Le Fou, spectacle de Benoît Lepecq

Ce soir nous avons vu du grand Benoît Lepecq à Guyancourt.

Pantalon orange chapeau noir écharpe rouge, cela suffit à faire un fou dans la grande tradition des fous: celui qui dit et voit la vérité, créant un cercle de solitude autour de lui. Benoît Lepecq a un étrange rayonnement, celui d'une énergie sobre, d'un débordement contenu, cela ressemble à la pâte de verre chauffée au rouge, brûlante et malléable, malléable et brûlante — surtout s'il est habillé d'orange et de rouge.

Le texte est publié, Benoît Lepecq en est l'auteur :
LE HARANGUEUR T'es un intello toi
un hareng intello

LE FOU T'es un harangueur toi
Une espèce de conneau

LE HARANGUEUR J'vais te dépecer moi
J'vais te fendre en deux

Jusqu'aux arêtes !

LE FOU Du moins
Si tu as faim
Déposerais-je dans tes entrailles
Des vers

LE HARANGUEUR Des vers?

LE FOU Une colonie d'asticots qui ira fleurir tes intestins

LE HARANGUEUR Quoi ? LE FOU Devant la tombe hélas
Je crains que nous soyons tous égaux

LE HARANGUEUR Salopard !

LE FOU Je peux t'imaginer cadavre
Providence pour un corbeau croulant
Le dit corbeau
Allant à la mer par mégarde
Proie des krills
Eux mêmes et enfin
Festin pour les harengs

Tu vois bien que tu vas finir
Dans le ventre de celui sur le dos duquel
Tu t'engraisses !

LE HARANGUEUR Tu vas la boucler ta gueule ?

LE FOU Plutôt qu'obliges les harengs à suivre
Votre fumaison sympa […]

Benoît Lepecq, Le Fou, p.42-43
La pièce sera de nouveau donnée le 28 avril. Je songe à y retourner.

L'idéologie

La notion d'idéologie a une double signification: tantôt, conformément à la tradition marxiste qui la définit comme la «fausse conscience», on entend par idéologie «tout système d'idées produit comme effet d'une situation initialement condamnée à méconnaître son rapport réel au réel»1; tantôt on nomme idéologies, comme l'écrit Hannah Arendt, «ces systèmes d'explication de la vie et du monde qui se flattent d'être en mesure d'expliquer tout événement, passé ou futur, sans faire autrement référence à l'expérience réelle»2. Quoique ces deux définitions ne soient pas congruentes, elles s'accordent sur un point: la pensée idéologique n'est pas simplement une pensée que les faits réfutent (comme peut l'être une théorie scientifique à l'épreuve de l'expérimentation); elle est une pensée imperméable aux faits. Comprise  comme illusion ou méconnaissance causée par une situation, l'idéologie bénéficie d'une évidence spontanée contre laquelle aucune argumentation ne peut rien; comprise comme interprétation totale du monde, elle se présente comme une pensée que tous les faits confirment. Dans les deux cas, l'idéologie est une pensée «irréfutable» — en ce sens qu'elle se croit confirmée y compris par les fait qui la réfutent. Mais cette «irréfutabilité» est paradoxale: elle signifie aussi bien que l'idéologie est réfutée par les faits mêmes qu'elle invoque. L'idéologie est à la pensée qui travestit ses propres données d'expérience, la pensée aveugle aux faits qui lui sont pourtant présents.

Jean-Yves pranchère, L'Autorité contre les Lumières, p.15



Notes
1 : G. Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie, Vrin, Paris, 1981, p.36
2 : H. Arendt, La nature du totalitarisme, tr. M.-I. B. de Launay, Payot, Paris, 1990, p.118.

Annuaires

C'est ici que se trouve la collection complète des Didot-Bottin. Annuaires par années et par rues. Toutes les adresses parisiennes sont répertoriées depuis 1838.

Didier Blonde, Carnet d'adresses, p.76

Aragon en 1938

Il me présente à Aragon. Jeune, beau, mais entouré d'un halo démoniaque. Il y a vraiment chez cet homme quelque chose de gênant. On pense à une vipère. Sarcastique, gouailleur, âpre, véhément à la moindre occasion, comme un homme à bout de nerfs. Il éclate lorsque je lui dis qu'en ce qui concerne l'Autriche, il est un peu tard pour s'enthousiasmer:
— Mais il y a d'autres pays à sauver qui peuvent encore être sauvés…

Ses plaisanteries vous serrent le cœur. Il y a de l'inhumain dans ses moindres propos.

[…]

Aragon me fait peur: il a un visage de prédestiné — mais un double visage. Janus qui semble fait pour deux destins: celui du bourreau (avec quelle froideur il enverrait au poteau ses ennemis, ses anciens amis) et celui du condamné, qui lèvera un jour, vers le peloton, son masque pâle qu'un rictus satanique éclairera.

Claude Mauriac, Les Espaces imaginaires, p.14-15 (4 avril 1938)
(Finalement, c'est la description d'un fanatique.)

Retour sur quelques blogs

J'ai déjà cité certains, je récidive :

  • dans les blogs givrés (je veux dire obsessionnels, mono-maniaques) :

. celui-ci consacré essentiellement à Mariette Lydis (et Montherlant);
. celui-ci à Gide;
. Norwitch à W.G. Sebald mais pas que, comme le prouve la liste de droite. Blog géographique, blog de lieux.

  • ludique (l'auteur de la citation du jour est quelque part dans le nuage à droite) :

. emm. & m.

  • littéraires avec éditeur québéquois

. Antoine Bréa (dont sa traduction de Dante)
. Emmanuel Régniez (parution à venir (le 6 mars?))

  • ceux que j'ai cru perdus :

. Touraine sereine, le blog de GC (Guillaume Cingal);
. Images volées des temps enfuis, le nouveau blog de Bernard Alapetite, qui apparaît à plusieurs reprises dans Kråkmo. [1].

  • un "classique" (vieux blogueur) que je n'ai jamais cité ici :

. la page de Pierre Cormary. Je mets le lien vers un billet sur Houellebecq parce que j'aime beaucoup la phrase «C'est le chauffe-eau qui a commencé», mais évidemment, ceux qui suivent mes diverses tribulations comprendront ma tendresse pour cette sobre illustration.

Et toujours mes favoris (ne soyez pas jaloux), Fine Stagione et Weimar.

Notes

[1] 30/12/2012 : ce blog a disparu, mais vous pouvez retrouver son successeur ici

Le figuier et le bouleau

Ce dont je ne parle jamais ici: de l'attention passionnée avec laquelle je regarde grandir le figuier que j'ai ramené, il y a quelques années, de Malagar (un rejet arraché devant la maison «de l'homme d'affaire»). Ou le bouleau, pris il y a neuf ans dans la forêt de Rambouillet, si petit alors, qu'une branche de groseiller lui servait de tuteur. Elle a pris racine et se trouve toujours là, minuscule au pied de l'arbre devenu si grand qu'il s'élève haut par-dessus le mur qui sépare le jardin du verger.

Claude Mauriac, ''Les Espaces imaginaires'', p.469 (6 décembre 1973)

L'ennui du bonheur

Il [François Mauriac] nous a fait un peu de peine, écrivant de sa main à la fin de sa chronique que j'avais tapée, et nous le découvrons en lisant le Figaro littéraire:

Cette T.V. qui donne du prix, lorsqu'elle se tait enfin, au silence coupé de vagues propos. Il existe comme un charme de l'ennui que nous avions oublié…

Or, ce soir de grève, nous avions parlé littérature et sans trop nous forcer. Mais à y réfléchir, il a raison: s'il s'ennuie, je m'ennuie aussi, il nous faut faire des efforts pour parler. L'ennui, alors que nous avons le bonheur d'être ensemble!

Claude Mauriac, Les Espaces imaginaires, p.462 (13 avril 1963)
Je crois qu'ici, il faut comprendre "ennui" par "ralentissement".

Au seuil de la vieillesse, jeune encore

Ces jours-ci, déjà, j'avais deviné la détresse de maman qui ne m'en avait rien montré. Je la voyais qui se fatiguait avec une sorte de fougue volontaire, comme pour oublier, se donnant corps et âme à ces humbles travaux ménagers. Mais, elle se savait au seuil de la vieillesse, jeune encore et belle, mais pour qui? Et pour quoi, pour qui tant de tendresse au cœur, et une telle soif d'amour?

Claude Mauriac, Les Espaces imaginaires, p.463 (19 août 1940)

La rose de personne

Psalm

Niemand knetet uns wieder aus Erde und Lehm,
niemand bespricht unsern Staub,
Niemand.

Gelobt seist du, Niemand,
Dir zulieb wollen
wir blühn.
Dir
entgegen.

Ein Nichts
waren wir, sind wir, werden
wir bleiben, blühend :
die Nichts-, die
Niemandsrose.

Mit
dem Griffel seelenhell,
dem Stabufaden himmelswüst,
der Krone rot
vom Purpurwort, das wir sangen
über, o über
dem Dorn.

Paul Celan, in La Rose de personne, bilingue, éditions Corti.

Traduction de Martine Broda
Psaume

Personne ne nous repétrira de terre ou de limon,
personne ne bénira notre poussière.
Personne.

Loué sois-tu, Personne.
Pour l'amour de toi nous voulons
fleurir.
Contre
toi.

Un rien
nous étions, nous sommes, nous
resterons, en fleur ;
la rose de rien, de
personne.

Avec le style clair d'âme,

l'étamine désert-des-cieux,
la couronne rouge
du mot de pourpre que nous chantions
au-dessus, au-dessus de
l'épine.



J'ai trouvé dans un forum quelques remarques sur cette traduction, remarques que je laisse à votre appréciation:

« Celan connaissait l'hébreu, et son "gelobt seist du" ne peut être que "baroukh ata", c'est à dire "béni sois-tu", qui est le début de tant de prières juives. Son "entgegen" évoque le "contre" de la création de la femme "ezer kenegdo". Parce que "entgegen" évoque en même temps proximité et opposition, comme l' "aide contre lui" que donne Hachem Yitbarakh à l'homme en le séparant en ses parties mâle et femelle.
Quant au Niemand et au Nichts à la place de Dieu, il ne s'agit pas d'un blasphème comme on pourrait le croire d'une lecture rapide, mais de la réévocation du nom mystique de Dieu "ein sof" (Il n'y a pas de fin), souvent abrégé en "ein".»

Ainsi ce psaume est véritablement un psaume, une prière adressée à Dieu, ce qui m'amène à poser la question suivante:

Mit dem Griffel seelenhell, dem Stabufaden himmelswüst, der Krone rot vom Purpurwort, das wir sangen…

Ne faut-il pas traduire :
«Avec (…), cela nous le chantions …»; c'est-à-dire que par-delà nos souffrances nous bénissions Dieu (nous continuions de bénir Dieu), au-dessus de l'épine s'élevaient nos bénédictions (sous-entendu: nos louanges étaient offertes, aussi offertes et inexplicables et obstinées que nos souffrances, aussi gratuites que l'épanouissement de la rose au désert (etc.), la couronne et l'épine renvoyant au sacrifice christique (etc. de nouveau));
plutôt que
«Avec (…) la couronne rouge du mot de pourpre que nous chantions…» dont je saisis mal le sens?

Sartre et les homards

En cours de philo, il venait d'apprendre comment Sartre, quand il était prof de lycée d'une trentaine d'années, avait tenté l'expérience de prendre de la mescaline, sous contrôle médical. JB m'apprenait à son tour que le philosophe avait eu un très bad trip: au plus fort de l'action de la drogue, il voyait des homards ou langoustes de la taille d'un teckel lui tourner autour et le menacer. Le problème, c'est que ces visions avaient continué bien après que la drogue eut cessé d'agir. Jean-Baptiste s'esclaffait en imaginant le philosophe poursuivi pendant des mois dans les rues de Paris par des langoustes hallucinogènes qui venaient se nicher jusque sous son bureau, dans la salle où il faisait cours. Le plus drôle c'est que Sartre, paraît-il, avait pris le parti de faire avec.

Michel Francesconi, La vitesse à laquelle nous oublions est stupéfiante, p.182

Ostinato rigore

J'ai noté au début de ce journal:

« Je sens avec déplaisir que ces pages se transforment en testament. S'il doit en être ainsi, il me faut faire en sorte que mes affirmations puissent être contrôlées; de cette façon, personne, pour m'avoir fugé ici suspect de fausseté, n'aura lieu de croire que je mens, quand je dis que j'ai été condamné injustement. Je placerai ce rapport sous la devise de Léonard — Ostinato rigore1 — et m'efforcerai de le suivre.»

Adolfo Bioy Casares, L’invention de Morel, p.114 (Folio)



Note
1 : Cette devise n'apparaît pas en tête du manuscrit. Faut-il attribuer cette omission à un oubli? Nous ne savons pas; comme pour tous les autres passages douteux, nous avons préféré rester fidèle à l'original, au risque d'encourir les critiques. (Note de l'Éditeur.)

Le télégraphe

5. L'omission du télégraphe me paraît délibérée. Morel est l'auteur de l'opuscule: Que nous envoie Dieu? (paroles du premier message de Morse); et il répond: Un peintre inutile et une invention indiscrète. Cependant, des tableaux comme le Lafayette et l'Hercule mourant sont d'un intérêt indiscutable. (Note de l'Éditeur.)

Adolfo Bioy Casares, L'invention de Morel, note 5 intervenant p.81 (Folio)

Jane Fonda

Paris, vendredi 29 novembre 1963

[…]

Je demande à Georges [Pompidou]: «Qui est cette demoiselle Fonda à côté de qui je suis placé?» Et il me répond, non sans orgueil:

— Mais c'est Jane Fonda…

Une jeune comédienne américaine dont on parle beaucoup, en ce moment, et dont la beauté est célèbre. Je ne l'ai encore jamais vue, même en photographie et la voici qui arrive la dernière, coquette, pépiante et charmeuse, tutoyant Georges, qui, au cours de la soirée lui fera des frais aussi souvent qu'il le pourra, heureux, flatté, goûtant une des vraies récompenses de sa réussite.

Claude Mauriac, Les espaces imaginaires, p.254
Les billets et commentaires du blog vehesse.free.fr sont utilisables sous licence Creatives Commons : citation de la source, pas d'utilisation commerciale ni de modification.