de la cohérence impossible.

Karl Jasper, dans Introduction à la philosophie, propose de choisir un philosophe et de l'étudier à fond — en le resituant dans son contexte historique, en lisant ses commentateurs, ses détracteurs, etc. Il prétend qu'ainsi on couvre à plus ou moins long terme tout le champ philosophique.
Jean-Yves Pranchère semble confirmer le bien-fondé de cette démarche: en étudiant l'œuvre de Maistre, il nous présente l'ensemble des idées depuis Saint Augustin jusqu'aux Lumières (en poussant à l'occasion jusqu'à Carl Schmitt), dans les champs de la philosophie politique et de l'histoire.


Cette étude (à l'origine une thèse: ce livre en est la réduction à des proportions plus ordinaires) porte sur l'ensemble de l'œuvre de Joseph de Maistre. Il s'agit de prouver, en dépit de l'apparence souvent contradictoire de ses écrits, la cohérence de cet écrivain contre-révolutionnaire prolifique, ou plus exactement, d'établir à partir de quelles hypothèses il convient de le lire pour ne pas se heurter aux contradictions qui ont si souvent étonné les interprètes, tant et si bien qu'il existe sur l'œuvre de Maistre des lectures tout à fait divergentes, voire opposées.

Le plan suivi pour chaque idée étudiée est à peu près celui-ci: exposé rapide ou résumé de la thèse de Maistre, récapitulatif des interprétations données au cours du temps par différents commentateurs (interprétations contradictoires ou se chevauchant), et démontage/remontage des positions maistriennes pour en exposer les articulations et les conditions de validité (explicitation des hypothèses implicites ou disséminées dans l'ensemble de l'œuvre, remise en perspective dans les contextes historiques et philosophiques). Il s'agit donc d'un travail d'organisation et de mise en ordre logique.

Maistre était horrifié par les conséquences des idées de la Révolution française, il souhaitait un retour à l'autorité de la tradition s'appuyant sur le roi et le pape, et donc sur Dieu.
S'il est possible d'articuler rationnellement ses thèses et d'en démontrer un certain bien-fondé au vu de leur objectif (une vie paisible pour tous, la paix, le repos des citoyens, y compris au prix du sacrifice d'innocents), dans le même mouvement ce travail d'articulation met cruellement en lumière les deux ou trois apories majeures auxquelles s'est heurté Maistre, concernant la souveraineté ou la marche de Dieu dans l'histoire.



Le plaisir de ce livre n'est pas qu'un plaisir de contenu, c'est également un plaisir de style et de procédé.
JY Pranchère s'attache à isoler les nuances, à identifier les différences ou les ressemblances entre deux arguments maistriens, ou les arguments de deux philosophes, et à prendre le lecteur à contre-pied en retournant une argumentation, tant il est vrai que toute idée poussée à son paroxysme finit par rejoindre son contraire[1]. Il naît un grand plaisir de lecture à ce jeu sur les paradoxes et les glissements continuels de sens, glissements qui permettent selon les moments de défendre Maistre contre ses détracteurs ou de l'attaquer quand il semble avoir trop facilement raison (et Pranchère semble se prendre lui aussi au jeu de la contradiction, prenant un malin plaisir à établir la liste des interprétations qui ont couru sur tel ou tel point de la doctrine maistrienne, pour à son tour les contester).



Exemple : la théorie maistrienne du langage

Cet exemple est représentatif de la façon dont l'étude de Maistre permet de balayer l'ensemble des théories sur un sujet. Il dégage en quelques pages les différences et les articulations entre les différentes réflexions sur le langage, de Platon à Steiner.
Je choisis cet exemple d'une part parce qu'il est court (choisir la souveraineté reviendrait à copier la moitié du livre), d'autre part parce qu'il m'intéresse de déposer ici ce condensé sur le langage afin de pouvoir le retrouver facilement, enfin, parce qu'il montre que même sur un sujet secondaire, le langage (secondaire par rapport aux grands thèmes de la souveraineté et de l'histoire), cette étude menée sur les théories de Maistre ne nous fait grâce d'aucune analyse.

L'ennui est que l'argumentation est si serrée qu'il est difficile de ne pas tout recopier. Je mets cependant quelques passages entre crochets. Avantage colatéral, les notes de bas de page fournissent pour leur part une première bibliographie sur le thème.

[…] ; lorsque Maistre déclare que « Dieu seul a le droit de donner un nom » (OC I p.290 [2]) et que les noms expriment les essences, il semble bien admettre une nature magique du mot, d’après laquelle le mot serait en lui-même donation de l’essence de la chose et donc pouvoir sur la chose. […]

[…] Du point de vue de ce savoir linguistique, la thèse maistrienne selon laquelle «le nom de tout être exprime ce qu'il est, et dans ce genre il n'y a rien d'arbitraire» (EPL[3], OC I p.291) exprime soit une erreur — la croyance dans un lien interne et naturel entre la chose et son nom — soit une tautologie sans conséquence, qui est que, dans chaque langue, chaque être porte le nom qu'il porte. Mais, d'un autre côté, dans la mesure où elle distingue la chose (le référent) de l'idée (du signifié) et affirme l'identité de la pensée et de la parole, la négation maistrienne de l'arbitraire du signe semble rencontrer une des intuitions les plus fortes de la linguistique issue de Saussure: l'intuition formulée par Benveniste qu'«entre le signifiant et le signifié, le lien n'est pas arbitraire»[4]; intuition qu'exprime d'ailleurs le terme même de «signifiant», pourvu qu'on lui garde sa valeur de participe présent. On sait que Benveniste a été précédé sur ce point par Humboldt, qui a fortement critiqué la conception d'après laquelle les mots ne sont que des signes arbitraires des choses; aussi certains commentateurs ont-ils pensé que Maistre, par son refus de la thèse de l'arbitraire des mots, pouvait être rapproché de Humboldt[5]. La tentation surgit ici de faire apparaître Maistre, non plus comme un penseur dépassé par les surgissements de la linguistique, mais au contraire comme le précurseur d'une pensée attentive à l'intrication de la pensée et du langage.

Il faut cependant résister à cette tentation. La thèse du lien nécessaire du signifiant et du signifié, telle que l’a soutenue Benveniste, ne fait que reformuler l’intuition saussurienne de l’indissociabilité du son et de la pensée ; pour cette raison même, elle ne contredit pas la thèse saussurienne de l’arbitraire du langage. Il faut souligner ici que la thèse de l’arbitraire, au sens de Saussure, n’est pas une prise de parti dans le débat inauguré par le Cratyle de Platon autour de la question de savoir si le langage est naturel ou conventionnel ; elle est bien plutôt la récusation de ce débat : que les signes linguistiques soient arbitraires signifie qu’ils ne procèdent ni d’une mythique ressemblance aux choses, ni d’une impossible convention qu’auraient passée entre eux des hommes décidant d’inventer le langage, mais qu’ils sont à la fois contingents par rapport à la nature et historiquement déterminés La linguistique saussurienne récuse la question de l’origine du langage, ou situe cette origine dans le fonctionnement même du langage [6], pour pouvoir étudier les systèmes de signes linguistiques dans les transformations historiques de leurs usages. La ressemblance avec la théorie maistrienne du langage n’est que ponctuelle : elle tient à ce que maistre reconnaît l’historicité du langage dans la mesure où il nie que celui-ci puisse être d’origine conventionnelle. Lorsque Maistre déclare que « nulle langue n’a pu être inventée, ni par un homme qui n’aurait pu se faire obéir, ni par plusieurs qui n’auraient pu s’entendre » (SSP, 2[7], OC IV p.87), il rencontre l’enseignement de la linguistique en récusant la question de l’origine du langage, telle qu’elle a été posée par la philosophie des Lumières, pour poser que le langage a son origine en lui-même et ne peut pas être compris à partir de la nature ou de l’artifice.

Cette position ne peut cependant pas être confondue avec la thèse fondatrice de la linguistique situant l’origine du langage dans son fonctionnement même. Si Maistre récuse la question de l’origine du langage, c’est uniquement au sens où cette question vise une origine humaine. Ce refus ne signifie pas que le langage humain est à lui-même sa propre origine ; il signifie bien plutôt que le langage humain porte en lui-même sa propre origine transcendante, qui est le langage lui-même compris comme l’Origine absolue — le Logos ou le Verbe divin. Cette origine est interne au langage, puisqu’elle est le langage même, et en ce sens elle n’est pas antécédente au langage ; mais elle est antérieure au langage humain, en tant que celui-ci n’est qu'une émanation ou une création du Verbe primitif. « Les langues ont commencé ; mais la parole jamais, et pas même avec l’homme. L’un a nécessairement précédé l’autre ; car la parole n’est possible que par le VERBE » (SSP, 2, OC IV p.99). La récusation de la question de l’origine des langues n’a donc pas chez Maistre le sens qu’elle aura dans la linguistique — et qu’elle avait déjà chez Rousseau butant dans son second Discours sur le fait que la langue, la tradition, la pensée et la société « se précèdent l’une l’autre, se postulent et se produisent réciproquement »[8] : le cercle logique de la précession du langagepar lui-même délimitait alors le champ de l’autonomie du langage comme objet d’étude. Maistre se réfère à l’occasion aux « embarras de l’origine des langues » reconnus par Rousseau ; mais il lui semble que ces embarras ne peuvent conduire qu’à une seule conclusion : si les langues n’ont pas pu être inventées par l’homme, c’est que la « force qui préside à la formation des langues » n’est pas humaine, mais divine (OC IV p.87-89). Parce que le langage est divin, les langues sont l’œuvre de Dieu. Le refus de l’origine conventionnelle du langage qui semblait rapprocher Maistre de la linguistique, le rejette aux antipodes de celle-ci : alors que la linguistique affirme à travers l’arbitraire du signe l’historicité et la contingence naturelle du langage, Maistre affirme à travers l’origine divine des langues que le langage a dans son historicité même le caractère d’une nécessité naturelle. Non seulement le langage est naturel à l’homme, mais les langues mêmes ne naissent ni ne se développent au hasard ; leur nécessité est divine.

On comprend alors que le refus de l’arbitraire du signe puisse déboucher chez Maistre dans un étymologisme qui soutient non seulement que « les langues renferment une métaphysique cachée et profonde » (OC VII p.445), mais encore que « chaque langue, prise à part, répète les phénomènes spirituels qui eurent lieu dans l’origine » (OC IV p.97). L’autorité de l’étymologie se fonde sur la proximité de l’origine des mots avec l'Origine des origines, la parole divine. L'étymologie est vraie, comme les idées innées sont vraies, parce que les noms sont faits par Dieu et que Dieu n’est pas trompeur : puisque les noms relèvent, comme les constitutions politiques, de la « juridiction immédiate » de Dieu, l’origine des noms doit nous rapprocher du Langage de l’origine qui est à l’origine du langage. On ne reviendra pas sur les étymologies fantaisistes du deuxième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg, venues en droite ligne d’Isidore de Séville, qui ont suscité les moqueries des philologues. On doit en revanche remarquer la disproportion qu’il y a entre les remarques étymologiques de Maistre — du type : « beffroi vient de Bel EFFROI » — et la thèse métaphysique que ces descriptions doivent illustrer, celle d'un écho de la puissance créatrice du verbe divin dans la formation des langues humaines. Cette disproportion interne à l'étymologisme maistrien signale le paradoxe constitutif de la théorie maistrienne du langage, qui tire argument du fait que les signifiants ont une histoire — ce qui est l’arbitraire du signe au sens de Saussure — pour affirmer que les signes "ne sont pas" arbitraires. L’histoire des mots est mobilisée pour manifester l’anhistoricité de l’origine divine : alors même qu’elle montre qu’il n’y a pas de sens propre des mots, puisque les mots se transforment les uns dans les autres, l’étymologie est prise pour l’indication du sens vrai [9]. Ce paradoxe ne fait qu’exprimer la structure même de l’historicisme maistrien, d’après lequel l’historicité elle-même est fondée dans l’éternité divine : comme toute œuvre providentielle, le langage est simultanément nature et histoire.

La comparaison de Maistre avec Humboldt peut ici être éclairante : loin que l’on puisse rapprocher les deux auteurs, il faut constater que tout les oppose[10]. La linguistique de Humboldt s’oppose au « logocratisme » de Maistre comme une "anthropologie" des "discours" à une "métaphysique" des "noms". Selon Maistre, les mots ne sont pas arbitraires parce qu’ils sont l’œuvre de Dieu, la parole humaine ne pouvant avoir d’autre origine que l’expansion du Verbe divin ; pour Humboldt, les mots ne sont pas arbitraires parce qu’ils sont, selon sa propre expression, « l’œuvre de l’homme »[11]. Lorsque Humboldt pose que les mots ne sont pas arbitraires, il veut précisément dire que les mots "ne sont pas seulement des signes" et que le modèle du signe ne rend compte que de certains usages du langage et non du langage lui-même.Tout signe est arbitraire, puisque ce qu’il désigne est indépendant de lui ; mais les mots ne sont pas des signes, parce qu’ils forment avec la pensée qu’ils évoquent un tout indissoluble : la « dépendance mutuelle et complémentaire de la pensée et du mot » fait que les mots signifient la pensée comme seuls ils peuvent la signifier. Cette unité indissoluble de la pensée et des mots n’est pas une identité : le langage est « l’organe formateur de la pensée » selon le régime d’une "interaction". La pensée ne serait rien sans le langage, où elle trouve son achèvement et hors duquel elle ne serait pas mêmepossible ; mais l’interprétation de la pensée et des mots ne se résout pas dans une identité ou une transparence qui abolirait leur différence. Une des thèses les plus célèbres de Humboldt est que « nul ne donne au mot exactement la même valeur qu’autrui », de sorte que « toute compréhension est toujours en même temps non-compréhension »[12] : cette thèse, qui exprime exactement ce par quoi le mot ne relève pas du signe, implique en même temps que la signification des mots reste toujours en partie indéterminée, libérant ainsi l’espace de jeu où la spontanéité de la pensée s’exerce et agit en retour sur le langage. Ainsi le langage et la pensée se transforment-ils ensemble, témoignant à la fois de la nécessité de leur lien et de la contingence historique de leur unité. Rien n’est plus éloigné de la nostalgie maistrienne pour la langue d’avant Babel que cette théorie qui implique que la diversité des langues est un bienfait permettant une interaction plus riche entre les hommes.

Sans doute Maistre semble-t-il se rapprocher de Humboldt lorsqu’il déclare : « nous ne lisons pas du tout les mêmes choses dans les mêmes livres. » Mais le commentaire même que Maistre donne de cette formule montre la distance qui le sépare de Humboldt : si nous ne comprenons pas tous les mêmes phrases de la même façon, ce n’est pas parce que les mêmes signifiants ont pour chacun une valeur différente, autrement dit une historicité spécifique ; c’est parce que les idées innées ne sont pas activées en chacun de nous avec la même acuité : « quoiqu’il y ait des notions originelles communes à tous les hommes, et qui sont en conséquence accessibles, ou plutôt naturelles à tous les esprits, il s’en faut néanmoins qu’elles le soient toutes au même point. Il en est, au contraire, qui sont plus ou moins assoupies, et d’autres plus ou moins dominantes dans chaque esprit » (SSP, 7, OC V p.55). Aussi bien la thèse maistrienne de l’identité de la pensée et de la parole est-elle l’absolue antithèse de la thèse humboldtienne que pensée et parole se transforment l’une l’autre dans leur interaction. Humboldt décrit le langage et la pensée comme deux termes formant ensemble une unité indissoluble ; Maistre voit la parole et la pensée comme une seule et même réalité — ce qui veut aussi bien dire que le langage n’a aucune pesanteur propre. Maistre ne pense pas, comme Humboldt, que le langage forme la pensée ; tout au contraire, il ne voit rien d’autre dans le mot que le signe de la pensée préexistante : « la pensée préexiste nécessairement aux mots qui ne sont que les signes physiques de la pensée » (SSP, 2, OC IV p.102). Humboldt pense que le langage n’est pas arbitraire parce qu’il est fait de signes, Maistre pense l’inverse : que le langage n’est pas arbitraire parce qu’il est absolument signe et qu’il est par là même absolument transparent à ce dont il est le signe. Cette pensée s’exprime à sa limite dans la thèse proprement insoutenable que c’est « la même chose de demander la définition, l’ essence ou le nom d’une chose » (OC VI p.106). La parole est la pensée parce qu’elle n’est que la pensée ; le nom est l’idée parce qu’il n’est que le signe de l’idée et qu’il n’y a rien d’autre en lui que l’idée dont il est le signe. C’est pour finir l’évanescence même du signe devant la chose — l’extrême de son arbitraire — qui fait sa nécessité ; c’est en tant qu’il est purement signe que le signe est magie, c’est-à-dire révélation de l’essence de la chose mise à disposition dans le nom. Le paradoxe est alors que la thèse du caractère nécessaire des noms — thèse qui, reliant toute nomination à la nomination originelle et créatrice du Verbe divin, porte en elle la croyance antique dans le pouvoir des noms — est absolument identique à la réduction du langage à un simple ensemble de signes désignant les idées innées mises en nous par Dieu. C’est précisément parce que le langage n’est que l’ensemble des signes des idées innées que « c’est une folie égale de croire qu’il y ait un signe pour une pensée qui n’existe pas, ou qu’une pensée manque d’un signe pour se manifester » (SSP, 2, OC IV p.106). C’est donc pour finir vers une linguistique cartésienne que fait signe la théorie maistrienne du langage : si mystiques que soit les accents de la « théorie des noms », cette théorie est cartésienne en ce qu’elle affirme simplement, d’une part, l’existence d’une grammaire universelle du langage, grammaire identique aux structures fondamentales de la pensée (identité de la parole et de la pensée fondées dans la forme unique du Verbe divin), et, d’autre part, l’existence d’une sémantique universelle, toute langue n’étant qu’un ensemble de signes désignant un même ensemble de significations premières et universelles, constituées par les idées innées (la langue édénique étant la nomenclature parfaite des idées innées.

Jean-Yves Pranchère, L'autorité contre les Lumières, p.322 à 329

Tout est là: l'exposé initial (le nom comme essence magique), le balayage du champ de la linguistique (et son grand partage entre les défenseurs de l'arbitraire du signe et ceux qui pensent l'inverse), le retour à la position initiale, mais une position déplacée: il ne s'agit plus d'une essence magique mais d'idées innées, c'est Descartes et la raison qui sont convoquées, comme signe d'un Verbe divin. On voit par ces quelques lignes combien la lecture Maistre/Pranchère mène à des conclusions tout à la fois connues d'avance et inattendues.



Manuel de philosophie politique

Le contexte et les définitions sont à chaque moment primordiaux, et le livre peut servir de manuel de philosophie politique.

Par habitude et manie de l'indexation (mon souci étant toujours de "retrouver vite"), je copie ici quelques points de repère, qui sont des définitions ou des balisages me permettant d'utiliser mon exemplaire comme dictionnaire de notions.
Attention, c'est totalement subjectif et incomplet, les pages indiquées sont des points de départ ou des conclusions, ce n'est qu'un outil à ma main (sachant que la table des matières très détaillée est une aide précieuse en cours de lecture).

idéologie (tradition marxiste et Hannah Arendt) : p.15
traditionalisme (Bonald) p.31
réforme (restauration) p.62
libéralisme (définition la plus générale) p.65
système p.109
loi p.149
pouvoir absolu / pouvoir arbitraire (Bonald) p.155
justice et résistance p.157
un droit (Le Mercier de la Rivière) p.190, note 7
liberté (selon Montesquieu) p.190-191
libéralisme p.193
légitimité politique p.195
liberté individuelle, droits de l'homme, droits du citoyen (démocrates/libéraux) p.195
société (selon Burke) p.198, note 18
démocratie / république p.202
volonté générale / volonté de tous p.203-204
théocratie (Saint-Just, Saint-Martin, Rousseau) p.211
préjugé (Voltaire, Maistre) p.216
despotisme (Montesquieu, Maistre) p.218
religion p.223
augustinisme politique p.235, note 70
gallicanisme politique et religieux p.237
Déclaration du clergé gallican sur le pouvoir de l'église en 1682 (Bossuet. 4 articles) p.238, note 73
pouvoir absolu / pouvoir arbitraire (Maistre) p.240
droits de l'homme (thomisme / moderne) p.249
souveraineté (Hobbes, Puddendorf, Kant) p.258 (Popper p.267)
dénégation p.268 et 254
historicisme p.270 (Fichte, Feuerbach, Haym p.272-273)
nihilisme ou rienisme p.283
protestantisme (selon Maistre) p.287
interprétation, (Charron) cercle herméneutique (modernes) p.289
double origine de la science p.293
positivisme (Comte) p.299
philosophie (Lumières, Descartes, Malebranche) p.303
individualisme (selon Maistre) p.305
rationalisme et traditionalisme p.311
raison p.315, p.321
trois preuves de l'existence de Dieu (analysées et détruites par Kant) p.316
idée innée p.319 chez Kant p.320
arbitraire du signe chez Saussure p.324
thèse de Humboldt p.327
traditionalisme de Bonald p.329 et 332
traditionalisme (thèse catholique orthodoxe) p.333 (révélation et raison)
nature / histoire (Les Lumières) p.353
historicisme p.357
fait / droit, droit naturel / droit positif p.357
traditionalisme de Bonald p.329, 332
histoire (le tout de ce qui est) p.358
loi naturelle chez Locke p.362
loi naturelle dans la tradition jusnaturaliste p.364
loi naturelle selon Maistre p.364
finalisme thomiste p.365
nature pour Maistre p.365-366
finalité thomiste / maistrienne p.367, 368
loi naturelle (transcendante) / loi de la nature p.368
liberté / volonté p.376
occasionalisme p.377
causes secondes (thomisme / Malebranche) p.378
philosophie de l'histoire p.389
travail comme drogue : Voltaire p.396
mal pour Leibniz p.398 => jugement de Hegel p.399
souveraineté p.430-431
modernité p.434-435
dialectique des Lumières p.436
autoritarisme dogmatique p.443
le droit (Kant, Philonenko) p.445



Notes

[1] cf. le titre du livre: Maistre a utilisé les arguments des penseurs des Lumières contre la Révolution.

[2] Œuvres complètes, Vitte, Lyon, 1884-1886, reprint Olms, Hindelsheim, 1984, tome I p.290.

[3] Essai sur le principe générateur des constitutions politiques

[4] E. Benveniste, «Nature du signe linguistique», in Problèmes de linguistique générale 1 Tel/Gallimard, 1976, p.51. La thèse de Benveniste ne doit pas être confondue avec celle de Jakobson. Jakobson refuse l'arbitraire du signe au nom de la motivation naturelle du langage. Benveniste maintient la thèse de l'arbitraire du signe en tant qu'elle affirme l'historicité du langage (son absence de motivation naturelle); mais il souligne que le signe est nécessaire 1° en tant que chaque signifiant signifie son signifié et 2° en tant que chaque signifiant est porteur d'une valeur qui contribue à son sens et qui est motivée par l'ensemble du système des signes.

[5] E. Gianturco, Joseph de Maistre and Giambattista Vico, New York, 1937, p.182

[6] Cf. H. Meschonnic, Le signe et le poème, Gallimard, paris 1975, p.123sq, 208sq.

[7] Les Soirées de Saint-Pétesbourg, 1809-1821, éd. posthume 1821

[8] J. Derrida, « Le cercle linguistique de Genève », in Marges de la philosophie, Minuit, Paris, p.175. J. Derrida étudie la pensée de Rousseau à la lumière de la logique paradoxale du supplément. Celle-ci est aussi à l’œuvre chez Maistre (la foi est le supplément qui permet à la raison d’être elle-même) ; c’est encore l’un des fils qui relie Maistre à Rousseau.

[9] C’est le paradoxe étudié par Jean Paulhan dans "La preuve par l’étymologie" (Œuvres complètes III, Cercle du livre précieux, paris 1967, p.263sq).

[10] On peut en revanche penser avec Georges Steiner (« Logocrats (A note on de Maistre, Heidegger and Pierre Boutang)» in "Langage and Politics", Bruyklant, Bruxelles, 1982, p.70-71) que la théorie maistrienne du langage contient la théorie heideggerienne « "in nuce" » ; mais c’est précisément dans la mesure où la pensée de Heidegger, au contraire de Humboldt, est marquée par l’étymologisme, par la réduction du langage au nom et par la facination pour le sacré, pour "la coincidentia oppositorum" dont la figure de rhétorique est l’oxymore. Cf. H. Meschonnic, Le signe et le poème, op. cit. p.373sq et Le langage Heidegger, Puf, Paris, 1990

[11] J. Trabant, "Humboldt ou le sens du langage", Mardaga, Liège, 1992, p.67. Nous suivons dans ce qui suit les analyses de ce livre remarquable.

[12] W. von Humboldt, "Einleitung zum Kawi-Werk", p.14, in "Schriften zu Sprache", Reclam, Stuggart, 1985, p.59.

lundi 17 août 2009

Choisir entre l'art et l'histoire

Quelques notes sur La naissance de la tragédie, de Nietzsche

- L'appel de Nietzsche en 1872: Retrouvons la force du mythe! Que l'âme allemande ranime le mythe, en luttant contre les éléments étrangers (et d'abord les Latins?) et que les Allemands deviennent les Grecs de l'Europe.
Ainsi, au moment même où l'Allemagne vient de gagner la guerre de 1870 contre la France, Nietzsche semble inquiet d'une dissolution de la spécificité de l'âme allemande dans une tendance européenne qui serait le règne de la raison abstraite, de la critique et de l'histoire (l'Histoire, dernier recours de l'âme affamée de mythes ne trouvant où se nourrir).

Que note-t-on à la fin du XIXe siècle ?
- l'unification allemande
- une science triomphante forte de ses découvertes
- les développements de la révolution industrielle
- l'effervescence socialiste

=> déclin du goût pour l'art, et même du besoin de l'art, de l'aspiration à l'art. Eclosion d'une humanité auto-suffisante, ne cherchant rien d'autre que la raison et le confort.

Deux problèmes peut-être pas antagonistes, mais en sens inverse:
- Lutter contre le "dégoût" de vivre de Schopenhauer, contre le déclin du Vouloir vivre, contre l'ascétisme. Réhabiliter la joie, la puissance de l'instinct de vivre.
- Lutter contre la satisfaction béate et matérialiste apportée par la science et la raison, qui se contentent d'elles-mêmes en oubliant toute aspiration métaphysique. Démontrer la nécessité de l'art.

Ou encore : Socrate a détruit le mythe en accordant toute la place à la raison, l'homme a quitté l'éternité métaphysique pour entrer dans l'histoire et vivre au présent.
Ou encore : comment accepter/supporter de vivre dans un monde où la raison triomphante n'apporte pas d'explication ni de solution à la douleur de nos vies?

Une même solution : réhabiliter le mythe, retrouver le souffle de Dionysos dompté dans le formalisme d'Apollon.



Nietzsche relève les deux façons habituelles de présenter les effets de la tragédie (chapitres 22 et 23) :
- soit la purge des passions, la catharsis d'Aristote, qu'il nomme "pathologique" (pathologische Entladung, die Katharsis des Aristoteles)
- soit le raffermissement de la bonne conscience morale, confortée par le destin des héros sacrifiés.

Nietzsche admet que ce sont effectivement les effets de la tragédie sur la plupart des gens.
Il se présente donc comme le porte-parole d'une troisième catégorie non discernée à ce jour, et pourtant selon lui la seule héritière véritable des spectateurs grecs de l'Antiquité: ceux qui ressentent une intense joie esthétique devant le spectacle de la tragédie.
Cette intense joie se joue dans un espace intemporel et éternel, un espace métaphysique qui permet d'échapper au temps, donc à l'histoire.

Nietzsche s'interroge ensuite sur la fascination que nous éprouvons à contempler le destin de héros malheureux:

Mais d'où provient alors cette impulsion, en soi énigmatique, qui fait que le malheur dans la destinée du héros, les victoires douloureuses, la sagesse de Silène, ou, exprimé esthétiquement, l'horrible et le monstrueux, soient représentés avec une telle prédilection[1], toujours de nouveau, sous d'innombrables aspects, et juste à l'époque la plus juvénile et la plus exubérante de la vie d'un peuple, si de tout ce spectacle même ne résulte pas une joie plus haute?
[...] Mais que transfigure [l'art] en exposant à nos yeux le monde phénoménal sous l'image du héros malheureux? Rien moins que la «réalité» de ce monde phénoménal, puisqu'il nous dit justement: «Voyez! Regardez bien! Voilà votre vie! Voilà l'aiguille qui marque les heures à l'horloge de votre existence!»
Nietzsche, La naissance de la tragédie, p.171, chapitre 24 - Classique de poche, dépôt légal 2005)

Ainsi, Nietzsche voit dans le spectacle du malheur du héros la source de la joie — esthétique — la plus haute.
J'aurais pour ma part une interprétation divergente: ce n'est pas de la joie que nous éprouverions devant les épreuves du héros, mais de la compassion, de l'apaisement et de la consolation, une sorte de reconnaissance, dans les deux sens du terme.
En effet, l'histoire du héros échappe souvent à la morale, en ce qu'il n'est à l'origine coupable de rien[2], mais l'enjeu d'un pari entre dieux, ou d'une rivalité, ou de jalousie, ou d'une prédiction, etc. Pauvre humain placé devant des choix qu'il n'a pas réellement suscités mais qui lui sont imposés par des "raisons" (politiques ou divines) externes, sa seule grandeur est de ne pas se plaindre, de ne pas abandonner, mais d'essayer de vivre jusqu'au bout de la façon la plus digne et la plus humaine — par opposition à bestiale — possible.
Ce qui caractérise le héros de tragédie grecque, c'est sa dignité dans le malheur incompréhensible.

En cela, le héros de tragédie est un modèle. A la question que nous nous posons parfois, «Pourquoi moi?» («Pourquoi lui, pourquoi cela?»), la réponse est «Qu'importe! Faisons face de notre mieux.»

Avant de procurer une joie esthétique inégalée, comme le pensait Nietzsche, la tragédie grecque était peut-être source de courage de vivre.

Notes

[1] C'est moi qui souligne.

[2] Par exemple, Œdipe est innocent quand il est abandonné bébé dans la forêt par ses parents.

vendredi 14 août 2009

Cosmas ou La Montagne du Nord, d'Arno Schmidt

«Il faut lire Arno Schmidt!», Michel et Elisabeth avaient été catégoriques. Et d'évoquer un auteur «qui a vraiment inventé un style», écrivant directement à partir des impressions («au bout de quelques pages on s'habitue», sic), usant d'un humour ravageur.

J'ai donc choisi un livre à la bibliothèque, je ne sais plus trop sur quels critères : un pas trop gros, un jamais lu (pour lui faire voir le monde, qu'il sorte des rayons), un qui date des œuvres anciennes de l'auteur, par souci de chronologie.

C'est effectivement un style. Si je n'avais pas été prévenue, j'aurais peut-être refermé le livre, ce qui aurait été dommage, car la difficulté du texte, autant par sa forme par son fond, s'accompagne d'une grande vivacité et d'une grande transparence: la syntaxe et le vocabulaire inhabituels ne gênent pas la compréhension.
Le livre est composé de courts paragraphes séparés par de simples retours à la ligne. Le point de vue se déduit du texte: qui parle, de quoi, n'est pas dit, ou indiqué entre parenthèse à la fin du paragraphe. Tout est à deviner.
Le vocabulaire est compliqué, si compliqué que l'auteur fournit un glossaire pour expliquer un certain nombre de termes latins qu'il utilise sans explication au cours du texte.

Il faut dire aussi que le contexte n'est pas ordinaire : l'an 541 après J-C. au nord de Byzance, en Thrace.
Pour le reste, la quatrième de couverture nous en dit presque trop.
Deux jeunes gens d'éducation opposée, un garçon et une fille, visitent ensemble maison, exploitation agricole, ville, et c'est à qui étonnera l'autre: «Sais-tu ce que c'est, connais-tu cela?» sont les questions récurrentes entre eux, mais aussi la question malicieuse de l'auteur au lecteur.

Exemple d'énigme :

«Tu ne connais pas non plus? — Vous ne savez vraiment pas grand chose!» (médisante); mais j'étais trop absorbé par la petite caisse capitonnée dans laquelle reposaient ces nouveaux animaux, 3 grands et 3 tout petits. «Non, ceux-là ne grandiront plus!» Elle sortit l'un d'eux, ramassa ses petites pattes dans son bras, lui flatta la fourrure (et un ronflement singulier vint du dedans de la bête, cependant qu'elle réduisait à une fente ses yeux verts et ouvrait avec aise une petite patte: tiens donc: un éventail de griffes s'était déployé!).
«Et ils sont mieux que les belettes?» : «Beaucoup mieux!» répliqua-t-elle en appuyant sur les mots, [...]
Arno Schmidt, Cosmas ou la Montagne du Nord, p.31

L'auteur dresse le panorama géographique, domestique et économique du lieu et de l'époque, sur fond d'intolérance religieuse. Nous assistons aux découvertes, à l'arpentage du monde et, inséparable de son arpentage, à son interprétation.

Le fond du livre est bien plus virulent qu'il n'y paraît: il s'agit de dénoncer l'obscurantisme exigé par la foi catholique en plaidant pour une science libre de ses observations et de ses conclusions:

«Celui qui aime la vérité, hait forcément Dieu — la réciproque, bien entendu, vaut aussi. / Pour des messieurs de cet acabit les éléments déterminants sont tout autres: par exemple ce que le "sagace" Augustin, le "grand" Cosmas ou même "Jésus en personne" ont dit — de Ptolémée ils en savent à peu près autant, qu'on dirait qu'il a vécu 100 ans après eux! / Quand j'ai la mathématique pour moi, je laisse volontiers à mon adversaire l'Eglise, les Pères et les deux Testaments! Oui: même tous les apocryphes et antilegomena, y compris Nicodème et le Pasteur d'Hermas! / La prière agit sur celui qui prie et non pas sur Dieu. Chacun s'injecte ce dont il a besoin. / Quand est-ce que cela s'améliorera?!: quand tout le monde sera obligé d'aller à l'école jusqu'à l'âge de 20 ans et qu'on aura supprimé les cours de religion! / — Pour mon imagination il n'y a rien de plus excitant que les nombres, les dates, les nomenclatures, les staistiques, les registres de lieux, les cartes.» Ibid, p. 78

Il faut dire que la pensée libre d'Arno Schmidt lui a valu bien des déboires. Ainsi, nous apprend la postface de Jörg Drews, «En 1955, Schmidt faillit être cité en justice pour blasphème et pornographie, sur plainte du «Volkswartbund» de Cologne, une ligue catholique de surveillance des mœurs, à propos de son récit Paysage lacustre avec Pocahontas. »

mercredi 12 août 2009

Taire

André Gide, Pierre Louÿs et Paul Valéry vont entretenir une longue amitié. En 1913, Valéry en décrit les mécanismes, et se montre lucide sur les «choses tues» qu'exigent la vigueur de leur amitié.

D'abord il y a les appartés : ce qui est évité par chacun avec le plus grand soin — car il y a de grands égards entre eux, ils se savent susceptibles, dangereux à piquer, hérissés de palpes extrêmement sensibles dont toutes ne sont pas connues, repérées, reportées sur leur cartes. Ainsi, des opinions ailleurs farouches sont pâlies dans la réunion. Il est entendu qu'on s'admire, qu'on s'aime, et il y a du vrai, mais le vrai n'est pas aussi grand que le réel.
L'ensemble des choses tues est capital.

Paul Valéry in Cahier «M13» coté n.a.fr. 19264, ed. JR, II, pp.1316-7, cité dans Correspondances à trois voix, p.7

jeudi 6 août 2009

On ne peut jamais compter sur personne.

Maistre s'est moqué de l'affirmation de Rousseau que l'état de société commençante «était le meilleur à l'homme» et que celui-ci n'en est sorti «que par quelques funestes hasard qui pour l'utilité commune eût dû ne jamais arriver» [1] : «en sorte que voilà une être intelligent qui était fait (par Dieu apparemment) pour la vie des sauvages et qu'un funeste hasard a précipité dans la civilisation (malgré Dieu apparemment). Ce funeste hasard aurait bien dû ne pas arriver, ou Dieu aurait bien dû s'y opposer; mais personne ne fait son devoir» [2].

Jean-Yves Pranchère, L'autorité contre les Lumières, p.257



Mais personne ne fait son devoir.

A ajouter à mes citations favorites, ces citations qui n'en ont pas l'air et dont le plaisir vient de la connaissance du contexte initial.

Notes

[1] Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine des inégalités, in Œuvres complètes III, Gallimard Pléiade, 1964, p.171

[2] De l'Etat de Nature, p.65, (1795; éd. posthume, 1870), édité par J. L. Darcel, Revue des études maistriennes, 2/1976 (édition in Œuvres complètes VII p.518, sous le titre Examen d'un écrit de Jean-Jacques Rousseau, Vitte, Lyon, 1884-1886, reprint Olms, Hildesheim, 1984).

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