Véhesse

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jeudi 29 avril 2010

Le temps qu'il fait

… à huit heures et quart, je vais chercher le Sud-Ouest au village; je dis à Mme C.: il fait beau, il fait gris, etc.; et puis je commence à travailler. À neuf heures et demie le facteur passe (il fait lourd ce matin, quelle belle journée, etc.), et, un peu plus tard, dans sa camionnette pleine de pains, la fille de la boulangère (elle a fait des études, il n'y a pas lieu de parler du temps); à dix heures et demie pile je me fais du café noir, je fume mon premier cigare de la journée.

Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, p.79

mercredi 28 avril 2010

L'avenir de la métaphore

Ce qui libère la métaphore, le symbole, l'emblème, de la manie poétique, ce qui en manifeste la puissance de subversion, c'est le saugrenu, cette «étourderie» que Fourier a su mettre dans ses exemples, au mépris de toute bienséance rhétorique (SFL, 97). L'avenir logique de la métaphore serait donc le gag.

Roland Barthes par Roland Barthes, p.78

lundi 19 avril 2010

Les états successifs de l'écriture

Tout le XIXe siècle a vu progresser ce phénomène dramatique de concrétion. Chez Chateaubriand, ce n'est encore qu'un faible dépôt, le poids léger d'une euphorie du langage, une sorte de narcissisme où l'écriture se sépare à peine de sa fonction instrumentale et ne fait que se regarder elle-même. Flaubert — pour ne marquer ici que les moments typiques de ce procès — a constitué définitivement la Littérature en objet, par l'avènement d'une valeur-travail : la forme est devenue le terme d'une «fabrication », comme une poterie ou un joyau (il faut lire que la fabrication en fut «signifiée», c'est-à-dire pour la première fois livrée comme spectacle et imposée). Mallarmé, enfin, a couronné cette construction de la Littérature-Objet, par l'acte ultime de toutes les objectivations, le meurtre : on sait que tout l'effort de Mallarmé a porté sur une destruction du langage, dont la Littérature ne serait en quelque sorte que le cadavre.

Partie d'un néant où la pensée semblait s'enlever heureusement sur le décor des mots, l'écriture a ainsi traversé tous les états d'une solidification progressive : d'abord objet d'un regard, puis d'un faire, et enfin d'un meurtre, elle atteint aujourd'hui un dernier avatar, l'absence: dans ces écritures neutres, appelées ici «le degré zéro de l'écriture», on peut facilement discerner le mouvement même d'une négation, et l'impuissance à l'accomplir dans une durée, comme si la Littérature, tendant depuis un siècle à transmuer sa surface dans une forme sans hérédité, ne trouvait plus de pureté que dans l'absence de tout signe, proposant enfin l'accomplissement de ce rêve orphéen : un écrivain sans Littérature.

Roland Barthes, préface au Degré zéro de l'écriture

jeudi 15 avril 2010

Le pluriel de l'écriture, rempart contre la bêtise

Aussi, la critique des références (des codes culturels) n'a jamais pu s'établir que par ruse, aux limites mêmes de la Pleine Littérature, là où il est possible (mais au prix de quelle acrobatie et de quelle incertitude) de critiquer le stéréotype (de le vomir) sans recourir à un nouveau stéréotype : celui de l'ironie. C'est peut-être ce qu'a fait Flaubert, notamment dans Bouvard et Pécuchet, où les deux copieurs de codes scolaires sont eux-mêmes "représentés" dans un statut incertain, l'auteur n'usant d'aucun métalangage à leur égard (ou d'un métalangage en sursis). Le code culturel a en fait la même position que la bêtise: comment épingler la bêtise sans se déclarer intelligent? Comment un code peut-il avoir barre sur un autre sans fermer abusivement le pluriel des codes? Seule l'écriture, en assumant le pluriel le plus vaste possible dans son travail même, peut s'opposer sans coup de force à l'impérialisme de chaque langage.

Roland Barthes, S/Z, p.195

Qui parle ?

L'écriture classique, elle, ne va pas si loin; elle s'essouffle vite, se ferme et signe très tôt son dernier code (par exemple, en affichant, comme ici, son ironie. Flaubert cependant (on l'a suggéré), en maniant une ironie frappée d'incertitude, opère un malaise salutaire de l'écriture: il n'arrête pas le jeu des codes (ou l'arrête mal), en sorte que (c'est là sans doute la preuve de l'écriture) on ne sait jamais s'il est responsable de ce qu'il écrit (s'il y a un sujet derrière son langage); car l'être de l'écriture (le sens du travail qui la constitue) est d'empêcher de jamais répondre à cette question: Qui parle?

Roland Barthes, S/Z, p.134

La morale perd pied

Les bas blancs bien tirés et à coins verts, les jupes courtes, les mules pointues et à talons hauts du règne de Louis XV ont peut-être un peu contribué à démoraliser l'Europe et le clergé.

Honoré de Balzac, Sarrasine, cité par Barthes dans S/Z, p.135

mercredi 14 avril 2010

Qui parle ?

Le thème dont je voudrais parler emprunte la formulation de Beckett: "Qu'importe qui parle, quelqu'un a dit qu'importe qui parle."

Michel Foucault, "Qu'est-ce qu'un auteur?" in Dits et écrits 1969

Naïvement

Pourtant, tout au long de ces textes, j'ai utilisé naïvement, c'est-à-dire sauvagement, des noms d'auteurs.

Michel Foucault, "Qu'est-ce qu'un auteur?" in Dits et écrits, 1969

lundi 12 avril 2010

French Lolita, une enquête d'Alain Chevrier

Je remercie très sincèrement Alain Chevrier de m'autoriser à reproduire ici un article qu'il m'envoya il y a quelques temps.






La première "Lolita" : Berlin ou Paris ?
La revue trisannuelle dirigée par Bernard-Henri Lévy, La Règle du Jeu, dans son n° 25 (mai 2004), publie une traduction par Laurent Dispot du récit de Heinz von Lichberg. Ce texte est annoncé par un chapeau très accrocheur du traducteur : "Coup de tonnerre le 19 mars 2004 : le journal quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung annonce à la Une la découverte par son collaborateur Michael Maar, alerté par un Monsieur Rainer Schelling, d'une autre Lolita que celle de Nabokov! Et qui l'a précédée de… quarante ans!" Suit un éloge du journal allemand et de son sérieux, par le philosophe-journaliste, qui s'exclame à la fin: "Quelle émotion que de voir apparaître soudain, imprimé pour la première fois au monde, au milieu de ce conte inconnu de 1916, le fabuleux "signifiant" qu'est devenu aujourd'hui Lolita — seize millions d'entrées sur Internet! Voici, en traduction française, le texte intégral de cette incroyable et fascinante découverte."

Le texte reproduit, "Lolita", porte effectivement ce titre, et le fameux signifiant apparaît dans la phrase: "Jusqu'à ce que, le deuxième jour, j'aperçoive Lolita".
Il s'agit d'une servante d'une auberge à Alicante, une blonde aux yeux sombres.
La première phrase de sa présentation peut attirer le lecteur: "Elle était très, très jeune, selon nos critères nordiques". Et l'on relève deux qualificatifs d'"enfants": "et j'éprouvai la mission impérieuse de prendre cette enfant dans mes bras, de la protéger contre un danger qu'elle voyait venir" et "elle encercla mon cou de ses bras d'enfants" (Nous suivons la traduction de Laurent Dispot, et n'avons pu consulter le texte allemand.)
Mais on s'aperçoit que la différence d'âge est minime : le narrateur, décrit comme "le professeur à l'air très juvénile", rapporte un voyage en Espagne (où les Lolita sont légion) 20 ans auparavant : il est "étudiant" et doit donc être lui-même jeune. Cette relation amoureuse est une relation d'adulte à adulte. Une fille en naît.
Le récit, où Hoffmann est évoqué dans le prologue, est un conte fantastique allemand typique, qui se passe à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe, avec un passage visionnaire, expressionniste, une allusion à une malédiction portée sur la famille de Lolita, où Lola, "la grand-mère de l'arrière-grand-mère de Lolita" a été étranglée "il y a cent ans" (?) par ses amants. Lolita meurt étranglée par ses deux amants, en laissant une fleur rougie de son sang — délicat symbole freudien — en guise de "mot d'adieu".
Après le texte, Laurent Dispot donne une étude, "Lolita, Une Première", où les rapprochements sont des plus hasardeux (moins la Graziella de Lamartine que la Lola Lola de l'Ange bleu de Heinrich Mann — dont le nom nous paraît dériver de Lola Montès), et il parle de "cette histoire de nymphette fatale séductrice d'un universitaire, et qui fait déjà se battre jusqu'à la mort deux hommes entre eux,…".
Il ne fait pas état des réticences et des arguments contraires qui ont été avancés au lendemain de la republication de ce conte, notamment par les spécialistes de Nabokov: la servante est jeune selon les standards "nordiques", mais elle est en âge de travailler. Le point important n'est pas la différence d'âge. Cette Lolita accouche d'une fille, mais n'en meurt pas.
Surtout, Nabokov, n'avait pas besoin de ce précédent: Lolita est un nom courant, en Espagne et en Amérique Latine. Nous ferons remarquer qu'on a plus de chance de tomber sur une petite fille ou sur une jeune fille quand l'héroïne s'appelle Lolita plutôt que quand elle s'appelle Lola…
Ce récit de 8 pages était la neuvième histoire d'un recueil de quinze contes portant le titre de Die verfluchte Gioconda. Grotesken. ("La maudite Joconde")1. Heinz von Lichberg était un auteur inconnu, mais depuis la découverte de son récit, on a appris que son vrai nom était Heinz von Eschwege. Né en 1890, il travaillait comme journaliste à Berlin dans les années où l'écrivain russe Nabokov-Sirine y vivait comme réfugié. Il écrivit aussi un roman, était nazi, devint lieutenant-colonel durant la guerre, et mourut en 1951.
Au cours de ce débat il a été signalé qu'il existait un texte français concernant une Lolita, et qu'il était activement recherché. (Nous avons perdu cette référence, qui doit se trouver dans un supplément littéraire d'un quotidien français ou dans un magazine littéraire français ou anglais).

Or nous avons retrouvé ce livre. C'est un roman intitulé "Lolita", dont l'auteur se nomme Henry Houssaye, et qui a été publié chez Jean Vigneau en 19452.
L'exemplaire broché que nous avons entre les mains est le n° 5 des douze exemplaires tirés sur papier de Rives. Il comporte 222 pages. Les feuillets en cahiers inégaux ne sont pas rognés. L'achevé d'imprimer, par Chantenay imprimeur à Paris, est du 10 août 1945. Le dépôt légal est du 3e trimestre 1945.
Le titre "Lolita" se détache en noir sur une couverture blanche. Cette couverture s'orne d'un cadre formé par des bandes de six filets rouges, et de l'emblème de l'éditeur : une tête de bélier surmontant une grappe de raisin.
Jean Vigneau, qui avait été administrateur chez Grasset, était éditeur à Marseille depuis 1941, et s'était installé 70 bis, rue d'Amsterdam. Il a notamment publié Les Nouvelles Chevaleries de Montherlant en 1942. Le roman de Roger Peyrefitte, Les Amitiés particulières paru en 1944, obtint le Prix Renaudot en 1945.
Le catalogue de la Bibliothèque Nationale de France montre qu'elle possède un exemplaire de ce roman, ainsi que d'un roman antérieur, Laurence (1944), paru chez le même éditeur, et de Printemps, une comédie en 3 actes (Paris, Studio 45, 14 février 1945). Nous n'avons pas pu trouver pour l'instant de renseignements biographiques sur Henry Houssaye, qui fait peut-être partie d'une dynastie littéraire inaugurée par Arsène Houssaye.
Ce roman n'est pas disponible actuellement sur internet, et le nom de son auteur n'y éveille aucun écho. À ce propos, les "seize millions d'entrées" exaltés par le journaliste correspondent essentiellement à des messages pornographiques en réponse aux mot-clés "LOLITA" ou "LOLITAS", et ne sont donc ni une preuve de l'excellence du roman de Nabokov, ni de l'amour pour la littérature qu'éprouveraient des millions de personnes (du sexe masculin)!
Le "Lolita" du romancier français est un roman psychologique et de mœurs qui décrit avec complaisance la vie désenchantée d'une certaine bohème de luxe à Paris avant guerre, sur un ton cynique à la Montherlant. Il ne relève pas de la littérature érotique ou grivoise.
Ce roman est curieusement composé de deux parties. La première se conclut dramatiquement par le suicide du personnage principal. La seconde se termine non moins dramatiquement par l'emprisonnement pour meurtre d'Armand Clérys, qui prend le relais du rôle principal. C'est un artiste peintre. Comme il est le fils d'un riche avocat, il peut mener une vie de loisirs, de mondanités et de débauches.
Le personnage éponyme n'apparaît, encore plus curieusement, qu'au chapitre II de la seconde partie, à la page 157, soit aux deux tiers du livre!
Voici la scène de la rencontre, qui a lieu un dimanche 11 avril :
Ce dimanche soir, vers six heures, il aperçut, comme il traversait le parc Monceau — le Parc-aux-Belles, ainsi qu'il le surnommait — une jeune fille jeune et foncée, une enfant des îles, tant son teint paraissait brûlé, tant ses yeux recélaient de ténèbres. — Approche, fit-il de loin à un petit garçon tout blond qui jouait dans le sable. L'enfant s'avança : "Va dire à la fille noire, oui, celle-là, là-bas, va lui dire que je l'aime bien." Plus tard il se rappellera cette étrange séduction, cet enfant mâle jeté à l'enfant femelle.
Le petit garçon assez effrontément à la jeune fille :

— Mademoiselle, il y a un monsieur là-bas…
— Pardon ?
— Il dit qu'il vous… aime bien.
Elle était debout contre les fils de fer. L'étang reflétait sa silhouette de divinité coloniale, immobile entre deux ruines de colonnades antiques. Un chat sur le banc proche tendit vers elle sa patte. Elle lui tendit un doigt. Et bientôt, on ne sut plus, de ces deux créatures, laquelle caressait l'autre. trois canards glissèrent par là-dessus.
— Comment te nomme-t-on ? fit Armand tout près.
— Lolita.
— Je n'ai encore jamais connu de Lolita. Viens. (p.157-158)
Telle est la première occurrence de ce "signifiant" en langue française. Et voici la description physique de cette "Lolita" :
Elle se laissa emmener. En chemin, il ne lui parla guère. Il interrogeait peu ses conquêtes. "Je ne demande aux femmes que l'indifférence." Elle l'accompagna sans trop d'étonnement. Il admira, se laissant légèrement distancer — s'empourprait aux joues rondes comme des ballons, aux pommettes qui saillaient. Les cheveux touffus, véritable forêt de boucles, tressaillaient imperceptiblement à chaque pas, comme si la jeune inconnue portait en équilibre sur la tête des grappes de raisin noir. Tout en elle respirait calme, innocence et fierté. "Comme c'est facile!" songea-t-il en montant l'escalier derrière ses formes magnifiques. (p.158-159)
Cette Lolita est donc une fille de couleur. Elle sera décrite plus loin comme une "statuette de bronze" (p.174). Elle est née à Singapour et vient du Caire où son beau-père était Consul de France. Sa mère est américaine, comme son père, un américain de la Havane, correspondant de presse à Singapour, devenu toxicomane et fou, et qui a disparu (p.200).
Elle a seize ans, comme l'écrit le séducteur dans le "dossier" où il consigne la liste de ses conquêtes en prévoyant de la laisser tomber comme les précédentes (p.59).
Il a trente ans (p.198), ce qui pose problème: "Reste la différence d'âge. Presque quinze ans" (p.167), "Mon âge me gênait toujours, et mon troublant passé" (p.203).
Il l'appelle "enfant" (p.171), et lui demande: "Dors-tu comme les petits enfants, un poing fermé sur l'oreiller? Nous vivrons comme frère et sœur." (p.172).
Armand épouse Lolita. On apprend en passant que c'est grâce à une "intervention auprès de la Présidence" effectuée par son oncle (p 174).
Ils partent vivre dans une maison au bord de l'Atlantique, "un refuge au bord de l'eau" (p 171), "une villa au bord de l'eau" (p. 201), dont il dirige l'ameublement intérieur, et où ils vivent seuls avec la nourrice de la jeune fille.
Leur union est une relation très "pure", ce qui est le comble de la perversion de la part de ce séducteur :
Mais de tout ce qui s'accomplit ce dimanche 11 avril, rien n'éclaire ma mémoire que la figure de Lolita. Plus que ses traits encore, son mutisme m'enchaîna. Elle ne parlait pas. Son être ravi chantait le voyage et l'enfance. Elle avait rapporté de ses sables lointains l'émerveillement facile et la gravité sauvage. Ses yeux, ses immenses yeux, semblaient porter toutes les mers du monde, et ses cheveux, un vivier de serpenteaux noirs. Et c'était une enfant. L'homme que le vice ou la science a précocement angoissé, s'apaise au spectacle de l'enfance, car l'enfant est gracieux, et la grâce, telle une danse, endort la pensée. L'enfant s'élance, le chat s'élance… Cette œuvre de Dieu, sur vingt toiles, je l'ai tentée, j'ai poursuivi, à travers les années, cette chimère de fixer l'enfant. (p.200)
Dans un "mémoire autobiographique" adressé du fond de sa prison à son ami médecin (le troisième personnage masculin du livre), où il veut justifier qu'il n'est pas atteint de "démence", Armand explique qu'il est né frère jumeau d'une sœur prénommée Charlotte, et que sa mère appela Lolita. Celle-ci est morte d'un accident cérébral moins d'un an après leur naissance (p.102) Il a été aussi frappé par une jeune danseuse de dix ans, contemporaine de l'éveil de sa puberté au même âge.
A la cinquième semaine de leur union blanche, Lolita "parle" et montre qu'"elle sait". Armand fait montre d'une jalousie possessive. La voyant nue devant son miroir, il l'étreint, la déflore, et, pour l'empêcher de remuer, lui plante la lame d'un stylet dans le corps. C'est "une dague de Tolède" (p.219) et le coup est porté "derrière la nuque" (p. 185), comme à la corrida, ce qui nous semble en relation avec la connotation espagnole du prénom.
Il termine ainsi son mémoire autobiographique :
Ce que j'ai tenté ici-bas réussira peut-être là-haut. Si je me suis livré aux passions les plus basses, Elle a conservé la Grâce, le sortilège enfantin, Elle, la seule et authentique Lolita qui me fut réservée. Issus tous deux du même point de l'espace, puissions-nous retourner au néant et rouler ensemble dans l'Infini avec les astres morts. (p.220-221)
Il est transféré dans une clinique, où il succombe à une "congestion cérébrale". C'est donc une histoire de meurtre passionnel, de folie amoureuse.
On voit que ces passages sont plus proches par les thèmes, le décor moderne, et le ton du narrateur, de la Lolita de Nabokov que des maigres indications désincarnées du conte "grotesque" allemand.
Ils sont également plus proches dans le temps : moins de dix ans séparent sa publication du premier en 1945 de la date de composition du second, terminé en 1954. (Le roman de Nabokov sera publié en 1955 chez Olympia Press et sa traduction chez Gallimard en 1959).
Nabokov, réfugié en France, avait fui les nazis en 1940 pour se réfugier aux États-Unis, où il s'intégrera très vite, comme citoyen et comme écrivain. Il y a peu de chances pour qu'il ait lu ce roman français — mais on ne peut exclure formellement cette lecture. Nabokov connaissait très bien le français : il a même écrit dans cette langue et participé à la revue Mesures, tandis qu'il affectait de ne pas bien connaître l'allemand lors de son long séjour à Berlin.
On pourrait ressortir à propos de cette Lolita les mêmes arguments en faveur d'un plagiat ou d'une cryptomnésie, et reprendre la plus grande partie des motifs communs (nom de l'ouvrage – nom de l'héroïne – âge de l'héroïne – caractère "démonique" – liaison avec un adulte — maison au bord de la mer — tragédie finale), et en ajouter d'autres (le cadre moderne – la psychologie fouillée des personnages, et la description de leurs préoccupations sexuelles – le ton distant du narrateur).
Mais comparaison n'est pas raison. Ces éléments ont été choisis secondairement dans le récit de Nabokov, et appliqués à ces textes antérieurs, ils ne peuvent que confirmer le rapprochement. Or ces éléments sont très généraux : un prénom - une femme – très jeune – un amant plus âgé - une fin tragique. Ce sont des analogies par convergence et non des homologies en faveur d'un rapport de filiation. Il en va de même pour le rapprochement historique : Nabokov est présent en Allemagne lors de la parution du conte.
Il y a un tel abîme entre ces deux textes et celui du romancier russo-américain, dont chaque page contient plus d'imagination, d'intelligence, d'humour et de sensibilité que n'en recèle la totalité du conte allemand et du roman français. À vrai dire, tout le tohu-bohu journalistique — anglais, allemand, mais aussi espagnol, à cause de la servante, et maintenant français — n'a que peu à voir avec l'histoire littéraire et la rigueur de ses méthodes en matière de quête de la preuve. Le recours psychologisant à la cryptomnésie est aussi désobligeant envers le créateur que l'"accusation" de plagiat : "New Lolita Scandal! Did Nabokov Suffer From Cryptomnesia?" est le titre d'un des articles reproduits sur le net. De plus, c'est le genre de concept dont on ne peut démontrer la fausseté.
Nabokov n'a pas besoin de ces prédécesseurs. Il est bien connu qu'il a abordé le thème de la nymphette dans le récit écrit en russe, L'Enchanteur, écrit à Paris à la fin de 1939 ou au début de 19403 selon lui, en fait en 1939.4. L'écriture du roman Lolita a commencé vers 1949, d'après Nabokov, et l'on a souvent pensé, à juste titre à notre avis, que le déclencheur a été la lecture de la confession sexuelle d'un anonyme russe, écrite en français et publiée en annexe dans les œuvres complètes de Havelock Ellis, qu'Edmund Wilson lui avait communiquée en juin 19485.
Le roman français n'a donc pu servir de source au thème de la nymphette, problème qui pouvait se poser à propos de la Ur-Lolita. Mais le prénom de l'héroïne et le titre du roman français ont-ils pu servir de déclencheur, surtout si le récit allemand est resté ignoré de Nabokov ? On peut soutenir que si Nabokov avait su qu'il existait déjà un livre sous ce titre, il ne l'aurait pas réemployé. Mais il pouvait aussi penser que la France était loin à l'époque et que personne ne s'en rendrait compte…
Pour notre part, nous suspendrons notre jugement sur ce point, nous contentant d'apporter ce supplément d'information au dossier afin de le rouvrir.
Nous ignorons enfin si lors de la parution mouvementée de Lolita à l'enseigne de la lutte contre la censure, — et de son succès de best-seller mondial, fondé sur son érotisme supposé, — l'auteur français ou ses ayant droits se sont manifestés. Il faut dire que l'époque était moins empoisonnée que la nôtre par les questions de plagiats et des compensations financières subséquentes.
Ajoutons que l'existence du roman français pose un problème plus général de bibliographie et de titrologie : celui des titres jumeaux ou sosies. Dans ce cas il s'agit même de triplés ! Peut-être trouvera-t-on encore d'autres "Lolita", mais les deux exemples identifiés à ce jour appartiennent aux deux langues de culture que Nabokov a traversées.
En tous cas, — et ce n'est point par chauvinisme, mais au contraire pour montrer l'unité de la littérature universelle, — on peut affirmer que c'est en France qu'a paru le premier livre ayant pour titre "Lolita".

Septembre 2004

PS : Depuis, le livre de Michael Maar est paru en français sous le titre D'une Lolita l'autre et en anglais sous le titre The two Lolitas.

Référence circulaire : d'autres indications ici.


Note
1: Michael Maar, "Heinz von Lichberg and the pre-history of a nymphet", Times Literary Supplement, 2 avril 2004.
2: Henry Houssaye, Lolita, Paris, Jean Vigneau, 1945, p.222.
3: Vladimir Nabokov, "À propos de Lolita", in Lolita, Gallimard, Folio, 1980, p. 494.
4: Vladimir Nabokov, L'Enchanteur, Rivages, 1986, p. 9.
5: Vladimir Nabokov / Edmund Wilson, Correspondance 1940-1971, Rivages, 1988, p. 142-143.

vendredi 9 avril 2010

Que toutes les phrases ne soient que des propositions

Vérité et assertion

Son malaise parfois très vif — allant certains soirs, après avoir écrit toute la journée, jusqu'à une sorte de peur —, venait de ce qu'il avait le sentiment de produire un discours double, dont le mode excédait en quelque sorte la visée: car la visée de son discours n'est pas la vérité, et ce discours est néanmoins assertif.
(C'est une gêne qu'il a eue très tôt; il s'efforce de la dominer — faute de quoi il devrait cesser d'écrire — en se représentant que c'est le langage qui est assertif, non lui. Quel remède dérisoire, tout le monde devrait en convenir, que d'ajouter à chaque phrase quelque clausule d'incertitude, comme si quoi que ce soit venu du langage pouvait faire trembler le langage.)
(Par un même sentiment, à chaque chose qu'il écrit, il imagine qu'il va blesser l'un de ses amis — jamais le même, ça tourne.)

Roland Barthes par Roland Barthes, p.53-54
et encore
(Ceci, à peine écrit, me paraît être un aveu d'imaginaire; j'aurais dû l'énoncer comme une parole rêveuse qui chercherait à savoir pourquoi je résiste ou je désire; malheureusement je suis condamné à l'assertion: il manque en français (et peut-être dans toutes les langues) un mode grammatical qui dirait légèrement (notre conditionnel est bien trop lourd), non point le doute intellectuel, mais la valeur qui cherche à se convertir en théorie.)

Ibid., p.58-59

Plaisir immobile

… l'art de vivre n'a pas d'histoire: il n'évolue pas: le plaisir qui tombe, tombe à jamais, insubstituable. D'autres plaisirs viennent, qui ne remplacent rien. Pas de progrès dans les plaisirs, rien que des mutations.

Roland Barthes par Roland Barthes, p.55

mardi 6 avril 2010

Les outils du bricolage

Regardons [le bricoleur] à l'œuvre: excité par son projet, sa première démarche pratique est pourtant rétrospective: il soit se retourner vers un ensemble déjà constitué, formé d'outils et de matériaux; en faire, ou en refaire, l'inventaire; enfin et surtout, engager avec lui une sorte de dialogue, pour répertorier, avant de choisir entre elles, les réponses possibles que l'ensemble peut offrir au problème qu'il lui pose.

Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, p.28 (Paris, 1962)

lundi 5 avril 2010

Copier / Citer

Nous savons maintenant qu'un texte n'est pas fait d'une ligne de mots, dégageant un sens unique, en quelque sorte théologique (qui serait le "message" de l'Auteur-Dieu), mais un espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées, dont aucune n'est originelle: le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture. Pareil à Bouvard et Pécuchet, ces éternels copistes, à la fois sublimes et comiques, et dont le profond ridicule désigne précisément la vérité de l'écriture, l'écrivain ne peut qu'imiter un geste toujours antérieur, jamais original; son seul pouvoir est de mêler des écritures, de les contrarier les unes par les autres, de façon à ne jamais prendre appui sur l'une d'elles; voudrait- il s'exprimer, du moins devrait-il savoir que la "chose" intérieure qu'il a la prétention de "traduire", n'est elle-même qu'un dictionnaire tout composé, dont les mots ne peuvent s'expliquer qu'à travers d'autres mots, et ceci indéfiniment.

Roland Barthes, "La mort de l'auteur", in Le Bruissement de la langue, p.67 (points seuil)

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