Cet art nouveau était assurément extrêmement suspect à l'Eglise, et, dans le camp des partisans du pape, cette réticence prit la dimention d'une véritable aberration qui les conduisit à accuser les Gibelins de pratiquer le culte des idoles et des images. Dante lui-même ne fut pas épargné: on racontait qu'il avait brûlé de l'encens devant des figures de cire. Quoi qu'il en soit, l'Eglise devait considérer comme une mélagomanie sans nom le fait qu'un empereur qui niait l'immortalité universelle de l'âme fit sculpter dans la pierre le corps périssable "en souvenir éternel". "Frédéric s'aroge le droit de changer les lois et le temps", c'est ce qu'on disait du "transformateur du monde" chez les partisans du pape.

La sculpture sicilienne eût été impensable sans la glorification du souverain et juge de l'univers. Elle se l'était même tellement fixée pour tâche que, abstraction faite d'un petit nombre de productions tardives où ses résonnances sont encore perceptibles, l'art monumental antiquisant s'éteignit avec Frédéric II. Après cette première résurrection de l'Antiquité, qui avait son origine dans l'Etat — car seule l'Antiquité fournissait un modèle permettant de célébrer l'Etat — la "réaction gothique" se fit sentir partout lorsque disparurent les Hohenstaufen.

Durant de nombreuses décennies, il n'y eut pas, dans le domaine séculier et profane, nécessité, et partant, possibilité d'honorer comme un personnage divin un autre homme dans le domaine artistique: le Hohenstaufen avait été le seul à inspirer cet hommage. L'individu en tant que tel n'était pas encore considéré comme suffisamment important et, sans l'empereur, seul à constituer "un être qui n'est pas une partie d'un autre être", il manquait le souffle vivifiant. En l'absence d'un gouverneur du monde, le goût de l'architecture et de la statuaire disparut. La splendeur éclatante qui s'était allumée comme un brasier dans le sud de l'Italie au temps de Frédéric II déclina avec lui pour s'éteindre comme une fantasmagorie luciférienne aussi terrifiante que séduisante.

Il n'est pas moins miraculeux que Frédéric II ait, en général, trouvé les artistes capables de produires des œuvres aussi parfaites pour des commandes aussi inhabituelles. Les travaux de l'école impériale de sculpture et surtout la ronde-bosse atteignirent en effet des sommets que l'art italien ne devait pas retrouver. L'étonnant est que Frédéric II tira ces maîtres de son propre état sicilien et qu'il suscita des vocations de sculpteur comme il l'avait fait pour les poètes. On se demande encore comment l'empereur put faire de simples tailleurs de pierre d'Apulie des sculpteurs aussi habiles. Pour glorifier l'Etat et les dieux de l'Etat, il avait besoin de cette habileté manuelle, et, comme elle était nécessaire, il la rendit possible.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.482-483