Un cadeau de Noël

Plieux, vendredi 16 janvier, neuf heures et demie du soir. Une dame qui se présente comme «une admiratrice anonyme» m'envoie, de Belgique, une boîte de chocolats. Je me dis que cette admiratrice ne m'a sans doute pas beaucoup lu, parce que je me souviens distinctement avoir supplié, dans ce journal même, qu'on ne m'envoie pas de chocolats — comme je ne leur résiste pas, rien que cette année j'ai bien dû prendre trois ou quatre kilos depuis le 15 décembre (on dira que je n'ai qu'à ne pas les manger; mais ce serait témoigner d'une bien chiche connaissance des passions humaines…). Qu'on m'offre n'importe quoi, écrivais-je à peu près: des livres, des disques, des châteaux en Écosse, des paires de chaussettes, mais pas de chocolats!

Furieux, mais surtout contre moi-même, j'ouvre donc la boîte de chocolats et y trouve… une paire de chaussettes — le comble est que j'ai été un peu déçu, sur le moment…

Renaud Camus, Kråkmo, p.42

La Grèce antique à la découverte de la liberté, par Jacqueline de Romilly

Billet commencé le 17 décembre : je regrette que mon retard à l'écrire ne l'ai transformé en hommage. Il est désormais avant tout un moyen de mettre des citations en ligne, avec toujours le même espoir: susciter l'envie (le besoin) de lire le livre lui-même.

En finissant de copier les citations de ce billet, je me dis qu'il n'est sans doute pas insignifiant que le mot "gentil" soit désormais interprété comme "condescendant", et le mot "libéralité" considéré comme une marque de paternalisme. La générosité et la gratuité ne provoquent plus que méfiance quand le goût effréné, un peu fou, de la liberté est perdu.


Ce livre est un livre de vulgarisation, et a ce titre possède une voix particulière, un peu didactique. C'est une sorte de cours d'histoire accéléré, dégageant les grandes tendances qu'il restera ensuite à enrichir par des lectures plus précises.
Jacqueline de Romilly a pour projet d'étudier l'émergence de la notion de liberté sous ses différents aspects dans les textes du Ve et du IVe siècle avant Jésus Christ (c'est donc très précis). Elle souhaite se concentrer sur ces deux siècles, mais elle a si bien conscience que ce qu'elle amène au jour appelle un discours du type «Ah, mais c'est comme aujourd'hui, comme…», elle craint tant les récupérations hâtives donc fautives, qu'elle tente de les anticiper. D'une part elle indique les pistes de réflexion effectivement ouvertes par ces textes, d'autre part elle insiste sur les différences dues au temps, à l'épaisseur de temps et d'expérience accumulée depuis cette lointaine époque.

Cette étude de l'histoire, de la philosophie, de l'histoire de la philosophie politique s'appuie entièrement sur une attention infinie et concentrée aux mots, les contextes historique et textuel dans lesquels ils apparaissent pour la première fois, et leur changement de sens, de valeur (au sens de valeur d'une couleur ou d'un son). C'est en fait une étude philologique du mot liberté.

Le parcours ressemble à une promenade, d'abord chronologique, historique, retraçant l'histoire des cités (Athènes, Spartes, Thèbes, sont celles qui sont surtout citées), ensuite plus intérieure, se rapprochant des philosophes.

Il y a cette merveilleuse découverte des Grecs, qui suffit à tout: la liberté ne vaut que par la loi, respecter la loi permet d'être libre (ce qui me fait penser, sans doute trop vite, que le rapport au droit des Anglo-Saxons doit être plutôt grec et celui des Latins davantage romain):
Jason explique ainsi à Médée qu'en quittant le pays barbare pour la Grèce, elle a appris à «vivre selon la loi, non au gré de la force» (Médée, 538). Et Tyndare dans Oreste donne comme un trait grec et non barbare «de ne pas vouloir être au-dessus des lois» (457).

Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de la liberté, p.52
Et la loi était pour la première fois écrite:
Mais, dans le texte d'Euripide, cette critique amène une opposition, non plus seulement avec la loi, mais avec la démocratie: celle-ci naît grâce à la loi. «Quand les lois se trouvent écrites, pauvres et riches ont mêmes droits. Le faible peut répondre à l'insulte du fort, et le petit, s'il a raison,vaincre le grand. Quand à la liberté, elle est dans ces paroles:" Qui veut, qui peut donner un avis sage à sa patrie?" Alors, à son gré, chacun peut briller ou se taire. Peut-on rêver plus belle égalité?" (433-441).
Ibid., p.63
Ce que tente de nous faire ressentir Romilly, c'est son émerveillement, c'est la nouveauté que cela pouvait représenter, et également son immédiateté. Étudier la naissance des lois écrites, c'est remonter au moment d'avant leur apparition, au moment où elles n'existaient pas, et que même leur idée n'existait pas; puis revenir vers nous, après leur apparition: rien, puis quelque chose, et toujours cette surprise de quelque chose là où il n'y avait rien:
Quand on vit avec des lois écrites depuis des dizaines de siècles, quand elles se sont multipliées sans fin dans tous les domaines, quand enfin il faut, pour avoir affaire à elles, des intermédiaires de toutes sortes, on oublie aisément l'importance de ce pas franchi une fois pour toutes et l'exaltation qu'il inspirait alors. Le lien de la liberté et de la loi reprend plus d'éclat dans ce contexte historique.
Et de même la démocratie. À l'époque où écrit Euripide, elle a tout juste un siècle. Elle s'est, pendant ce siècle, affirmée et précisée, grâce à diverses réformes de détail, allant toutes dans le même sens. Les grands-parents des contemporains d'Euripide devaient garder des souvenirs d'avant la démocratie.
Ibid., p.67-68
Mais le droit ne remplace pas la morale, il lui donne forme. Ce qui prime, c'est la dignité que l'on doit à soi-même.
En fait, le droit et la morale se rejoignent ici; et l'important est que se soit alors répandue cette conscience encore vague et incertaine, mais tenace, des égards dus aux autres, quand justement ils sont en position de faiblesse ou de danger.
Ce qui a pu masquer cette importance des aspirations grecques et athéniennes à ce droit des gens, indépendamment de toute appartenance à une cité, est sans doute une différence de formulation, dont la portée mérite d'être relevée. En effet, là où le monde moderne parle de droits, les Grecs, eux, parlaient de devoirs.
Ibid., p.98
(C'est moi qui souligne.)

Comment concilier liberté et autonomie, comment, dans une fédération des villes grecques, indispensable face aux barbares, comment protéger chaque cité de la tendance naturellement expansionniste d'Athènes, si sûre d'elle? Romilly note les hésitations, les tentatives, la cruauté de l'histoire qui peut effacer en quelques semaines des mois de réflexion. Qu'il s'agisse de noter que la génération des grands-parents d'Euripide ne connaissait pas la loi écrite ou que des accords longuement pesés allaient être réduits à néant, c'est le temps que gomme Jacqueline de Romilly, non en le rapportant à notre époque mais en nous transportant au IVe siècle, en effaçant toute tentation comparatiste (il ne s'agit pas de comparer, il s'agit de tirer des enseignements).
Il est en un sens pathétique de penser que ces discussions juridiques minutieuses se tenaient en 337, au lendemain de la descente foudroyante de Philippe en Grèce et de sa victoire de Chéronée, et que, l'année suivante, Alexandre devait lui succéder. En 335, ni Athènes, ni aucune des autres cités, ne comptait plus.
Ibid., p.119
La liberté est un exercice difficile, c'est un équilibre introuvable, elle peut être détruite aussi sûrement par des ennemis extérieurs que par ses propres abus. (Le livre suit ainsi la chronologie comme une démonstration: en cela il est simplificateur, étant évident, comme il le note à quelques reprises, que tous les courants ont existé à chaque époque.)
Le siècle des philosophes va naître de ces tensions internes aux conséquences contradictoires de la liberté:
Très tôt, en effet, les Athéniens ont perçu les inconvénients ou les problèmes de la liberté démocratique. Des textes, contemporains de ceux que nous avons cités pour illustrer les beautés de cette liberté, en disaient déjà les dangers. mais, à cette époque, leurs voix étaient moins nombreuses et moins éclatantes que les autres. Et, surtout, elles ne disaient pas que ces dangers se retournaient contre la liberté elle-même. […]
[…]
Si la victoire sur le Perses avait été une expérience dans un sens, ces trente années [de guerre] qui achèvent le Ve siècle en constituaient une autre, inverse et non moins importante. L'une avait avivé les enthousiasmes, l'autre fut le point de départ des réflexions. Ce n'est pas un hasard si le IVe siècle, dans cette Athènes vaincue et désormais ramenée à un rôle moins actif, fut et reste pou nous le siècle des philosophes. […]
Au début, quand les Athéniens s'aperçurent que leur démocratie comportait des aspects fâcheux, leur première réaction fut d'incriminer des individus: les démagogues. C'était leur faute. Ils voulaient plaire au peuple et pour cela le flattaient, donc lui mentaient.
[…]
De même Aristophane, dans Les Cavaliers, instaure une sorte de compétition d'ignorance et de malhonnêteté entre ceux qui vont diriger les affaires; et il montre les deux candidats flattant le peuple tant qu'ils peuvent. […]
Enfin Thucydide, quand il oppose Périclès à ses successeurs, ne retient qu'un trait: Périclès était assez sûr de sa supériorité pour parler toujours raison au peuple. Au contraire, les hommes qui suivirent étaient, «par eux-mêmes, plus égaux entre eux, et ils aspiraient chacun à cette première place; ils cherchèrent donc le plaisir du peuple, dont ils firent dépendre la conduite même des affaires» (II, 65, 10). Aussi pratiquèrent-ils «les intrigues personnelles, à qui serait chef du peuple».
[…]
Pourtant on remarque que de tels chefs ne laissent plus guère de place au débat, qui était bel et bien l'essence de la liberté politique? Cléon, dans Thucydide, parle des belles paroles et des paradoxes dont on abreuve le peuple; et son adversaire rétorque qu'il y a pire: il y a ceux qui usent de la calomnie et qui intimident ainsi leurs adversaires. Résultat: ils se taisent, «et la cité est ainsi privée des avis de ses conseillers, que retient la peur» (III, 42).
Ibid., p.123-126
Les pages qui suivent montre la liberté mise à mal par les excès de ceux qui pratiquent une liberté sans frein. C'est la loi et le respect de la loi qui sont les remparts de la liberté.
La gravité de ce divorce entre la liberté et la loi apparaît bien si l'on considère la conduite des citoyens les uns envers les autres. […] La réalité concrète — nous la connaissons encore —c'est la criminalité et l'insécurité.
[…] Mais soudain on retrouve chez lui [Démosthène] la même ardeur triomphante qui marquait nos premiers textes. Car, au lieu de dire que le mépris des lois est cause de ces désordres, il rappelle avec fougue que la force des lois est le seul remède, le seul garant et de la sécurité et de l'ordre démocratique. […] Et qu'est-ce qui fait la force de ces lois, qui ne sont qu'un simple texte écrit? A cela Démosthène répond: «Vous-mêmes, à condition de les maintenir fermes et de mettre, en toute occasion, leur puissance souveraine au service de l'homme qui les réclame. Ainsi les lois font votre force et vous la leur.»
Ibid., p.132-133
Dans la page suivante, Jacqueline de Romilly évoque le célèbre texte de La République aux pages 557 b et suivante. Mais ce qui m'émeut, c'est une note: Il arrive que la cité démocratique, assoiffée de liberté, «trouve à sa tête de mauvais échansons et se grise à l'excès de cette liberté pure». (Ibid., p.134)
Et la note précise: les Grecs buvaient leur vin coupé d'eau, jamais pur. Ainsi, le «pur» appliqué à cette liberté est celui qu'on utilise pour du vin trop fort. Existe-t-il deux mots en grec, un "pur, sans tâche" et un "pur, trop fort"? Nous dépendons entièrement de lecteurs comme Jacqueline de Romilly ou Pierre Hadot pour nous le dire. Et cette attention si précise, si entièrement absorbée en elle-même est ce qui m'émeut le plus.
(De façon plus détachée (mais pourquoi faut-il donc être toujours détaché?), disons que la philologie est indispensable.)

Ce livre m'a fait découvrit un martyr de la liberté moins connu que Socrate, un personnage de plus à ne pas oublier (qu'avons-nous donc à leur offrir que notre mémoire? Je songe au père de Sébastian Haffner):
Et, s'il est courant de reprocher à la démocratie athénienne la mort de Socrate, peu de textes au monde témoignent mieux de ce qu'est une mise à mort par un pouvoir arbitraire que le récit, laissé par Xénophon, de la mort de ce Théramène, qui, à deux reprises, avait fait partie de l'oligarchie et s'en était séparé. Dans Les Helléniques, Xénophon rapporte comment le chef des oligarques traduisit Théramène devant le Conseil, le dénonça comme ennemi du régime, et comment celui-ci se défendit, expliquant pourquoi, à plusieurs reprises, il avait protesté. Son adversaire sachant qu'il fallait un vote pour obtenir la mort d'un des Trois Mille, trancha alors: «Eh bien, moi — ce furent ses paroles — j'efface de la liste Théramène que voici, avec votre assentiment à tous. Et cet homme, ajouta-t-il, nous le faisons exécuté» (II, 3, 51). Ce fut fait, bien que Théramène se fût aussitôt réfugié auprès de l'autel. Il en fut arraché par des gardes armés de poignards — cela, c'était, cinq ans avant la mort de Socrate, la mort sous l'oligarchie.
Ibid., p.144
La démocratie change de sens, elle perd de sa fougue, de sa folie théorique, pour se domestiquer (et par delà les siècles, j'en éprouve du regret.) L'essentiel se perd, s'est perdu, au profit du quotidien.
C'est dans ce bouillonnement de recherches qu'apparaît la politeia d'Aristote — mot qu'on traduit parfois par «république»; et elle n'est pas sans rapport avec le vieux rêve des modérés.
[…]
Il est certain qu'alors les textes changent de ton. On ne parle plus tant de la liberté (eleutheria): on parle davantage de droits. On emploie beaucoup le mot kurios, qui désigne tout ensemble la haute main pratique de celui qui est maître des affaires (kurios tôn pragmatôn), et tel droit de détail reconnu par les textes […]. La grande soif d'affranchissement a donc été remplacée par un monnayage de droits, qui sont inscrits dans des textes et ne sont pas nécessairement liés à la liberté politique.
Ibid., p.149-150
Finalement, ce sont moins les lois que la façon dont elles sont envisagées qui est important. Isocrate appelle à la vertu. (Le schéma est toujours le même: une catastrophe survient et provoque la réflexion: comment cela a-t-il pu arriver? Comment y remédier, éviter que cela se reproduise?)
Si la crise était venue de l'ambition des démagogues, de la légèreté du peuple, du manque d'esprit critique des uns et des autres, si les valeurs avaient été secouées et faussées, si l'on avait perdu le respect des parents et de maîtres, si l'on avait pris l'habitude de transgresser les lois, ce qu'il fallait était remédier à ces dispositions.
[…]
[…]; il n'empêche qu'en insistant sur la vertu plus que sur les institutions, Isocrate défendait des vues qui rejoignaient l'orientation majeure de Platon, et qui allaient mettre leur marque sur les analyses de tous — en passant par Cicéron et Montesquieu. Faut-il s'en étonner? Peut-on nier qu'un régime a finalement le sort que lui préparent les gens chargés de l'éducation de tous? Cette idée est évidente, mais trop souvent perdue de vue.
Il faut enfin ajouter que cette réforme de la vie de tous les jours, des habitudes civiques et de la morale a tellement la priorité sur le reste que les réformateurs y sont plus attachés qu'aux institutions elles-mêmes. Isocrate a dit que le régime politique était «l''âme» de la cité. Il a aussi dit: «Ce n'est pas par les décrets, mais par les mœurs que les cités sont bien réglées»; l'obéissance aux lois, enfin, dépend moins de la façon dont elles sont rédigées que les habitudes morales léguées par l'éducation.
Ibid., p.150-151
Jacqueline de Romilly fait remarquer que cet appel à la vertu paraît bien loin de la liberté; cependant, c'est un tort, car il est arrivé une fois dans l'histoire grecque qu'une prédication morale sauvât Athènes et l'idée de liberté: ce fut l'instauration de la «concorde» pour sortir de la guerre civile. Réconciliation, interdiction d'évoquer le passé. Et Romilly de conclure: «Athènes ne réussit peut-être pas à améliorer son régime, mais elle réussit sur ce point essentiel: elle n'eut plus de guerres civiles, jamais.» (p.152-153) Peu à peu le livre se détourne des principes gouvernant la cité pour observer l'individu (est-ce le mot, est-ce anachronique?)
Et de même qu'Athènes, arrogante dans sa liberté, se sentait le devoir de protéger le faible ou l'étranger, l'homme libre se caractérise par sa générosité, sa libéralité. La liberté forge un caractère, certains caractères ne peuvent qu'être libres:
En même temps, l'élargissement de la notion aboutit à l'apparition de mots nouveaux, qui, eux, n'ont bientôt plus que cette valeur morale.
Un des contraires de «libre» est le mot grec aneleutheros. Or, à un exemple près, il ne se rencontre qu'à partir de la fin du Ve siècle, et avec une valeur toujours morale. Platon, Xénophon, Aristote, l'emploient dans le sens d'«indigne d'un homme libre», pour désigner la mesquinerie et la servilité. Puis apparaissent eleutherios et eleutheriorès, qui servent à désigner cette liberté d'allure, ou d'esprit, qui va avec le courage et la générosité. L'adjectif existait auparavant, mais il était réservé à Zeux: Zeux Libérateur. Désormais, à partir de Xénophon ou de Démocrite, c'est-à-dire à partir du début du IVe siècle, voici qu'il désigne les hommes qui ont des façons d'hommes libres, ou qui pratiquent, selon la formule traditionnelle quine correspond pourtant plus à nos habitudes de vocabulaire modernes, la «libéralité».
Ibid., p.158
C'est finalement par rapport à soi-même qu'il faut être libre, mais cette prise de conscience met longtemps à apparaître dans les textes.
De fait, ce vocabulaire de la liberté que nous cherchions en vain dans la réflexion politique de l'époque se retrouve soudain, enrichi et transposé, dans un domaine nouveau. […]
Cette évolution, ou plutôt cette translation, ne se marque pas seulement dans l'emploi des mots ou des jugements de valeur: elle se traduit aussi, et surtout, par une analyse morale nouvelle, montrant que les passions sont pour l'homme une servitude. […]
Un mot rend bien compte de ce combat à mener: c'est le mot ''kreittôn'', «qui l'emporte sur». On peut l'emporter sur l'argent: c'est ce que Thucydide dit de Périclès, parce qu'il est inaccessible à ces tentations; et plusieurs passages d'Euripide emploient la même expression. On peut aussi l'emporter sur la colère. Peu à peu l'âme apparaît avec ses divisions, ses batailles, ses succès et ses défaites. Des parties de l'âme commencent à se distinguer les unes des autres.
Vers les dernières années du Ve siècle, cette idée du combat intérieur se précise et se renforce.
Ibid., p.160-161

La raison, en somme, est gage de liberté.
Elle l'est aussi en d'autres sens. Car la tyrannie des passions n'est qu'un aspect des pressions qu'exercent sur l'homme les circonstances extérieures. Or il faut, d'une façon générale, se laisser le moins possible influencer par ces dernières, qu'elle soient.
Ibid., p.164
La liberté est aussi d'accepter l'inévitable:
Il est même remarquable de penser que, chez Eschyle, la jeune Iphigénie devait être tenue, et bâillonée, qu'elle se débattait et refusait la mort: les victimes d'Euripide, elles, donnent leur accord à l'avance; et, dans l'exécution même, elles refusent toute contrainte.
Ibid., p.164

Peu à peu apparaît l'idée d'une liberté qui serait comme un noyau vivant et irréductible mettant l'homme à part des circonstances.
On voit se multiplier les conseils prêchant la sérénité.
Ibid., p.165
Hommage à Socrate (et précisions, pour éviter les anachronismes):
Et naturellement, parmi ces hommes, au même moment, il y avait Socrate — Socrate plaidant pour une âme raisonnable, Socrate capable de résister à toutes les fatigues, Socrate restant ferme contre les tentatives de séduction du bel Alcibiade, Socrate refusant de quitter la ville à la veille de son exécution, Socrate mourant dans une sérénité souveraine, dont Platon a retracé, pour toujours, le souvenir. Il l'a montré philosophant jusqu'au dernier moment sans se laisser atteindre par le sort.
Socrate n'est pas mort parce qu'il choisissait d'accéder ainsi à une forme de liberté. Rien ne permet de mettre sa mort en relation avec les suicides de philosophes qui se répandirent peu à peu. Il n'a même pas dit qu'il mourrait «libre». Mais on comprend que la perspective de ses derniers moments ait exercé une fascination sur ses disciples, et qu'elle ait pu être parfois considérée comme le début de cette liberté nouvelle, qui ne se trouve que dans les âmes.
Le mot de conscience serait ici trop moderne. Et c'est pourtant bien de cela qu'il s'agit. De fait, après Socrate, on voit un certain nombre de ses disciples, ou de ses continuateurs, prêcher cette nouvelle liberté, dont l'idée avait mûri doucement au cours des dernières années du Ve siècle. Ils emploient, eux, le mot de liberté. Et ils l'appliquent désormais à un idéal qui ne relève plus des cadres de la cité, ni même de la société.
Ibid., p.166
Dernières pages sur le destin:
Mais surtout — il faut le dire avec force —, jamais, avec les Grecs, il n'a été réduit à l'état d'instrument aveugle et passif entre les mains du destin.
Dire avec précision où passait la frontière serait bien difficile. Les Grecs ne se posaient pas ces problèmes comme nous avons appris à le faire. En plus ils ont certainement varié selon les époques, selon les individus, peut-être selon les heures. Savons-nous bien nous-mêmes, avec certitude, ce que nous pensons en la matière? Nous avons remplacé le destin par le poids de l'histoire et de la société, des hérédités et des gènes, ou bien des traumatismes de l'enfance; mais les choses en sont-elles plus claires?
Pourtant, si le dosage entre la liberté et le destin, pour les Grecs, est variable et incertain, jamais ce dernier ne s'est imposé seul.
Dans de remarquables analyses, répétées à plusieurs reprises, un savant autrichien a exposé de façon magistrale ce que l'on appelle la «double causalité», chez Homère ou dans la tragédie. Le principe est que tout s'explique à la fois par l'action divine et par la volonté humaine.
[…]
On cherche à plaire aux dieux; on les redoute; mais, le plus souvent, ce souci même confirme la part de responsabilité qui reste toujours à l'homme.
Ibid., p.191

Les ragots

Les racontars répandus sur quelqu’un le caractérisent aussi pleinement que des actes notariés. Souvenez-vous des bruits qui ont circulé sur Dostoïevski. Vous viendrait-il à l’idée de les appliquer à Tolstoï ? Ou le contraire ?

Sergueï Dovlatov, Brodsky et les autres, p.9

La métaphysique

Brodsky disait aimer la métaphysique et les ragots. Et il ajoutait: «Ce qui en principe est la même chose.»

Sergueï Dovlatov, Brodsky et les autres, p.134

Au lit

Je suis toujours allé au lit comme quelqu'un qui se prépare pour un long voyage: des livres, des comprimés, des verres d'eau, des montres, une lampe, des crayons et des cahiers.

Reinaldo Arenas, Avant la nuit, p.433

Le Téléphone

Dans les herbes, dans les buissons
Dans les fleurs bleues, rouges ou jaunes
C'est pour entendre ta chanson
Que je t'appelle ô Téléphone.

Gaie comme celle du pinson
Celle de la grive en automne
Si douce qu'elle donne le frisson
Est la note du Téléphone.

Très peu utile est l'hameçon
Sans intérêt le saxophone
Pas besoin de tant de façons
Pour la prise du Téléphone.

A l'époque de la mousson
Pour fuir l'orage qui l'étonne
Il court et tombe chez les poissons
A l'eau, à l'eau, le Téléphone.

Plumages bruns, plumages blonds
Plumages roux comme l'automne
Ces cous courts ou bien ces cous longs
Ce sont des cous de Téléphone.

Becs ouverts avec conviction
Piaillant jusqu'à s'en rendre aphones
Pour réclamer double ration
Tels sont les fils du Téléphone.

Fin comme le papier canson
Comme le bec de la cigogne
Ou la truffe du hérisson
Tu as beau nez ô Téléphone.

Mais on dit qu'il a l'ambition
D'être élu maire de Carcassonne !
Je crains que dans ces conditions
Las on ne rie du Téléphone.

Jacques Roubaud, Les animaux de personne, illustré par Marie Borel

Ferdinand Thrän

Il n'est pas douteux que l'un de mes principaux maîtres et modèles (je l'imitais avant de connaître son existence, c'est dire...) est ce Ferdinand Thrän, "l'archiviste des vilenies", architecte et restaurateur de la cathédrale d'Ulm, qui apparaît dans le ''Danube'' de Claudio Magris : Thrän a passé toute sa vie à tenir un grand registre des diverses avanies qu'il avait à subir, sans en oublier une.

Renaud Camus, Une chance pour le temps, journal 2007, p.339

Ou l'inverse

Et pays de Galles! Et Pays basque! J'aimerais apprendre avant de mourir comment s'écrivent Pays de Galles et pays Basque. À moins que je ne m'embrouille, et je peux me tromper, M. Massuyeau tient pour le bas de casse à pays — pays Basque, pays de Galles —, mais Hélène me réclame une capitale à Pays de Galles. Or une autre contrainte agissante est l'exigence de cohérence interne. Peut-être faut-il écrire Pays de Galles, mais comme on a écrit pays de Galles dans le premier volume (ou l'inverse, je ne sais plus...).

Renaud Camus, Kråkmo, p.209

Illusion d'optique

Andreï Ariev

Ma femme a demandé à Ariev :
—Andreï, je n'arrive pas à comprendre, tu fumes ou tu ne fumes pas?
— Vois-tu, a répondu Andreï, je ne fume que lorsque je bois. Et comme je bois tout le temps, beaucoup de gens s'imaginent à tort que je fume.

Sergueï Dovlatov, ''Brodsky et les autres'', p.18

Mieux vaut préciser

«Vous voulez dire que quand vous citez un texte il n'est pas de vous?
— Oui, c'est exactement cela, je veux dire que quand je cite un texte il n'est pas de moi.»

Renaud Camus, Kråkmo, p.32

Innocent IV

Toutes ces dispositions de la Curie furent prises à Lyon où se rejoignaient désormais tous les fils du monde ecclésiastique, noués de main de maître par le pape Innocent IV, qui se comporta en virtuose. Il savait lui aussi transformer les énergies, tirer de la matière des forces spirituelles et convertir le spirituel en temporel, en faire un instrument de puissance politique, militaire, financière. Une seule chose était nécessaire: un esprit calculateur dépourvu de scrupules et capable d'utiliser tous les pouvoirs existants. Si l'on ne voit l'Église que comme une puissance politique qui était confrontée à des tâches politiques et militaires d'un genre tout à fait nouveau, ce pape génois apparaît alors comme l'un des plus brillants politiques qui ait jamais occupé le trône pontifical. Sans l'ombre d'une hésitation, il fit fructifier les biens de l'Église et lui fournit ainsi d'innombrables ressources nouvelles totalement inexploitées. La façon dont le pape Innocent IV écartait tout scrupule, tout sentiment ecclésiastique pour atteindre son unique but, l'anéantissement du Hohenstaufen, n'est pas dépourvue de grandeur. Il ne prenait même pas la peine de dissimuler ses manoeuvres, qui étaient autant d'insultes aux règles canoniques. Hypocrite, Innocent ne le fut jamais et il ne se souciait pas des apparences. Il viola, tourna, modifia tous les canons, introduisant ainsi dans la papauté ce machiavélisme avant la lettre, pour lequel l'intérêt immédiat, terrestre, prime le droit, qu'il soit divin ou humain. Innocent était à coup sûr un type nouveau de pape, sans plus grand-chose de commun avec les papes guerriers continuateurs des Césars.

Cette nouvelle orientation de la papauté eut, de façon significative, des conséquences fort diverses. En Germanie, la dégénérescence de l'Église provoqua le dégoût, la tristesse et l'indignation. Mais le matérialisme qui caractérisait alors la religion suscita par contraste une spiritualisation plus intense et donna naissance à la Réforme, au renouveau du christianisme. En Italie, on vit aussi dans l'État de l'Église un élément positif. La conduite des papes y éveilla ce cynisme supérieur et insondable qui est à l'origine du retour du paganisme au sein même de l'Église, c'est-à-dire de la Renaissance.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.562 (Gallimard, 1987)

Gouverner la foule

Périclès s'opposait à lui, tout comme Démosthène devait plus tard l'accabler de reproches: la liberté politique du peuple passe par l'admonestation, et non par le mensonge ou la flatterie; et c'est en tenant la foule bien en main que Périclès assurait le mieux, en fin de compte, cette liberté.

Pourquoi tant d'autres craignaient-ils de le faire? Ici, nous découvrons une autre entrave à la liberté; et elle vient du peuple lui-même. Pour s'opposer à lui, en effet, il faut parfois du courage. Et les orateurs qui se taisent ne craignent tant la calomnie que parce qu'ils craignent la colère du peuple. De fait, on s'aperçoit, dans Euripide et dans Thucydide, cet autre trait qui veut que la foule soit, par nature, excessive et violente, si bien que ceux qui devraient la guider ont peur d'elle. Comment ne pas rappeler que, dans Euripide, Ménélas et Agamemnon avouent tous deux ce sentiment? Dans Oreste, Ménélas voudrait bien faire quelque chose pour le jeune homme, mais il n'ose pas — pas ouvertement: «C'est que le peuple au plus ardent de sa colère est pareil à un feu trop vif pour être éteint» (696-697); et Agamemnon déclare dans Iphigénie à Aulis: «Nous sommes esclaves de la multitude.» Il imagine l'armée se dressant contre lui, furieuse de n'avoir pas obtenu le sacrifice d'Iphigénie et prête à le poursuivre jusque chez lui pour y exercer les pires vengeances. Quand, au lieu de parler du dèmos, on se met à parler de «la multitude» ou de «la foule», la terreur commence…

Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de la liberté, p.128

Ottaviano degli Ubaldini

Inévitablement, la rumeur se répandit dans Parme assiégée que le commandant de l'armée pontificale, le jeune et charmant cardinal Ottaviano degli Ubaldini, tout aussi riche que que choyé par la fortune, avait en secret partie liée avec l'empereur. C'était un faux bruit dans la mesure où ce membre de la puissante famille toscane, qui devait jouer dans l'histoire florentine un rôle important, n'eut jamais partie liée avec personne. C'était pour lui une question de principe. Ce prêtre extrêmement doué, "aussi peu sacerdotal qu'on puisse l'être", avait été placé, à vingt-six ans, à la tête de l'évêché de Bologne et aussitôt fait cardinal-diacre par le pape Innocent IV.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.582 (Gallimard, 1987)

Sainte Thérèse et les casseroles

— Bref, les parents furieux sont venus en délégation manifester auprès de notre chère Adélaïde. Ils se sont fait recevoir. Tu ne devineras jamais quelle botte secrète elle leur a envoyée: "Dieu est parmi les casseroles", recta!

— Hein! C'est dans l'Évangile?

— Non, mais c'est aussi bien, c'est sainte Thérèse qui nous a pondu ça un jour de livraison du Saint-Esprit. Pas la céleste rosière, l'autre: sainte Thérèse d'Avila. Adélaïde a ajouté que "s'ils osaient contester les enseignements d'un docteur de l'Église, qu'ils osent aussi s'avouer luthériens puisqu'ils l'étaient de fait".

— Et qu'est-ce qu'ils ont dit?

— Que c'était elle qui avait besoin d'un docteur… C'était maladroit.

Alix de Saint-André, L'ange et le réservoir de liquide à freins, Folio, p.78

Les externes

Devant elles, juste derrière les bonnes soeurs, il y avait une poignée d'externes, quatre-cinq pas plus, que La Madelon du fond n'atteignait pas encore. En uniforme, comme tout le monde, on les reconnaissait pourtant à leurs chaussures bien cirées, à leurs élégantes chaussettes et au semblant de dureté abrutie et supérieure qui commençait à leur poindre au coin de l'oeil. Ces demoiselles passaient d'habitude leurs samedis après-midi en cours de danse ou de tennis que leurs mamans ne leur auraient vu manquer sous aucun prétexte, en tout cas pas pour l'enterrement d'une cuisinière, fût-elle bonne soeur. Les bourgeoises de la ville considéraient les religieuses comme des domestiques qu'elles payaient (pas plus cher que leur bonne, l'école était conventionnée) pour faire diplômer leurs filles. Ces dames respectaient infiniment davantage le professeur de tennis (plus cher), car s'il leur arrivait, comme à tout le monde, de rater une volée de revers au court Millecheau, même Klaus Barbie ne serait pas parvenu à leur faire avouer leur misérable passé scolaire. Trahies — mais elles l'ignoraient — par l'orthographe lamentable de leurs mots d'excuse, elles n'en allaient pas moins se plaindre régulièrement de la "baisse de niveau" avec des mines de garagistes inquiets auprès d'une Adélaïde qu'elles trouvaient curieusement goguenarde.

Alix de Saint-André, L'ange et le réservoir de liquide à freins, p.63-64

Tout peut toujours arriver

Voulez-vous que j'allume la radio dans la voiture? Il se peut, tout peut toujours arriver, que les informations de trois heures nous annoncent la Résurrection de la Chair et que nous arrivions à temps pour voir sortir des caveaux de famille les dames à ombrelle de l'album de photos dont les bustes immenses continuent à m'intriguer.

Antonio Lobo Antunes, ''Le Cul de Judas

Les internes

Au milieu du car c'était plus possible de s'entendre causer, et Stella fredonnait avec les pensionnaires. Elles, on les reconnaissait à leur odeur. Petites, elles ne se lavaient pas; grandes, elles se lavaient trop, et fleuraient donc le poisson ou le Rexona, selon l'âge. L'ennui et les raviolis en conserve avaient vermoulu depuis longtemps leurs bonnes joues roses de filles de la campagne. Leurs braves parents, qui n'auraient pour rien au monde voulu les voir finir "au cul des vaches", attribuaient cette mauvaise mine aux études dans lesquelles ils plaçaient un espoir démesuré. Pour les bonnes sœurs, qui lisaient leur courrier et pouvaient à tout moment les coller des dimanches entiers au collège sans craindre d'intempestives réactions familiales, c'était une main-d'œuvre taillable et corvéable à merci. Prisonnières, les pensionnaires étaient les reines de la défense passive, du système D, des codes secrets et des secrets tout court.

Alix de Saint-André, L’ange et le réservoir de liquide à freins, Folio, p.63

L'ange et le réservoir de liquide à freins par Alix de Saint-André

Cela ressemble un peu à un roman policier, à un roman sur l'enfance, à une ode à la Loire, à une critique de Vatican II qui serait moins une critique que la description de l'accueil des réformes par les fidèles, le clergé et les congrégations religieuses (la réception de Vatican II). Ce n'est ni amer ni nostalgique, ce n'est ni lourd (comme peut l'être une charge systématique) ni même véritablement moqueur, mais plein d'humour, et pour reprendre le mot de Barthes, bienveillant.

Un livre pour les amoureux de la Loire et du ciel au-dessus de la Loire, et pour ceux qui n'ont pas tout à fait abandonné l'espoir de voir un jour un ange.

L'énigme :
Affaire du meurtre de Mère Adélaïde et de sœur Marie-Claire (souligné trois fois).
Suspects vivants: les Francs-Maçons, les Communistes, les Protestants, et les gens du lycée (en rouge).
Suspecte morte: sœur Marie-Claire (en noir).
Résolution abandonnée: interroger les témoins Marchand (absent) et Périgault (bec-de-lièvre), de toute façon Saulnier Henri nous a tout dit (en vert).
Résolution adoptée: interroger les Protestants, les Communistes et les gens du lycée. Moyen: leur vendre des coupons pour le Sahel (en bleu).
Problème n°1: Marie-Claire. A) Aurait-elle voulu tuer Adélaïde sachant qu'elle y risquait sa vie? B) Pourquoi faisait-elle mine d'apprendre à conduire? (en noir).
Problème n°2: Les Francs-Maçons. Qui sont-ils? Où et comment les trouve-t-on? (souligné).

Alix de Saint-André, L'ange et le réservoir de liquide à freins, p.92
La Loire :
Le derrière sur un banc, le dos contre le mur de leurs petites maisons de tendre tuffeau blanc, sans fin, les yeux plissés par la lumière dans un sourire permanent, ils regardent la Loire qui regarde le ciel, et ils en causent, du ciel et de la Loire, de la Loire et du ciel, benoîtement persuadés, quoi qu’il arrive, que Dieu les aime d’un amour doux et acidulé comme une fillette de vin rosé.

Le ciel qui coule dans la Loire est la seule passion qu’on leur connaisse, avec ses deux versants, la météorologie et la théologie.
Ibid, p.12
J'aime ce ciel sous deux espèces, comme le temps et l'amour. Et encore :
La Loire, fleuve des rois de France, débordait comme le Nil des pharaons dorés, avec une lenteur majestueuse. Les gens qui croient la connaître disent que c'est une traîtresse. C'est faux. La Loire est franche, mais farouche; sous ses allures excessivement polies, son orgueil est infini. Elle aime qu'on l'aime — mais seulement d'amour. Il faut lui faire la cour. Se donner le mal de la contempler, de mesurer avec des baguettes ses pas sur le sable, d'ausculter le moindre remous de ses eaux par lesquels elle signale les tourbillons fatals, où, mante religieuse, elle ne manquera pas d'engloutir ses vaniteux petits sauteurs du dimanche qu'elle charriera ju'à la mer avec les rats et les chats crevés. Ça demande une science et une patience infinie, comme de jouer à la boule de fort. Dieu merci, on avait su la prévoir, et toutes les bêtes étaient encore sur le coteau? Parce qu'elle est finaude et fantasque, en plus, la belle ogresse, et ses victimes se comptent par colonies de vacances entières.
Ibid, p.112
Des descriptions popularisées par La vie est un long fleuve tranquille, mais qui ici ne sont qu'un constat, la tentative de montrer comment les prêtres de bonne volonté tentèrent d'imaginer et d'appliquer Vatican II de leur mieux — en en faisant trop, naturellement. (Il n'y eut pas de retour):
À la fin de cette épreuve, Monsieur l'archiprêtre dit sur le ton de monsieur Loyal: Première station: Jésus condamné à mort. Les scouts recommencèrent à gratter (c'était encore en Do majeur, très allegretto)
Le premier qui dit la vé-ri-té
Il doit être exé-tchoung, tchoung-cuté (bis)

Par dessus les banderolles bringuebalantes de la Miséricorde, la tête de Séraphin émergea d'un col romain. En tenue de clergyman, il avait, comme l'archiprêtre, une grand étiquette pendue sur la poitrine: "Jésus-Martin-Luther-King". Des chaînes de papier kraft, comme ces guirlandes qu'on fait pour Noël dans les maternelles, lui entravaient les pieds. Ses mains étaient attachées par une ficelle dont chaque exrémité était tenue par un enfant de chœur déguisé en soldat avec une veste de treillis dont les manches, trop longues, avaient été retournées. L'un avait un vrai casque de vrai soldat qui lui tombait sur le nez, l'autre un casque d'Astérix en plastique, trop petit, et qui ne battait plus que d'une aile.
Ibid, p.172-173
Et des remarques plus discrètes (Stella, quatorze ans, est élevée par ses vieilles tantes):
En prenant l'enveloppe de papier bulle, cachetée, où le nom et l'adresse étaient écrits au stylo-bille, Stella soupira, heurtée par cette triple grossièreté. Et c'était prof…
Ibid, p.225
Les causes de cette déliquescence sont résumées en une phrase:
Elles étaient quatre, et Mère Adélaïde qui n'ignorait rien le savait très bien, à avoir redoublé leur sixième, dont Hélène, par force, et Stella par faiblesse. Quatre à avoir bénéficié un an de l'enseignement de l'ancien catéchisme, du latin et des mathématiques traditionnelles, ces trois piliers de la sagesse disparus d'un coup sous les effets conjugués, quoique non concertés, d'Edgar Faure, de Mai 68 et du Concile.
Ibid, p.261
Ce n'est pas un roman à thèse, et les citations ci-dessus, pittoresques, donnent une mauvaise idée de l'ensemble (mais donner une idée juste serait beaucoup plus long…): c'est l'histoire d'une petite fille un peu seule qui ne sait pas clairement qu'elle est malheureuse même si elle en connaît les causes, qui enquête dans une école catholique en interprétant tous les indices de travers.

La Loire

La légende veut que René Ier d'Anjou, Roi de Naples, de Sicile et de Jérusalem, peintre et poète, fût en son "doux castel d'amour" de Saumur à peindre une bartavelle quand on vint lui rapporter que Louis XI, ce madré, bataillait encore pour lui piquer son beau duché d'Anjou. Ajoutant une dernière nuance d'ocre à l'aile de sa perdrix rouge, celui qu'on appelle ici le Bon Roi René se souvint alors qu'il était comte de Provence, que c'était aussi là une bien aimable contrée, et qu'elle lui manquait beaucoup. Il acheva son tableau, serra ses pinceaux, et fut s'y installer le reste de son âge avec la dame de son cœur, la délicieuse Jeanne de Laval, sa seconde épouse. Pour les gens des bords de Loire, le Bon Roi René demeure un vrai héros, et ils chérissent sa mémoire; la terre ne vaut pas qu'on se batte pour elle.

Le derrière sur un banc, le dos contre le mur de leurs petites maisons de tendre tuffeau blanc, sans fin, les yeux plissés par la lumière dans un sourire permanent, ils regardent la Loire qui regarde le ciel, et ils en causent, du ciel et de la Loire, de la Loire et du ciel, benoîtement persuadés, quoi qu'il arrive, que Dieu les aime d'un amour doux et acidulé comme une fillette de vin rosé.

Le ciel qui coule dans la Loire est la seule passion qu'on leur connaisse, avec ses deux versants, la météorologie et la théologie. C'est la seule cause pour laquelle ils acceptent qu'on les égorge de siècle en siècle, la seule patrie qui leur fasse prendre les armes sans renâcler. Dans les temps anciens, ils se sont poursuivis par bandes pour les vraies-fausses reliques de saint Florent à travers la forêt de Bagneux, affaire encore mal élucidée; une autre fois, ils ont fracturé les vitraux de l'église de Candes pour s'entre-voler le corps à peine froid de saint Martin; plus tard encore, le fleuve a charroyé par centaines cadavres de huguenots, cadavres de catholiques, cadavres de Blancs massacrés par des Bleus... Et certains soirs, quand la Loire se maquille très rouge, plus rouge que le soleil lui-même, les gens si paisibles qui peuplent ses rives se taisent un moment pour la regarder présenter aux cieux le sang de leurs aïeux martyrs dans l'ostensoir de son sable d'or blanc.

Alix de Saint-André, L'ange et le réservoir de liquide à freins, p.12-13 (prologue)

Petit déjeuner

La miette faisait du surf derrière le manche en inox sur les crêtes beigeasses et crémeuses. Ça faisait sept tours qu'elle résistait sans couler. La précédente, mais elle était plus petite, moins plate, avait tenu neuf tours, on verrait bien. Stella fit tourner plus vite sa cuillère dans le bol transparent; une buée douceâtre lui montait au joues. Huit tours.

Alix de Saint-André, L'ange et le réservoir de liquide à freins, Folio, p.285

Les indulgences

D'autres mesures menèrent à leur tour au commerce, tristement célèbre, des indulgences. Des foules de moines mendiants, dûment informés, étaient envoyés pour répandre dans le peuple les sentences d'excommunication et de déposition. Pour cette mission, les moines devaient utiliser toutes les occasions de rassemblement de foules, c'est-à-dire les processions, les messes, les marchés. Ils avaient en outre l'obligation de faire suivre toute prédication de l'invitation à prendre la croix contre Frédéric. Mais, afin de ne pas affaiblir  inopportunément la croisade prêchée contre Frédéric et ses fils, le pape Innocent interdit secrètement, de la façon la plus stricte, qu'on prêcha aussi la croisade en Terre sainte — et cela à l'instant précis où Saint Louis préparait la sienne.  Le seul fait d'avoir écouté un prêche exhortant à la croisade contre Frédéric II valait une indulgence de quarante à cinquante jours accordée par le pape et celui qui prenait la croix avait droit aux mêmes indulgences que les croisés qui combattaient contre les Sarrasins. Et si, ensuite, on se faisait relever de ce vœu de croisade en payant, la rémission des péchés subsistait. Aussi, beaucoup se croisaient-ils uniquement pour se faire relever immédiatement de leur vœu en versant une somme d'argent et se dégager de leurs péchés par ce rachat. Ce procédé n'était pas tout à fait nouveau. Il était possible depuis longtemps déjà de se dégager du vœu de croisade en versant une somme d'argent. Mais cet argent était utilisé précisément pour la croisade, alors que désormais il ne représentait plus qu'une nouvelle source de revenus pour l'Eglise et le clergé et un moyen pour combattre l'empereur. Dès lors que l'on fit abstraction de la fiction d'une croisade et que les indulgences furent accordées immédiatement contre de l'argent, le commerce des indulgences s'établit. Et c'est ce commerce qui donna finalement l'impulsion extérieure au schisme du XVIe siècle, c'est-à-dire à la Réforme.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.560

Dieu

—… GENTIL? GENTIL! Comment pouvez-vous dire une chose pareille, malheureuse! Vous avez entendu , Mère Antoinette: Dieu est gentil… Mère Adélaïde glapissait d'une colère noire. Et c'était gentil, peut-être, petite sotte, de détruire Sodome et Gomorrhe? C'était gentil, le déluge? C'était gentil de demander à Abraham de sacrifier son fils?

Et d'un grand coup de béquille sur le bureau.
—Sachez, jeunes filles, que Dieu n'est pas gentil, il est bon. Dieu n'est pas niais…

Alix de Saint-André, L'Ange et le réservoir de liquide à freins, Folio, p.260

Pauvres de nous

Avec Catherine Garraude, Mère Adélaïde avait perdu le seul être humain qu'elle aimât vraiment. Les autres, elle les aimait bien sûr comme elle-même, selon le commandement; c'est-à-dire pas beaucoup.

Alix de Saint André, L'ange et le réservoir de liquide à freins, p.255
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