L'ironie de l'histoire, c'est que cette incapacité viscérale des intellectuels à comprendre de l'intérieur une passion populaire (avec ce que celle-ci comporte, par nature, d'excès toujours possibles et de théâtralité nécessaire) est précisément ce qui leur interdit de critiquer avec toute la radicalité requise les monstrueuses dérives du football contemporain. Ici, comme du reste dans bien d'autres domaines, le manque de sensibilité et, plus encore, de bienveillance (qualités qui définissent, selon Orwell, la «common decency»), s'apparente tout simplement à une véritable erreur méthodologique. Qu'on imagine, par exemple, un individu, entièrement dépourvu de sens poétique: quels que soit par ailleurs son intelligence et son sens de l'observation, il est clair qu'il aura le plus grand mal à apprécier exactement la profondeur du mouvement par lequel l'Economie régnante en vient, peu à peu, à imposer des manières de parler (notamment dans la jeunesse, sa cible privilégiée, à tous les sens du terme) où toutes les fonctions critiques du langage ont été neutralisées. De la même manière, celui qui ne parvient pas à ressentir avec son corps et son intelligence, la voluptueuse inutilité du sport (lequel, notait encore Lasch, satisfait «l'exubérance que nous gardons de notre enfance» et entretient le plaisir «d'affronter des difficultés sans conséquence») ne parviendra pas non plus à saisir l'étendue réelle de sa mutilation présente, ni l'ampleur des nuisances qui menacent son avenir.

Jean-Claude Michéa, Les intellectuels, le peuple et le ballon rond, Climats (2010), p.17-18