Véhesse

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mercredi 30 septembre 2009

Ce qui manque à Hugo, c'est l'indicible

Je continue à lire la correspondance Valéry-Louÿs. Ce matin je lis quelques lignes concernant Hugo.

Contexte: Pierre Louÿs est un grand amateur de Victor Hugo, hugophile et hugolâtre. Par deux fois Paul Valéry va lui donner son avis, tout en ayant peur de provoquer son ire...

1013. PAUL VALERY À PIERRE LOUŸS
[C.P. Mercredi, 9 décembre 1914]
[...]
Quant à Victor Hugo, veux-tu mon sentiment? Je le prends à ma guise — je le décime et me le filtre. Vraiment, je n'oserais te présenter un Hugo selected by me. Tu me traiterais à la Boche, étant infiniment dangereux quand tu tiens ton Hugo à la main: tu en extrais des millions d'irréfutables beautés; et quand on y retourne tout seul, on les retrouve jamais.
Je te soupçonne d'avoir fabriqué tout ce qu'il y a de bien dans Hugo. Tout au moins, tu y en remets!
Ceci dit, je prétends que j'admire en lui l'étonnant «réaliste» qu'il est.
Cet homme passe pour un lyrique! Et le lyrisme est celui de ses faibles qu'il croyait son fort. Erreur fréquente et grave. Quand je pressens ses tonnerres de Jéhovah, ses infinis à douze dimensions, ses soleils noirs... et quand je vois venir les apostrophes, l'anthème, les définitions toquées, les dégueulades trop longues, trop riches, trop ironiques, trop bonnes, trop violentes, ce trop me fait rire.
[...]
Hugo était un homme extraordinairement fin et intelligent, malgré qu'on en ait dit et en dépis de ses propres efforts. Il était fait pour percevoir et dire, avec la plus grande netteté et puissance, tout ce qui est.
Malheureusement, il était jaloux de Nabuchodonosor et de Lamartine, Napoléon l'embêtait, Garibaldi l'intoxiquait d'envie.
Cet empoisonnement l'a fait enfler comme un ballon.[...]
[...] Mais comment un individu de cette taille a-t-il pu croire au démesuré, et comment cet artiste a-t-il pensé qu'on fait du grand avec du grand? [...]
En vérité, l'immense m'embête — l'immense qui se donne pour tel et qui bâille entre deux adjectifs. Je songe parfois que ma tasse de café où s'évanouit un morceau de sucre est plus digne de réflexion que le déluge, même du temps qu'il était universel...
Maintenant j'ai envie d'écrire l'apologie d'Hugo, ceci posé.
[...]

La lettre se termine, Louÿs répond, Valéry reprend :

1015. PAUL VALERY À PIERRE LOUŸS
[Lundi] 28 déc[embre 19]14
[...]
Revenant à Hugo, je le trouve plus expressionnaire que visionnaire.
[...]
L'état réel du visionnaire pur-sang est de ne pas trouver de mots, pas de formes verbales. C'est ce qui n'est jamais arrivé à hugo. Sa vision n'a jamais franchi les cadres du dictionnaire, ni les contours des objets reconnus par l'Etat.
C'est pourquoi, si tu consultes sa descendance, tu vois qu'il n'a engendré qu'une rhétorique. Pas un mode de sentir, pas un mode de voir, mais un mode de parler, de rythmer, de rimer.
Il est d'une toute autre abondance que Baudelaire, et pourtant c'est Baudelaire qui a fait des petits.
Je crains qu'Hugo n'ait été vicié par le théâtre, par la politique, par tout ce qui exige rigoureusement la vision vulgaire, c'est-à-dire l'observance de conditions moyennes.
Il a toujours fait de la grandeur et des effets qui pussent convenir à une moyenne d'auditeurs. Rien n'est plus contraire à la vision du visionnaire qui constitue, par définition, un écart. [...]

Correspondances à trois voix : Gide, Louÿs, Valéry

lundi 28 septembre 2009

Eviradnus

L'empereur d'Allemagne et le roi de Pologne, déguisés en troubadours, ont drogué la reine Mahaut. Dans la grande salle à manger du château, ils se partagent aux dés la marquise et le marquisat. Ladislas gagne la fille et décide de la tuer en la jetant dans de profondes oubliettes dont la trappe s'ouvre au milieu de la salle.
Survient le vieil Eviradnus. Il tue à mains nues Ladislas qui tentait de l'attaquer dans le dos. Sigismond profite de son inattention.

La massue

[...]

L’un meurt, mais l’autre s’est dressé.
Le preux, en délaçant sa cuirasse, a posé
Sur un banc son épée, et Sigismond l’a prise.

Le jeune homme effrayant rit de la barbe grise ;
L’épée au poing, joyeux, assassin rayonnant,
Croisant les bras, il crie : « À mon tour maintenant ! »
Et les noirs chevaliers, juges de cette lice,
Peuvent voir, à deux pas du fatal précipice,
Près de Mahaud, qui semble un corps inanimé,
Éviradnus sans arme et Sigismond armé.
Le gouffre attend. Il faut que l’un des deux y tombe.

« Voyons un peu sur qui va se fermer la tombe,
Dit Sigismond. C’est toi le mort ! c’est toi le chien ! »

Le moment est funèbre ; Éviradnus sent bien
Qu’avant qu’il ait choisi dans quelque armure un glaive,
Il aura dans les reins la pointe qui se lève ;
Que faire ? Tout à coup sur Ladislas gisant
Son œil tombe ; il sourit terrible, et, se baissant
De l’air d’un lion pris qui trouve son issue :
« Hé ! dit-il, je n’ai pas besoin d’autre massue ! »
Et, prenant aux talons le cadavre du roi,
Il marche à l’empereur, qui chancelle d’effroi ;
Il brandit le roi mort comme une arme, il en joue,
Il tient dans ses deux poings les deux pieds, et secoue
Au-dessus de sa tête, en murmurant : Tout beau !
Cette espèce de fronde horrible du tombeau,
Dont le corps est la corde et la tête la pierre.
Le cadavre éperdu se renverse en arrière,
Et les bras disloqués font des gestes hideux.

Lui, crie : « Arrangez-vous, princes, entre vous deux.
Si l’enfer s’éteignait, dans l’ombre universelle,
On le rallumerait, certe, avec l’étincelle
Qu’on peut tirer d’un roi heurtant un empereur. »

Sigismond, sous ce mort qui plane, ivre d’horreur,
Recule, sans la voir, vers la lugubre trappe ;
Soudain le mort s’abat et le cadavre frappe… —
Éviradnus est seul. Et l’on entend le bruit
De deux spectres tombant ensemble dans la nuit.
Le preux se courbe au seuil du puits, son œil y plonge,
Et, calme, il dit tout bas, comme parlant en songe :
« C’est bien ! disparaissez, le tigre et le chacal ! »

Victor Hugo, La Légende des siècles

C'est par ces vers qu'à treize ans je découvris la Légende des siècles dans un livre de grammaire.

J'aime beaucoup ce texte, par sa vivacité, ses dialogues, son action; c'est une véritable scène de théâtre ou même de cinéma, on imagine bien Bruce Willis jouer Eviradnus.
Un moment je me suis même demandé si Victor Hugo ne se moquait pas de nous, si l'aspect si délibérément "Alexandre Dumas" n'était pas un peu farce.
Finalement non, sans doute pas.
Cependant, ce doute teinte ce texte de vulgarité. La noblesse de la scène (la vieillesse valeureuse défendant la vertu royale contre des scélérats l'attaquant par traitrise) est desservie par sa peinture granguignolesque; ce qui cause notre plaisir, notre envie de rire et notre effroi ("sous ce mort qui plane, ivre d'horreur...") est aussi ce qui nous empêche d'être véritablement touchés.
Victor Hugo en était-il conscient?

mardi 22 septembre 2009

Autour de S/Z, le rêve de Barthes

Finalement, la grande réussite de Compagnon cette année aura été de me donner envie de lire Barthes. Son émotion si visible, son deuil jamais terminé, lié au récit de Patrick Mauriès, m'ont rendu curieuse d'un homme qui laissait derrière lui tant de regrets.

Je lis S/Z. Il me semble que si Barthes n'a jamais été romancier, c'est qu'il est essentiellement poète, et que c'est peut-être cette vérité tue qui m'en a rendu si longtemps l'abord difficile: là où j'attendais une analyse rationnelle, je trouvais une interprétation subjective, "imaginaire".
J'appelle ainsi le déploiement d'un lexique et d'une syntaxe qui prend son autonomie et devient ode à l'écriture, au fait même que l'on écrive, que l'on puisse écrire, à la joie d'une langue avec laquelle on puisse jouer.
Exemple:

la lune [...] est la chaleur réduite à son état de manque.
Roland Barthes, S/Z, points Seuil, p.27

Cette phrase n'a pas de sens premier. Sa dénotation est in-sensée. Si l'on veut lire Barthes au sens littéral, comme critique (analyste) purement technique des textes, on ne peut ni le comprendre, ni le prendre au sérieux.
Ce que Barthes accomplit, c'est une poétisation du domaine critique, comme certains photographes auront rendu beau les friches industrielles.

Certains professeurs, savants, critiques, nous font nous exclamer: «c'est tout à fait ce que je pensais sans savoir le dire», et nous nous reconnaissons à travers eux — nous les aimons pour cela.
D'autres nous rendent songeurs: «je n'y aurais jamais pensé», et ils nous font découvrir l'étrangeté du monde, ils nous dépaysent, ils transforment le monde en élargissant le champ des possibles.

Barthes est résolument de ce côté-là.
La technique qu'il utilise dans S/Z nous est présentée comme une méthode (découper le texte en lexies, définir la voix qui parle dans chaque lexie parmi les cinq voix possibles (l'Empirie, la Personne, la Science, la Vérité, le Symbole (p.24-25)), analyser les codes, détisser le tissu du texte), mais ce n'en est pas une. En effet, elle n'est pas reproductible, ce n'est pas une méthode qu'on puisse acquérir. Elle ne tient qu'au génie de Barthes, c'est la création d'un second texte acquérant son autonomie, semblant voler au-dessus du texte blazacien, non pas le "survoler" — ce qui reviendrait à ne pas le lire ou mal le lire—, mais en émaner, comme la vapeur monte de la terre à certaines heures du jour.

Représentatif de ce phénomène est la valeur donnée aux figures du discours qui n'est plus une valeur logique (rapport des parties et du tout, oppositions, ressemblances, etc), mais une valeur de sens généralisée par Barthes, une valeur dont on ne sait si elle est propre à la figure ou propre à Barthes lisant la figure:

l'antithèse : figure de l'inexpiable. (p.30)
la catachrèse: le blanc du comparé (p.37)

Barthes rêve le texte, il y a bien sûr l'habituel désir de s'approprier le texte, mais également le désir inverse, celui de s'y fondre, d'y disparaître, d'être compris (inclus) pour comprendre: «pour le décider [comprendre ce que veut dire Balzac], il faudrait aller derrière le papier.» (p.154)
Il nous présente comme une vérité ce qui n'est qu'une interprétation, une interprétation sans autre fondement que son désir, ce que je serais tentée d'appeler "délire interprétatif", tant rien ne l'étaie — si ce n'est sa lecture, véritable rêve du texte :

SarraSine : conformément aux habitudes de l’onomastique française, on attendrait SarraZine : passant au patronyme du sujet, le Z est tombé dans quelque trappe. Or Z est la lettre de la mutilation : phonétiquement, Z est cinglant à la façon d’un fouet châtieur, d’un insecte érynnique ; graphiquement jeté par la main, en écharpe, à travers la blancheur égale de la page, parmi les rondeurs de l’alphabet (sic), comme un tranchant oblique et illégal, il coupe, il barre, il zèbre ; d’un point de vue balzacien, ce Z (qui est dans le nom de Balzac) est la lettre de la déviance (voir la nouvelle Z. Marcas); enfin, ici même, Z est la lettre inaugurale de la Zambinella, l'initiale de la castration, en sorte que par cette faute d'orthographe, installée au c»ur de son nom, au centre de son corps, Sarrasine reçoit le Z zambinellien selon sa véritable nature, qui est la blessure du manque. De plus, S et Z sont dans un rapport d'inversion graphique: c'est la même lettre, vue de l'autre côté du miroir: Sarrasine contemple en Zambinella sa propre castration. Aussi la barre (/) qui oppose le S de SarraSine et le Z de Zambinella a-t-elle une fonction panique: c'est la barre de censure, la surface spéculaire, le mur de l'hallucination, le tranchant de l'antithèse, l'abstraction de la limite, l'oblicité du signifiant, l'index du paradigme, donc du sens.
Ibid. p.104



Je hasarderai trois remarques, à propos de l'idéologie, du silence sur l'homosexualité et la mise en abyme du texte.

1/ La glu du discours
Tout au long de cette lecture quarante ans plus tard, on ne peut qu'être frappé par la façon dont le texte de Barthes semble réféchir sur lui-même et utiliser ce qu'il expose.
Ainsi, s'agissant de l'extrait que je viens de citer, comment ne pas songer à la dénonciation de l'idéologie bourgeoise comme «une nappe étouffante d'idées reçues» (p.195), comment ne pas songer à l'importance qu'avaient pris Lacan et la psychanalyse dans ses années où écrivait Barthes, comment ne pas penser aujourd'hui, avec le recul, que Barthes était lui aussi pris dans la glu du discours contemporain?
Ainsi, nous comparerons ses spéculations sur la barre (/ ) avec celles de Pierssens dans La Tour de Babil, par exemple: là, il ne s'agit plus d'un miroir mais d'un chemin de traverse (il s'agit du f dans la signature de Wolfson): «Le f minuscule, en revanche, sous sa main, est toujours une simple barre, un long tranchant droit ou oblique qui, placé au milieu d'un nom, par exemple, le coupe comme un morceau de glace. Aussi Wolfson en viendra-t-il, comme un contrebandier, à repérer des pistes toujours ouvertes, des cols sur lesquels il pourra compter pour passer de l'autre côté, en territoire ami.» (p.91)
Pendant quelques années, ce type d'analyse a été à la mode, avant de passer de mode.

2/ L'allusion homosexuelle indicible
Pourquoi Barthes a choisit Sarrasine pour cette expérience de lecture?
L'explication la plus simple est sans doute que Sarrasine présente le récit comme une valeur d'échange: le texte a de la valeur, il permet d'acheter du plaisir, ou tout au moins une promesse de plaisir, nous dit Barthes (p.87, 201).
Cette promesse ne sera pas tenue, la parole étant contaminée par le manque de la castration: la castration est contagieuse, elle interrompt la circulation du sens, des copies, du désir:

La définition banale de la castrature («Toi qui ne peux donner la vie à rien») a donc une portée structurale, elle concerne non seulement la duplication esthétique des corps (la «copie» de l'art réaliste) mais aussi la force métonymique dans sa généralité: le crime ou le malheur fondamental («Monstre!»), c'est en effet d'interrompre la circulation des copies (esthétiques ou biologiques), c'est de troubler la perméabilité réglée des sens, leur enchaînement, qui est classement et répétition, comme la langue. Ibid. p.191

Interrompre la copie: Barthes ne semble pas s'apercevoir qu'il pourrait en dire tout autant de l'homosexualité et que l'horreur de Sarrazine tient peut-être moins au fait de s'apercevoir qu'il a désiré un castrat qu'au fait qu'il a désiré un homme.
Est-ce silence volontaire de la part de Barthes ou refoulement? (et peut-être est-ce pour cela que Barthes s'empresse de nous rassurer sur Béatrice de Rochefide: le désir est récupérable).

3/ la mise en abyme du texte critique
La dernière phrase de Sarrasine est «Et la marquise resta pensive.»
Le texte classique, nous dit Barthes, se caractérise par la "pensivité": «Comme la marquise, le texte classique est pensif» (p.204)
Mais que dire alors de S/Z, qui se termine ainsi:

A quoi pensez-vous? a-t-on envie de demander, sur son invite discrète, au texte classique, mais plus retors que tous ceux qui croient s'en tirer en répondant: à rien, le texte ne répond pas, donnant au sens sa dernière clôture: la suspension.

Et S/Z devient à son tour pensif.

mercredi 16 septembre 2009

Mémoires et littérature

Le dossier de rentrée d' Acta fabula porte sur le sujet de Mémoires et littérature, soit un étrange croisement entre le premier thème choisi par Compagnon au Collège de France ((Proust et la Mémoire de la littérature) et celui de l'année dernière, Ecrire la vie.

Je remarque qu'à côté des cours proprement dits, les séminaires ont été également mis en ligne. Je recommande Jean Clair, Rancière, Jeannelle et Lanzmann, ne serait-ce que pour juger des différences d'appréciation entre sejan et moi-même (parfois, il m'a vraiment semblé que nous n'assistions pas aux mêmes cours; nous avons vu à l'œuvre en direct la subjectivité de l'auditeur : fascinant).


J'ajoute, pour les allergiques aux fils RSS, le twitter de Fabula.

mardi 8 septembre 2009

Sagesse populaire

Le sot montre à tous le trou dans son tapis, le sage met le pied dessus.

vendredi 4 septembre 2009

Un pape chrétien

Dédié à quelques amis FB.

Mon attention fut, très simplement et sans équivoque, attirées sur elles [deux questions] par une femme de chambre romaine: «Madame, me dit-elle, ce pape [Jean XXIII] était un vrai chrétien. Comment est-ce possible? Comment peut-il se faire qu'un vrai chrétien aient pu s'asseoir sur le siège de saint Pierre? Ne fallait-il pas qu'il soit d'abord ordonné évêque, et archevêque et cardinal, avant d'être finalement élu pape? Quelqu'un a-t-il conscience de qui il était?» Eh bien, la réponse à la dernière de ces trois questions semble devoir être: «Non.»

[...] Bien sûr, l'Eglise avait prêché l' imitatio Christi pendant près de deux cents ans, et nul ne sait combien de curés de paroisse, combien de moine, obscurs au travers des siècles, ont pu dire comme le jeune Roncalli: «Lors ceci est mon modèle: Jésus-Christ» — tout en sachant parfaitement bien, même à dix-huit ans, que «ressembler au bon Jésus» signifiait être «traité de fou»: «On dit et l'on croit que je suis un naïf. Je le suis peut-être, mais mon amour-propre ne voudrait pas le croire. Et c'est là l'intérêt du jeu.» Mais l'Eglise est une institution, et surtout depuis la Contre-Réforme, plus soucieuse du maintien du dogme que de la simplicité de la foi, elle n'ouvrait pas la carrière ecclésiastique aux hommes qui avaient pris à la lettre l'invitation: «Suis-moi.» Non qu'elle eût consciemment craint les éléments clairement anarchiques d'un genre de vie purement et authentiquement chrétien; elle aurait simplement pensé que «souffrir et être méprisé pour le Christ et avec le Christ» était de mauvaise politique. Et c'était là ce que Roncalli voulait avec passion et enthousiasme, citant les paroles de saint Jean de la Croix encore et toujours. [...]

La répugnance de l'Eglise à confier des charges élevées aux rares personnes dont l'unique ambition fut d'imiter Jésus de Nazareth n'est pas difficile à comprendre. Il put y avoir un temps où la hiérarchie ecclésiastique avait pour lignes directrices de sa pensée celles du Grand Inquisiteur de Dostoïevski et craignait que, selon les paroles de Luther, «le destin le plus permanent de la parole de dieu (soit) que pour son salut, le monde soit mis en rumeur. Car le sermon de Dieu vient pour changer et vivifier la terre entière aussi loin qu'il l'atteint.»
Mais de tels temps étaient depuis longtemps passés. Ils avaient oublié «l'humilité et la douceur (...), douceur qui n'a rien de la pusillaminité», comme Roncalli le nota une fois. C'est précisément ce qu'ils allaient découvrir: que l'humilité devant Dieu et la soumission devant les hommes ne sont pas la même chose; et si grande que fût l'hostilité, dans certains milieux ecclésiastiques, contre ce pape unique, cela parle en faveur de l'Eglise et de la hiérarchie qu'elle n'ait pas été plus grande, et que tant de hauts dignitaires, princes de l'Eglise, aient pu être vaincu par lui.

Hannah Arendt, Vies politiques, "Angelo Guiseppe Roncalli", collection Tel Gallimard, p.69-71



P.S. Notons pour mémoire que tout ce chapitre se développe autour de l'étude d'un paradoxe: comment Journal d'une âme, le livre de réflexions spirituelles de Monseigneur Roncalli, l'un des papes qui a marqué le XXe siècle, peut-il être aussi décevant et ennuyant? C'est que Monseigneur Roncalli n'avait rien d'extraordinaire, rien d'autre que sa volonté d'obéir à Dieu.

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