Comme l'année dernière, nous nous sommes retrouvés à Chartres pour la rentrée des "cruchons" (petit groupe de lecteurs des Eglogues ayant pris ce nom par ce qu'ils se réunissent une fois par mois au Petit Broc à Paris boulevard Raspail pour lire L'Amour l'Automne de façon suivie).

Pourquoi Chartres? d'une part parce que deux des participants viennent de Chartres tout au long de l'année et que nous tenons à leur rendre la politesse, d'autre part et surtout parce que nous disposons en la personne de Philippe d'un guide hors pair (hors de pair) de la cathédrale.

L'année dernière, je n'avais pas fait de compte rendu, de peur d'être trop imprécise, de dire trop de bêtises dans tout ce qui ne vaut que par l'exactitude. Quelques temps plus tard je l'avais regretté, mais il était déjà trop tard, trop de temps avait passé pour que je me souvienne de la voix devant les pierres ou les vitraux.
Un an après il reste des bribes, une structure sans les détails. Je me souviens devant la façade occidentale de la symbolique du nombre quarante-deux (trois fois quatorze), nombre de générations entre Abraham et le Christ (Matthieu, 1,1-17), ce qui fait qu'il y a quatorze statues (et non les douze des apôtres que j'aurais spontanément attendu) au portail (plus deux personnages de l'Ancien Testament. Moïse et Isaïe? ou Abraham?).
Identification des arts libéraux dans les petites sculptures autour du portail, rappelant le lieu de réflexion et de querelle (donc de querelle) qu'était la cathédrale; les débats entre les partisans d'une approche de la foi par la raison et ceux, autour de Bernard de Chartres, prônant une approche instinctive, par le cœur et les sentiments. (Sans doute comprenez-vous mieux mon regret de n'avoir pas relaté aussitôt mes souvenirs de cette visite, les détails sont vagues mais le souvenir très fort, puissant).
Je me souviens d'un long commentaire du portail consacré à la Vierge (dans mon souvenir il s'agit de la Vierge, mais le billet que je mets en lien évoque la symbolique de l'autel).

Après cette longue station à l'extérieur, nous fûmes condamnés à aller plus vite à l'intérieur (l'heure du repas étant intangible).
Je me souviens d'un commentaire sur la rose et le portail, et de cette remarque qui m'a tant marquée: de gauche à droite, les couleurs bleues étaient destinées aux Ténèbres et à l'Ancien Testament, les couleurs jaunes au Nouveau Testament et à la Résurrection. Ainsi, rien n'était laissé au hasard, tout était calculé (il me semble qu'il y avait aussi une symbolique des formes des vitraux, carré ou cercle, vie terrestre ou promesse, mais c'est désormais trop lointain).
Premiers vitraux sur notre gauche dans le déambulatoire, quelques mots sur les compromis politiques, théologiques et économiques que représente la fabrication, la création, d'un vitrail. L'ensemble des vitraux compose un véritable programme pédagogique et de propagande.
Vitraux du transept, les nains sur les épaules des géants, Bernard encore, qui n'a rien écrit lui-même d'ailleurs, puisqu'il n'était pas favorable à l'étude intellectuelle (si je suis trop tranchée, je compte sur Philippe pour nuancer et corriger dans les commentaires. Si j'ai fait des erreurs grossières, je modifierai mon billet sans vergogne).
Vitrail de la Belle Verrière. Je suis très touchée par la douceur de la Vierge, et très impressionnée de me rendre compte que si on ne me l'avait pas dit, il m'aurait fallu des heures avant de comprendre que cette impression est due au visage penché de la Vierge (que voyons-nous, que comprenons-nous, seuls?).

Voilà pour l'année dernière.

(Digression 1 : du parking au parvis de la cathédrale, passé devant l’évêché, dont l’un des propriétaire aurait inspiré le personnage de l'avare à Molière (enfin, c'est à vérifier: il s'agit peut-être d'un autre personnage)).

Cette année Philippe nous a proposé un commentaire du vitrail de Charlemagne, mais avant d’y parvenir (ce fut assez long car nous avons digressé à plusieurs reprises. J’espère que Philippe en a tiré la conclusion que nous étions passionnés, et non dissipés) nous avons revu quelques fondamentaux, d’abord à l’extérieur :
- la datation de la flèche romane, le poème de Péguy,
- la flèche gothique, sans doute du même maître d’œuvre que la façade de l’abbaye de la Trinité à Vendôme,
- une évocation de la charpente, désormais en acier depuis que celle en bois a brûlé («et le plomb coulait par les gargouilles, dit la légende.» L'actuelle couverture est en cuivre.)

La façade est bâchée, je suis heureuse que nous ayons pris notre temps devant les portails l’année dernière, ce n’aurait pas été possible cette année. Les vitraux ont été démontés et répartis entre divers ateliers de la région pour être restaurés. Ils sont soumis à la forte pression du vent sur ce promontoire et se déforment. Autrefois, quand ils cassaient, un plomb de casse était ajouté pour faire tenir ensemble le verre cassé, ce qui alourdissait le vitrail et le rendait plus sombre. Ces plombs de casse vont être ôtés et remplacés par de la résine invisible. De même, l’enduit de protection (contre la pollution) mis en place dans les années 80 s’est révélé imparfait (est-ce qu’il se ternit ou est-ce qu’il disparaît ? Je ne me souviens plus) et va être remplacé.

A l'intérieur, le chœur est entièrement libérés des échafaudages qui l'encombraient l'année dernière. Toute la partie supérieure est beige, très belle. Des joints ont été peints en blanc, afin de donner l'aspect de moellons tout en cachant la pierre, le matériau brut, non noble. Il s'agit à 80% du badigeon à la chaux d'origine qui a été mis à jour par les travaux. Les clés de voûte sont peintes en rouge, bleu et or. Cela rend le chœur très clair, très lumineux, d'autant plus qu'il fait beau.

Philippe en profite pour nous rappeler que l'orientation de la cathédrale n'est pas orthodoxe, que le chœur n'est pas orienté plein est, au soleil levant («La religion chrétienne est la religion de la lumière»), symbole de la Résurrection («Les églises sont donc les plus belles le matin, c'est-à-dire quand elles sont fermées») mais selon un axe nord-est, ce qui a pour conséquence qu'elle est illuminée toute l'après-midi et surtout que le soleil atteint le portail nord (nord-ouest en réalité).

Nous nous arrêtons devant les vitraux du portail nord, offert par Blanche de Castille mère de Saint Louis, les bons rois de grande taille, les mauvais petits. Salomon ressemble étrangement aux représentations de Saint Louis. Au centre Sainte Anne (Blanche de Castille?). (Le crâne de Sainte Anne avait été ramené comme relique des croisades). Rappel de ce qu'est l'arbre de Jessé.

Nous n'en finissons plus d'arriver à notre sujet, Philippe consulte sa montre fréquemment, cependant il nous entraîne devant la Belle Verrière, pour en dire quelques mots aux nouveaux venus.
Le soleil illumine les bleus, je comprends enfin pourquoi le bleu de Chartes est si connu: je le trouvais sombre — beau, oui, mais sans rien de particulier.
En fait il s'agit du bleu du XIIe siècle, plus rare, plus cher à fabriquer, plus clair, plus lumineux. «Quand les cathédrales se sont aérées et qu'il a fallu davantage de vitraux, on a cherché une solution moins coûteuse.» Je songe à la TGB dont les vitres devaient être en verre polarisé, comme ceux des lunettes de soleil, pour protéger les livres. Mais il n'y a pas beaucoup de verre sur une paire de lunette, sur la TGB cela représentait une fortune et une prouesse technique: on a préféré installer des volets en bois (exotique, je crois)...

Nous en arrivons à notre objet d'études du jour, le vitrail de Charlemagne[1].
Règle de base: un vitrail se lit de bas en haut, de droite à gauche, sauf cas particulier.
Un programme de vitraux est toujours un compromis, c'est un message à la fois politique et théologique. Le vitrail de Charlemagne côtoie la chapelle de la Vierge, symétriquement se trouve celui qui célèbre Constantin, empereur d'Orient. Ce vitrail a été offert par les peltiers, que l'on voit tout en bas, «mais en l'occurrence ils n'ont pas eu leur mot à dire» (sic: par moment le ton, l'expression, sur lesquels ont été prononcés les phrases me reviennent); c'était un vitrail avant tout destiné à mettre Philippe-Auguste en avant, dans son bras de fer avec le pape qui s'opposait à son divorce.
.2: Charlemagne apparaît en songe à Constantin (apparté sic: pas le même Constantin que tout à l'heure...) qui redoute les Turcs. Le vitrail est une merveille d'équilibre entre stylisation (impossible de tout représenter) et détails (tout est parfaitement identifiable).
3. Constantin demande de l'aide à Charlemagne par l'intermédiaire d'un évêque: rôle primordial de l'Eglise dans l'entourage de l'empereur. Le roi doit être conseillé par l'Eglise. Charlemagne est nimbé car il a été canonisé. (Nous, l'assistance, tombons des nues: Charlemagne canonisé? Oui enfin, cette canonisation a eu lieu pour des motifs douteux, politique; le nimbe n'apparaît pas toujours sur les différents vitraux...)
4. Croisade, bataille pour délivrer Jérusalem.
5. Charlemagne est remercié par Constantin qui lui ouvre son trésor. 6. Charlemagne ne veut rien, sauf des reliques, symbolisées par trois châsses.

7. Charlemagne remet les reliques à Aix-la-Chapelle. Il y a là une volonté d'établir un parallèle, ou tout au moins le suggérer: on peut imaginer que l'ensemble de ce vitrail à Chartres fait pendant aux châsses d'Aix-la-Chapelle.

9. Autre songe. (Je suis frappée par cette construction rigoureuse: trois scènes de sommeil au même endroit dans les trois épisodes successivement racontés.) Cette fois-ci c'est Saint Jacques qui apparaît à Charlemagne. La cathédrale est l'un des chemins du pélerinage (je me rappelle soudain que j'ai vu devant la façade un macaron dans le sol indiquant "Saint Jacques de Compostelle, 16xx km" (1651?)).
8. Charlemagne part pour Compostelle, guidé par la voie lactée (et je me souviens qu'on l'appelait aussi Chemin de Saint Jacques. D'où me vient cette connaissance? Des Lettres de mon moulin, l'histoire de ce jeune berger qui passe une nuit à expliquer les étoiles à la fille de son maître montée lui apporter des provisions?)
10. Charlemagne se met en route, toujours conseillé par un évêque.
11. Charlemagne prie avant la bataille.
12. Bataille. On suppose qu'il s'agit de Pampelune. Grande précision des cavales, lances, casques, château fort.

13. Construction d'une église. Les artisans sont au travail.

14. A nouveau un songe, dit "des lances fleuries": fleurit la lance de ceux qui vont mourir.
15. Bataille. Arbres ou fleurs fantastiques en arrière-plan.
16. La Chanson de Roland. Roland affronte Ferragut en tournoi.
17. Roland tue Ferragut. Il a gagné.
18. Charlemagne retourne en France. Peut-être entend-il l'appel de Roland tombé dans un guet-apens, mais Ganelon le traître, détourne l'attention du roi.

19. Roland tente de fracasser Durandal (apparté à propos de la brèche de Roland: "il est absolument impossible qu'elle est été faite par une épée!") et sonne du cor.

20. Mort de Roland.
21. La nouvelle est annoncée à Charlemagne.
22. Messe de Saint Gilles. Charlemagne n'a pas confessé l'un de ses plus graves péchés (Roland serait son fils incestueux), cependant il est pardonné durant cette messe.

Quelles intentions pouvaient se cacher derrière ce programme de vitraux? Identifier Philippe-Auguste à Charlemagne (le comte de Chartres s'oppose au roi (le comté disparaîtra plus tard et ne sera plus qu'un apanage) mais l'évêque de Chartres est un cousin de Philippe-Auguste et est favorable à sa cause).
Surtout, les croisades avaient entraîné un fort trafic de reliques. Les "vraies" reliques étaient donc certifiés par des "authentiques", des parchemins qui attestaient l'origine de la relique (apparté entre nous: le voile conservé dans la cathédrale vient de Palestine et est un peu postérieur au Christ). On peut considérer que ce vitrail est "l'autentique" du voile de la Vierge, il en est le certificat d'authentification.

Notes

[1] Ce lien explique tout et se suffit, de plus il donne les sources littéraires des légendes. Mais j'aime raconter, les mots jouent comme des pierres de mémoire, ils convoquent des sons et des images. C'est pour cela que je dis parfois que j'écris pour moi seule: ces impressions ne sont pas transmissibles.