Pierre Louÿs et Paul Valéry discutent de la prose.
Pour Louÿs, seul mérite le nom de prose une écriture travaillée, relevant pleinement de l'art d'écrire.
Pour Valéry, tout est prose, de l'article de journal aux romans les plus renommés: dans la prose, le sens prime la forme. Trop de forme tue la prose, et le sens, et l'intérêt:
Tœdium genuit Flaubert qui genuit Cladel qui genuit Tœdium1. Palingénésie.
Le succès de Flaubert tient en partie à cette idée monstrueuse et blasphématoire qui s'est dégagée de lui: qu'avec du travail, on fait quelque chose de rien et qu'avec des préceptes, on construit des monuments éternels, éternellement adorables.
Avec des mots bien arrangés, on fait un temple, une casquette, un massacre…! A l'époque antédiluvienne de Zola, des écrivains croyaient sincèrement faire une gare, un accouchement, une procession…
La prose de Flaubert fait songer à un malade qui vit de régime. Pour lui, manger est un problème, pisser un problème, dormir un autre problème. La somme de ces soins ne fait pas un être intellectuel désirable.
[…]
La vision de Flaubert est celle de son concierge. Traduit en peinture c'est Gérôme, Rochegrosse. Après tant d'efforts, nous voyons, mais ce que nous voyons, ce n'est pas un aspect inédit des choses, c'est ce qu'il croyait être la réalité, id est la vision moyenne des choses. Il fait voir enfin ce qui nous importe le moins.

Correspondances à trois voix, Gide-Louÿs-Valéry, p.1321
Et je comprends les deux, et je suis d'accord avec les deux. Et je comprends le désespoir de Louÿs, ne trouvant pas en Valéry l'assurance de la valeur de l'art auquel il a consacré sa vie, et je comprends la légère indifférence de Valéry, son léger dédain.

(Concernant Flaubert, entendons-nous bien: si je dis que je n'aime pas Flaubert, je veux simplement dire que devant choisir entre plusieurs romans à lire pour occuper un moment d'oisiveté, ce n'est jamais un roman de Flaubert que je prendrais. Lire Flaubert relève de l'effort, non du plaisir.
L'écouter (en cassette ou CD) est d'ailleurs beaucoup plus agréable: Flaubert a le génie du mouvement et des couleurs, la jupe d'Emma près du feu ou sa course laissent des souvenirs inoubliables. Cependant, la vulgarité d'Homais et la bêtise de Charles deviennent insupportables: Flaubert en fait trop.)

Je ne mets pas en cause la place et l'importance de Flaubert dans la littérature française.
Je me contente de les regretter.


complément le 11 décembre 2009
J'ajoute ce texte de Proust que j'aime beaucoup, qui défend Flaubert: «Si j'écris tout cela pour la défense (au sens où Joachim du Bellay l'entend) de Flaubert, que je n'aime pas beaucoup, si je me sens privé de ne pas écrire sur bien d'autres que je préfère, c'est que j'ai l'impression que nous ne savons plus lire.»


1: «L'ennui a engendré Flaubert qui a engendré Claudel qui a engendré l'ennui.»