J'ai pris ce livre dans l'espoir d'y trouver d'identifier des sources des Eglogues — ce n'est pas le cas pour l'instant, mais ça peut encore venir puisque nous relisons ligne à ligne L'Amour l'Automne.
Autant certains livres lus pour ce genre de raison ont pu m'ennuyer (comme le Carus de Quignard ou le Tristan de Balestrini), autant celui-ci m'a plu. L'œil et la plume, Pesson a tout d'un grand diariste. Ou plutôt d'un peintre. Et l'oreille, bien sûr, transformant tout bruit en rythme ou en notes (la seule notation musicale du livre concerne les aboiements d'un chien.)

Vie et caractère de Pesson devinés à travers le livre: angoissé, insupportable en répétition à force de tension, toujours en retard, livrant les partitions au fur à mesure que les musiciens les déchiffrent… Souhaitant noter le silence, la naissance du son, le bruit infime. Journal traversé par la maladie, la mort, les morts, en arrière-plan et omniprésents. Voyages, paysages, sons. Rencontres, visites, bonté. Peu de jugements, peu de plaintes. Peines d'amour voilées. Méthode et difficultés du travail: une écriture mentale qui précède la notation, parfois des corrections qui commencent avant même que les notes aient été écrites une première fois.
Poètes. Tant de poètes dans ce livre. Emily Dickinson, Fourcade, Magrelli, Michaux, Pessoa, Alferi… Ecriture musicale sur des textes que Pesson écartèle, démembre. Difficulté (impossibilité) de trouver des écrivains contemporains qui le supportent. (Pesson ne l'écrit pas mais le lecteur le déduit.)
Une notation me touche: le rapport au temps. Combien de mesures pour faire une seconde?

Que citer? Ce journal est si bien ramassé que tout est citable (c'est peut-être son défaut: cette impression qu'il a été écrit pour être publié. Pas de scorie. Cabotinage? Non, pourtant. Concentration.) Je ne choisis que des passages concernant la musique, alors que cela ne doit représenter qu'un quart du livre.
Jamais autant réécrit, surécrit puis désécrit de la musique comme les mesures 52 à 60 de ''Respirez ne respirez plus''. Plus de cinq jours de travail pour neuf secondes, au surplus presque inaudibles si elles sonnent comme je l'espère.
Gérard Pesson, Cran d'arrêt du beau temps, p.121

Avant un concert de l'ensemble Fa, le directeur du théâtre d'Arras a programmé un débat sur la musique contemporaine. Or, il n'y vient personne d'autre que les protagonistes de la rencontre, Jean-Marc Singier et moi. Et c'est donc par une fin d'après-midi ensoleillé, dans le petit fumoir XVIIIe, que nous nous posons la question qui ne semble pas encore agiter le Nord-Pas-de-Calais: "Quelle musique pour le XXIe siècle?"
Ibid., p.142 (Quelques recherches plus tard, je me rends compte que Camus a cité le même passage, p.311 de Corée l'absente.)

Répétitions des études pour orgue. C'est un miracle qu'en si peu de temps, et dans des conditions aussi si aventureuses, on ait pu arriver à ce résultat presque satisfaisant (sauf que la ''Fanfare'' est beaucoup trop courte). Jean-Christophe Revel a eu bien du cran d'imposer à sa société des amis de l'orgue d'Auch, non seulement le principe d'une commande à un compositeur encore vivant, mais ma musique dont il savait qu'elle ne produirait rien qui leur permette de considérer qu'ils en avaient eu pour leur argent, au moins du simple point de vue du rendement pneumatique.
>Le corps au travail (l'organiste) est masqué, et donc, une fois encore, personne n'a vu venir la première pièce, dite ''La discrète''. Le passage, insensible d'ailleurs, de l'attention relâchée, pendant la pause, au désir malhabile d'écouter ce qu'on n'entend pas encore est très beau à observer. On y voit bien, par des gestes mal contenus, par un effort du corps entier, ce que peut être le spasme de l'écoute.
Ibid., p.307-308
J'ai rouvert Corée l'absente pour m'apercevoir que Camus avait été enthousiasmé par le journal de Pesson. (Mon souvenir était vague). J'ai retrouvé ainsi la notation qui disait que Jean Puyaubert ne voulait pas paraître dans l'index des journaux (je ne savais plus où je l'avais lue): ainsi c'était par le journal de Pesson que je l'avais appris (chose étrange, cette entrée du journal pessonien a échappé à ma lecture, justement celle-là. Sérendipité inversée, noir.)
Gérard Pesson évoque Jean Puyaubert, le 12 novembre 1991:
«Camus m'apprend la mort du bon docteur Puyaubert — le Jean de son journal (jamais cité dans l'index à sa demande expresse). Je me souviens de dîners à la Rotonde et à la Coupole où il tenait table ouverte. Tout dans sa conversation, sa réserve courtoise, son esprit plein de fantaisie, de saillies imprévues, sa distinction si naturelle dans le parler faisait de lui le témoin et le modèle parfait d'un état de civilisation disparu. J'avais été très impressionné qu'il se souvienne d'Erik Satie, frappé par son souvenir têtu de cette petite phrase dite par Raymond Queneau, je crois, en sortant d'un ballet à l'Opéra: "Ils ont bien dansé la gigue." Il parlait en vous regardant pendant qu'il versait obligeamment l'eau gazeuse à côté de votre verre. Il avait collectionné très tôt, par passion, la peinture d'André Masson. Sa maison de la rue Campagne-Première, toute en hauteur, et véritable moulin où ses jeunes amis se donnaient rendez-vous, regorgeait de tableaux.»

Pesson rend à Puyaubert, et presque littéralement, les bons sentiments qu'il lui portait, car je crois bien que c'est de lui que Jean disait, justement après un dîner:
«Ce garçon, c'est la civilisation…»

Cran d'arrêt du beau temps cité par Renaud Camus dans Corée l'absente p.295
(Ceci pour le plaisir de l'entreglose, évidemment).
Je suis heureuse de trouver cette citation bienveillante chez Camus, car je suis souvent agacée par la façon dont il ne semble pas comprendre qu'on remanie ses paroles pour en faire quelque chose de plus présentable à l'écrit. Ainsi, Pesson fait un résumé favorable d'une visite à Plieux et Camus proteste:
J'aurais mauvaise grâce à n'être pas satisfait du tableau. Seule minuscule objection à faire, la citation: je suis certain de n'avoir pas dit «vivons luxueusement», ce n'est pas un mot à moi. Peut-être ai-je risqué la plaisanterie éculée: «C'est déjà assez embêtant d'être pauvre, si en plus il fallait se priver…» mais de façon générale il faut bien constater que les propos rapportés, dans un journal (ne parlons même pas d'un journal!), sont inexacts. Et c'est certainement le cas, hélas, dans mon journal à moi, à moi qui n'ai pas l'oreille du compositeur Pesson.
Renaud Camus, Corée l'absente, p.287
Je ne comprends pas qu'un écrivain ne comprenne pas qu'on puisse transformer "embêtant", qui est du langage parlé, en "luxueusement", à l'écrit. Transposition et presque service. (Et toute personne qui raconte une histoire, ne serait-ce que sur un blog, sait qu'elle coupe et taille et simplifie les situations pour les rendre compréhensibles, et qu'elle met en forme les paroles de ses interlocuteurs, toujours plus relâchées dans la "vraie vie".)

Evidemment, ces "arrangements" ne sont plus de mise quand il s'agit de paroles à charge (puisque dans le paragraphe suivant Renaud Camus évoque Marc Weitzmann, niant avoir prononcé les paroles que Camus lui prêtaient): dans cette configuration tout devient extrêmement délicat. Mais ce n'est plus la même situation. Il est parfois difficile de comprendre (d'admettre: la compréhension refuse de s'imposer à la conscience) que Renaud Camus semble considérer que toutes les situations se valent, doivent être traitées selon les mêmes règles: ce serait à la rigueur exact du point de vue d'une justice appliquée mécaniquement, sans considération du contexte, mais n'est-ce pas exactement pour l'inverse qu'il plaide, dans Du sens par exemple, quand il définit la littérature comme l'art de la nuance, de l'écart? Ou serait-ce pour cela qu'il écrit, pour trouver un lieu où il puisse (s')autoriser cet écart, ce jeu, qu'il accepte si mal dans la vie quotidienne? (Mais le statut du journal? Vie quotidienne ou littérature?)

Je m'égare.

Relevé des pages de Gérad Pesson citant Camus: 30, 36, 39, 55, 61, 80-81, 113, 129, 308.
J'avais eu connaissance d'un livret d'opéra que Camus devait écrire pour Pesson. Je me demandais ce qu'il était advenu du projet (je suis loin d'avoir lu tous les journaux). Voici la réponse, qui laisse planer une ombre sur Théâtre ce soir:
Vu Renaud Camus pour lui présenter mes dernières recommandations avant qu'il finisse Pastorale. Il ne s'agit plus, dans son esprit, d'un livret, mais d'un livre dans son propre catalogue en liaison avec la thématique des Eglogues où je taillerai ce dont j'ai besoin (il m'avait dit il y a un an avec une certaine méfiance: "Au fond, vous cherchez un tailleur, pas un couturier"). Ce système a l'avantage de réintroduire, par défaut, une souplesse que ni ma tyrannie, ni ses réserves n'auraient permise et m'assure une assez grande liberté puisque l'Ur-version demeurerait intouchée par mes coupures que j'annonçais sauvages.
Cran d'arrêt du beau temps, p.39 - novembre 1991

Lettre à Renaud Camus, que je remettais d'écrire de semaine en semaine, lui disant que le livret auquel nous avons abouti par corrections et concessions successives, ne peut fonctionner, ni musicalement, ni scéniquement (mais c'est tout un). J'émets le souhait d'importantes modifications qu'il refusera sans doute, par lassitude, et il aura raison. Mais il m'avait prévenu en 89. Il m'avait parlé aussi du projet non réalisé avec Carmelo Bene. Dit qu'il n'était pas fait pour la scène.
Ibid., p.80-81 - septembre 1992
En 1991, frémissement du côté des Églogues. Qu'est devenu ce livret?
1993 : Il est possible d'entendre un mouvement du Gel par jeu ici, présenté par Renaud Camus.