L'empereur d'Allemagne et le roi de Pologne, déguisés en troubadours, ont drogué la reine Mahaut. Dans la grande salle à manger du château, ils se partagent aux dés la marquise et le marquisat. Ladislas gagne la fille et décide de la tuer en la jetant dans de profondes oubliettes dont la trappe s'ouvre au milieu de la salle.
Survient le vieil Eviradnus. Il tue à mains nues Ladislas qui tentait de l'attaquer dans le dos. Sigismond profite de son inattention.

La massue

[...]

L’un meurt, mais l’autre s’est dressé.
Le preux, en délaçant sa cuirasse, a posé
Sur un banc son épée, et Sigismond l’a prise.

Le jeune homme effrayant rit de la barbe grise ;
L’épée au poing, joyeux, assassin rayonnant,
Croisant les bras, il crie : « À mon tour maintenant ! »
Et les noirs chevaliers, juges de cette lice,
Peuvent voir, à deux pas du fatal précipice,
Près de Mahaud, qui semble un corps inanimé,
Éviradnus sans arme et Sigismond armé.
Le gouffre attend. Il faut que l’un des deux y tombe.

« Voyons un peu sur qui va se fermer la tombe,
Dit Sigismond. C’est toi le mort ! c’est toi le chien ! »

Le moment est funèbre ; Éviradnus sent bien
Qu’avant qu’il ait choisi dans quelque armure un glaive,
Il aura dans les reins la pointe qui se lève ;
Que faire ? Tout à coup sur Ladislas gisant
Son œil tombe ; il sourit terrible, et, se baissant
De l’air d’un lion pris qui trouve son issue :
« Hé ! dit-il, je n’ai pas besoin d’autre massue ! »
Et, prenant aux talons le cadavre du roi,
Il marche à l’empereur, qui chancelle d’effroi ;
Il brandit le roi mort comme une arme, il en joue,
Il tient dans ses deux poings les deux pieds, et secoue
Au-dessus de sa tête, en murmurant : Tout beau !
Cette espèce de fronde horrible du tombeau,
Dont le corps est la corde et la tête la pierre.
Le cadavre éperdu se renverse en arrière,
Et les bras disloqués font des gestes hideux.

Lui, crie : « Arrangez-vous, princes, entre vous deux.
Si l’enfer s’éteignait, dans l’ombre universelle,
On le rallumerait, certe, avec l’étincelle
Qu’on peut tirer d’un roi heurtant un empereur. »

Sigismond, sous ce mort qui plane, ivre d’horreur,
Recule, sans la voir, vers la lugubre trappe ;
Soudain le mort s’abat et le cadavre frappe… —
Éviradnus est seul. Et l’on entend le bruit
De deux spectres tombant ensemble dans la nuit.
Le preux se courbe au seuil du puits, son œil y plonge,
Et, calme, il dit tout bas, comme parlant en songe :
« C’est bien ! disparaissez, le tigre et le chacal ! »

Victor Hugo, La Légende des siècles

C'est par ces vers qu'à treize ans je découvris la Légende des siècles dans un livre de grammaire.

J'aime beaucoup ce texte, par sa vivacité, ses dialogues, son action; c'est une véritable scène de théâtre ou même de cinéma, on imagine bien Bruce Willis jouer Eviradnus.
Un moment je me suis même demandé si Victor Hugo ne se moquait pas de nous, si l'aspect si délibérément "Alexandre Dumas" n'était pas un peu farce.
Finalement non, sans doute pas.
Cependant, ce doute teinte ce texte de vulgarité. La noblesse de la scène (la vieillesse valeureuse défendant la vertu royale contre des scélérats l'attaquant par traitrise) est desservie par sa peinture granguignolesque; ce qui cause notre plaisir, notre envie de rire et notre effroi ("sous ce mort qui plane, ivre d'horreur...") est aussi ce qui nous empêche d'être véritablement touchés.
Victor Hugo en était-il conscient?