Citer, acte d'admiration

Du Bos, critique, arrive par ferveur et enthousiasme à la négation de toute critique, l’exaltation, l’admiration ne trouvant à s’exprimer que par la citation textuelle, continuée de page en page — cinq, dix pages à la suite — comme si aucun commentaire ne pouvait donner une «approximation» de ce qu’il préfère alors reproduire.

Claude Mauriac, Le Temps immobile, p.469 (16 août 1964)

La vérité de soi

S'il [Francis Ponge] est venu au communisme, c'est par le syndicalisme, non par la maison de la culture (où il ne mit presque jamais les pieds):

— Je me suis aperçu que seuls les communistes étaient efficaces lorsqu'il s'agissait d'obtenir sur des points précis l'amélioration des conditions de travail. Obtenir, par exemple, que les secrétaires n'aient pas obligatoirement tant de feuilles dactylographiées à faire (car on en était encore là!); qu'un statut soit donné aux cadres (car on pouvait nous renvoyer d'un jour à l'autre!). Lorsque j'eus fondé ce syndicats des cadres, nous fûmes presque tout de suite 250. Puis vint la Résistance… Ce n’était pas le moment de s’en aller, à cause du danger. J’ai toujours eu tendance à me forcer à faire ce qui m’était le plus difficile. C’est mon vieux côté protestant… C’était dur, dès avant la guerre, de militer au P.C., mais cela me paraissait mériter des sacrifices… Dans la Résistance ce fut plus dur encore, mais différemment. Remarquez qu’on ne me demanda jamais alors, au Parti, de faire des poèmes patriotiques… Veuillez m’excuser de la comparaison : mais quoi ! toutes proportions gardées, on ne demande pas à un Cézanne, qui peint des pommes ou des coquillages, de faire du Detaille ou Meissonier, et on a raison…

Ce fut après la Libération, ajoute-t-il, que l’atmosphère devint pour lui et pour des milliers d’autres, intellectuels ou ouvriers, irrespirable :

— On peut plier sa nature, l’obliger à la discipline, mais pas toute une vie. Il y a un moment où ce qui était sacrifice pour une cause devient trahison pure et simple. «Bien sûr, X… est un mauvais peintre… Mais la grève des mineurs… Mais la guerre d’Indochine, nous font un devoir, etc.» On cède une fois de plus, jusqu’au moment où l’on n’en peut plus de toujours aller à contre-courant de ce que l’on sent, de ce que l’on sait, de ce que l’on croit. Il vient un moment où quelques recoupements apportent la preuve que ce n’est pas dans tel cas particulier (celui qui nous a d’abord frappé) mais dans tous les domaines, que la politique dite de la fin et des moyens est une erreur, se trompe et trompe… De proche en proche, c’est le système entier que j’ai condamné. J’ai prévenu Hervé qu’il en viendrait à siéger dans un Tribunal révolutionnaire et à réclamer des têtes. Façon comme une autre de s’exprimer. Mais pas la mienne. Je tiens à rester honnête, vous me comprenez. J’ai un métier qui me suffit. Comment croire ceux qui prétendent me l’apprendre, et en en bafouant les règles fondamentales ?

Francis Ponge cité par Claude Mauriac dans Le Temps immobile, p.424 (22 décembre 1952)

La vitesse du génie

En fait, à cette minute, dans ce petit restaurant, il se passe vraiment quelque chose d'important. Et quelle leçon que celle de Léger! Recourant à un exemple familier proposé par sa Normandie, il s'écrie:

— Notre époque a de plus en plus tendance à oublier que tout ce qui se fait de vrai et de durable marche à la vitesse d'une vache. Oui, c'est bien à 3 kilomètres à l'heure que se construit un beau tableau, un grand livre, n'importe quoi d'authentique et de neuf. Et rien ne sert de vouloir forcer la sagesse de ce train: la viande serait mauvaise et le lait tourné. Chez moi, les chiens sont dressés à pousser du museau les bêtes du troupeau, mais sans mordre, surtout, sans mordre jamais!

Les 3 kilomètres à l'heure des génisses ou la vitesse du génie...

Fernand Léger cité par Claude Mauriac dans Le Temps immobile, p.418 (août 1946)

La vitesse à laquelle nous oublions est stupéfiante, de Michel Francesconi

Concours : sous quel pseudonyme cet auteur intervient-il sur les forums camusiens ?
(Evidemment, dévoiler ce pseudo serait une méthode assez simple de lui acquérir des lecteurs: curiosité garantie.)

Le titre est une citation de Comment se faire des amis, de Dale Carnegie. Titre doublement trompeur: le narrateur a perdu ses amis et ne peut oublier.

Il s'agit d'un premier roman (pour les amateurs d'œuvres complètes il existe également quelques nouvelles) dont le style et le rythme me font songer au Gide des Faux-Monnayeurs ou des Caves du Vatican. Il s'agirait d'un de ces romans qu'on dit initiatiques parce qu'ils concernent le passage à l'âge adulte s'il n'était raconté dix ans plus tard, ce qui fait que je ne sais si le terme s'applique encore. Il s'agit aussi, ou surtout, d'une interrogation sur ce qu'est l'art, ou ce qu'est devenu l'art, et sur le temps, facteur d'irréductible étrangeté tout autant que d'irréductible permanence.

Que noter? importance de la nuit, de la nuit blanche: temps hors du temps, où l'on prépare l'avenir ou revit le passé, le sien propre ou celui de l'espèce, temps de transition qui ouvre et ferme des périodes; importance du récit en tant que tel, qui va en s'accélérant au fur à mesure qu'on passe d'un narrateur omniscient à un dialogue puis à un monologue. Quelque chose de désuet dans la méfiance envers les technologies nouvelles (téléphone portable et internet, nous sommes en 1998, année de la naissance de Google dont bien sûr on ne peut imaginer ce qu'il deviendra — ni même avoir réellement conscience qu'il existe), sans que je puisse décider si ce désuet est désuet ou au contraire très moderne dans son détachement sceptique face au progrès technologique considéré comme inéluctable. Mise en scène du langage qui se perd et se délite, utilisation de l'italique pour détacher les scies et les erreurs du langage contemporain, médiation du jeu pour se donner la possibilité d'écrire un français soutenu dont l'artificiel est ainsi souligné.
Tout cela permet de décrire les travers de la société avec un détachement sans violence, sans ironie, qui provoque par sa douceur même un sourire de regret.

Livre qui commence par un coma, celui de Jean-Pierre Chevènement, et qui pourrait se lire comme un coma, celui du narrateur, dont le récit libérateur lui permettra peut-être de sortir de son long rêve éveillé.



Quelques extraits :

  • une aire de jeu (à Nice)

Il alla s'installer dans un jardin public où il savait avoir une chance de rencontrer son ami. Les jeunes gens y avaient peu à peu imposé leurs horaires aux retraités, ceux-ci ne reprenant possession des lieux qu'en leur absence, hormis sous la forme généralement masculine de solitaires rapidement soupçonnés d'intentions perverses, la plupart du temps fantasmées.
Faute d'équipement ludique et de revêtement de sol élastique, on ne rencontrait pas de mères de famille. Un jour ou l'autre, c'était à prévoir, la municipalité déciderait d'y remédier. On installerait alors une de ces structures hybrides aux couleurs criardes ou pastel, maisonnettes-toboggans en forme de coccinelle, de champignon, de bulle ou de tout ce que l'inspiration pourrait suggérer pourvu que les angles droits soient bannis. Il y aurait un tourniquet, des systèmes sécurisés pour se balancer. On délimiterait clairement les espaces. Les poussettes pourraient alors faire leur entrée et le vide autour d'elles. Les adolescents aussi bien que les vieux s'en iraient ailleurs, les uns fuir le regard des mères, les autres les cris des enfants.
Jusqu'à présent le square avait échappé aux aménageurs. Il vivotait tranquillement, complanté de pins maritimes et d'un grand magnolia. Le lieu s'offrait sans prétention à un public sans autre exigence que celle de se poser, selon l'expression en vogue parmi les lycéens.
Michel Francesconi, La vitesse à laquelle nous oublions est stupéfiante, p.52


  • L'art après Duchamp (le narrateur est en première année à l'école des Beaux-Arts).

Les manques signalés dans la culture générale de la plupart d'entre eux non seulement ne les portaient pas à l'humilité des novices, mais n'étaient pas incompatibles avec le sentiment d'en savoir long, de savoir surtout qu'ils venaient après toutes les déconstructions, les radicalités et les audaces des avant-gardes. Il ne fallait pas croire qu'ils s'en laisseraient conter facilement! Ce qu'ils ignoraient ou ne savaient qu'approximativement ne faisaient pas d'eux des innocents. Dada était passé par là, et personne, plus de quatre-vingts ans après, ne s"en était encore vraiment remis. Dans le plus clair de leur prise de position, débats et gestes, professeurs, élèves et artistes invités peinaient à ne pas figurer peu ou prou une nuée de mouches autour de l'urinoir de ce diable de Marcel Duchamp, quand ils ne restaient pas suspendus à son porte-bouteilles.
C'était curieux (et pour Gabriel, une situation sans attrait), ces procédures anciennes telles que notes, examens, jury, validation de passage dans l'année supérieure, qui subsistaient sur fond d'absence de critères à peu près définis pour étayer un jugement. On pouvait continuer à trancher après avoir montré que tout était possible. La pédagogie s'en ressentait, changeante, expérimentale, volontiers paradoxale. Tel professeur pouvait déclarer que l'art ne s'apprenait pas, qu'une école était inutile, et lancer immédiatement après les sujets qu'il faudrait traiter, «L'espace et le temps», «L'intervention du spectateur est telle qu'elle modifie la nature même de qui est observé».
Ibid, p.78


  • Le Loto

Je gravais sur la pierre la série de chiffres en imaginant qu'un jour très lointain ils échapperaient à toute analyse, un tableau de statistiques des fréquences de sorties des numéros du Loto pendant les six derniers mois, un numéro et en dessous le nombre de fois où il était sorti, sur cette page de journal qui me servait de modèle s'étaient penchés des parieurs pour préparer leur grille à la recherche de la bonne martingale et personne sur cette terre, absolument personne n'était capable de dire pourquoi le 12 étaient sorti vingt-cinq fois plus souvent que le 34, obstinément absent de tous les tirages depuis des semaines, rien, pas un début de compréhension de ce phénomène tranquillement irréductible, naturel, et qui renvoyait Homo sapiens dans sa caverne, pas plus avancé face à la manifestation de ce noyau dur du hasard, capable de modifier radicalement la vie de n'importe quel quidam, je les voyais, les familles ou les solitaires, devant leur télé, en train de regarder les boules tourner dans leur sphère en plastique transparent et l'une d'entre elles soudain libérée glisser sur un rail, s'extraire du groupe, je l'ai, celui-là aussi, et cet autre encore, et pour finir la combinaison complète, un choc, un choc totalement absurde, leur destin basculant d'un coup, ils allaient remonter à la surface de la vraie vie, définitivement mis à l'abri du souci matériel, c'est bien ce qu'ils espéraient, non? Remonter des profondeurs de leur condition sociale comme des plongeurs en apnée, ils négligeraient de suivre des paliers avant de sortir à l'air libre de l'oisiveté, de la fin du gagne-pain, non, ils remonteraient d'un coup, trop vite, et les poumons leur pèreraient à la figure tout l'oxygène du luxe, la plupart n'en profiteraient que quelques années, les boules sorties se seraient bien moquées d'eux, on le savait, on connaissait le risque, mais chacun pour soi serait plus malin, on saurait s'y prendre, on deviendrait milliardaire à vie sans se faire avoir. J'étais fasciné par les interviews des gagnants, quands ils parlaient, cette modestie à laquelle ils s'efforçaient et qui était faite pour montrer à tous qu'ils maîtrisaient la situation, que tout ça ne leur montait pas à la tête, certains affirmaient qu'ils allaient continuer à travailler quelque temps, tu parles! Bonnes résolutions de micro, instinct immédiat à dissimuler l'aisance matérielle, on savait que le soir même ils iraient passer la nuit dans un palace, juste pour voir, après quoi suivraient toutes les autres occasions, justes pour voir, et à force de juste pour voir la vague des boules sorties les emporterait quelques années et les recracheraient dans un appartement à factures, estourbis, contraints à nouveau de compter parce que la richesse ne changeait pas les proportions habituelles, les malins, les prudents, les sages restaient logiquement dans la même proportion chez les parieurs gagnants que parmi tous le tout-venant de la population: une minorité, ils auraient fixé les yeux sur un tas de boules en suspension agitée et livré à une combinaison quelconque le pouvoir de régler leur sort.
Ibid, p.247

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