Véhesse

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samedi 23 avril 2011

Einstein on the beach

Einstein on the beach sera joué à Montpellier en mars 2012.

En attendant, ubuweb nous permet de regarder le film de Chrisann Verges and Mark Obenhaus.

Rappel: Einstein on the beach apparaît dans Journal de Travers et L'Amour l'Automne. Voir ici quelques extraits d'une interview de Robert Wilson dans Tel Quel en 1977.

jeudi 21 avril 2011

Le Léviathan, souffre-douleur des Juifs

La tradition juive de la Kabbale nous aurait livré une lecture en tous points éloignée des conceptions chrétiennes. En effet, le Créateur du ciel et de la terre, plutôt que d'affronter le Léviathan, se divertirait en sa compagnie: «Leur Dieu joue avec lui*.» Et les Juifs en feraient tout autant, ils s'amuseraient aux côtés de l'abomination qu'ils réussirent à apprivoiser. Bien plus, à l'approche de la fin des temps, devant l'imminence des plus grands malheurs qu'il s'agirait de retenir, le peuple élu se ruerait sur le monstre aquatique l'arme blanche à la main, sans prendre garde au fait que celui-ci pourrait constituer le meilleur allié face à la survenue des dangers. Les Juifs chercheraient plutôt à découper le Léviathan en fines lamelles, à le dépecer en vue d'en savourer la chair et de célébrer ainsi dignement le Banquet millénaire.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.122


* Carl Schmitt cité par N. Sombart, Les Mâles Vertus des Allemands. Autour du syndrome de Carl Schmitt, p.244-245. C'est nous qui soulignons.

La Croix : un hameçon pour pêcher le Léviathan

Afin de soumettre et défaire l'adversaire diabolique, Dieu aurait fixé le Christ en croix sur un hameçon qu'il agiterait depuis l'extrêmité d'un fil. Le grand poisson, séduit par la saveur divine d'un tel mets, aurait tenté de croquer le Fils de l'Homme, tandis que le piège se refermait sur lui. Dieu aurait donc triompher du Léviathan, de la créature démoniaque, par le truchement de la mort du Messie sur la croix. À travers l'allégorie patristique du diable vaincu, le Très-Haut était figuré «en pêcheur, le Christ comme appât sur l'hameçon, et le Léviathan comme poisson géant pris à l'hameçon.1»

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.121-122




Note
1 : C. Schmitt, Le Léviathan dans la théorie de l'État de Thomas Hobbes, p.76 - Seuil, 2002.

Le Léviathan dans la doctrine de l'Etat de Thomas Hobbes

Si l'on accepte le verdict proclamé outre-Rhin, un tel ouvrage contiendrait la quintessence d'une pensée politique complexe, difficile à saisir. Le Léviathan de Carl Schmitt représenterait à la fois un tournant dans les réflexions de l'auteur — Schmitt revoit en effet sa position à l'encontre du libéralisme — et une confirmation des thèses antérieures, tant l'Etat fort demeure malgré tout la conformation à opposer aux conceptions libérales qui favoriseraient la fuite du politique en dehors de l'Etat. Le juriste n'a aucunement hésité à présenter cette double «position» comme une critique à peine déguisée du régime national-socialiste, arguée au nez et à la barbe des intellectuels nazis les plus hauts placés.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.117-118

mercredi 20 avril 2011

Carl Schmitt et Walter Benjamin, une embarrassante reconnaissance réciproque

À l'origine du dialogue entre les deux philosophes se situe la fameuse lettre de Benjamin envoyée au penseur conservateur, que Taubes qualifia un jour de «mine faisant tout bonnement exploser nos représentations de l'histoire intellectuelle dans la période de Weimar1». Ce courrier daté de décembre 1930 n'est pas repris dans la Correspondance de l'esthéticien que Gershom Scholem et Theodor Adorno publièrent en deux volumes courant 1966; une telle lettre aurait brisé, ou à tout le moins altéré, l'image de l'auteur allemand que ses anciens amis cherchaient à diffuser 2. Pour preuve, Walter Benjamin y reconnaît expressément sa dette envers la présentations schmittienne «de la théorie de la souveraineté au XVIIe siècle […] [et les] modes de recherche3» développés dans La Dictature. Semblables éloges ne laissèrent pas Schmitt insensible, qui, pour la peine, mentionna cette lettre dans Hamlet ou Hécube4, ouvrage dans lequel il souligne, d'autre part, la grande valeur du travail de son collègue5. On constate, au final, que les deux hommes partageaient, sinon une admiration l'un pour l'autre, du moins un respect durable et réciproque. Le juriste prétendra d'ailleurs que tous deux «entretenaient des contacts quotidiens [we were in daily contact]6» L'intérêt de Benjamin pour Schmitt — cet incident particulièrement irritant de l'époque de Weimar — dépassera les simples aveux laconiques contenus dans les quelques lignes de ce courrier (et relayés dans Hamlet et Hécube), puis qu'il ira jusqu'à nourrir un véritable débat intellectuel sur les notions de souveraineté et d'état d'exception.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionime, p.108-109
Les pages qui suivent me rappellent ma première dissertation de philo en hypokhâgne, dont le sujet était à peu près : "Pour philosopher, faut-il lire les philosophes?"
Leo Stauss et Carl Schmitt lisent chacun Hobbes, Strauss lit Schmitt lisant Hobbes, Schmitt lit Strauss le lisant à propos de Hobbes, Benjamin lit Schmitt, Schmitt lit Strauss lisant Spinoza lisant Hobbes…



Notes
1 : J. Taubes, En divergent accord. À propos de Carl Schmitt, p.51
2 : voir Samuel Weber, «Taking exception to decision: Walter benjamin and Carl Schmitt», Diacritics — A review of contemporary criticism, vol.22, °3-4, automne-hiver 1992, p.5-6
3 : Walter Benjamin cité par J. Taubes, En divergent accord. À propos de Carl Schmitt, p.52
4 : «Walter Benjamin se réfère dans son livre […] à ma définition de la souveraineté; il m'a exprimé sa reconnaissance dans une lettre personnelle en 1930» (C. Schmitt, Hamlet ou Hécube, p.103)
5 : Carl Schmitt cite Ursprung des deutschen Trauerspiels (1928) comme l'un des «trois livres qui […] [lui apportèrent] des informations précieuses et des éléments d'interprétations essentiels» en ce qui concerne la question de l'origine de l'action tragique (Hamlet ou Hécube, p.9)
6 : Carl Schmitt cité par H.Bredekamp, «From Walter Benjamin to Carl Schmitt, via Thomas Hobbes», p.261 (traduction personnelle. La citation est extraite d'une lettre datée du 11 mai 1973 adressée à l'attention de Hansjörg Viesel.

dimanche 17 avril 2011

Le fonctionnaire : la dignité transmise par la fonction

La fonction conditionne l'individu, le promeut à l'état de «pape»; ou plutôt, c'est l'individu qui, à travers l'exercice de sa fonction, cesse d'être un homme, se démet de sa mortalité, pour atteindre le statut de «fonctionnaire» — le Pontifex maximus capable de représenter le Christ lui-même, personnellement. La mort de l'individu équivaut à la naissance du gouvernant, qui, puisqu'il ne vit publiquement que par son statut, que par sa fonction, et non par son humanité, échappe à la souillure originelle.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.81
remarque : Comment ne pas penser au père de Sébastian Haffner, fonctionnaire allemand modèle de l'entre-deux guerres?

L'Eglise, modèle de l'Etat

Tout comme la société humaine est représentée à travers le pouvoir de l'Église, le peuple rassemblé, mais informe politiquement, est représenté par une instance trancendante et supérieure qui, d'un même geste, lui donne sa forme politique: l'État assure le passage de la voluntas — de l'unité —, au «vouloir» authentique — à la prise de décision.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.78

Exposition Jean-Paul Marcheschi du 29 avril au 30 septembre 2011

Une lecture de Camille morte par Hervé Lassïnce aura lieu le 29 et 30 avril. Elle sera suivie de la projection du film Vers la flamme réalisé par Stéphane Bréart et Julien Filoche.








Présentation de l'exposition

À l'occasion de la deuxième présentation des œuvres de Jean-Paul Marcheschi dans son nouveau lieu du 1er arrondissement à Paris, sont présentés des œuvres murales de grande taille, des objets et des sculptures.

Dans cette exposition personnelle intitulée «L'Astre noir», l'artiste poursuit, dans des formes nouvelles, une exploration de la nuit, de la matière noire, de la mémoire et des corps, commencée voilà plus de trente ans. Envisagé depuis les commencements comme une « chrono-biologie totale » de l'existence, l'œuvre, à travers un langage qui lui est propre - la flamme, le verre, le bronze, le papier -ne cesse de conquérir de nouveaux espaces, de nouveaux thèmes, de nouveaux lieux. Depuis les Onze mille nuits (1987-2001) jusqu'à la Voie lactée (2007, vaste voûte de lumière de 35 x 14 m, installée dans la station Carmes du métro de Toulouse) et plus récemment l'exposition «Les Fastes», dans le musée de la préhistoire de Nemours (2009-2010), où fut investie aussi la forêt alentour, c'est un «contre-monde» cohérent et tendu, où le livre et la poésie tiennent une place centrale, peu commune, qui a fini par se constituer. L'air, la terre, l'écriture, le feu et plus récemment l'eau, à travers la présence accrue des Lacs, forment l'alphabet principal du peintre et sculpteur Jean-Paul Marcheschi. Noir et solaire, intime et anonyme, ce sont là les caractéristiques principales de ces États du feu.

Œuvres présentées
- Âmes mortes: l'œuvre à dominante claire, composée de fils de suie, évoque les électroencéphalogrammes du sommeil. Sur ces tracés tremblants, ces ondes, viennent se déposer des objets incertains et sans noms. Ils flottent tels des corps élémentaires déposés sur la grève : scalps, ecce homo, débris de mèches enduits de cire, fagots ou méduses, tous sont des rejets du feu. Ce sont des âmes mortes.

- Trois fragments de la Voie lactée : rétroéclairées, ces pages noircies, enserrées dans des boîtes de lumières, sont extraites de l'installation permanente dans le métro de Toulouse.

- L'Homme clair, Visions, L'Astre noir, Mers de nuages, Stèles (murales) et NY-Volcans : sculptures-objets montrées pour la première fois à Paris. Ces corps noirs, immatériaux, très volatiles, sont composés de suie non fixée, déposée sur 1 à 12 plaques de verre ou de plexi enchâssées dans des boîtes transparentes.

- Crâne-enfant : ce tableau quasi carré (1,2 x 1 m) appartient à la manière « pétrée » de l'artiste. Haut en matière, il a la consistance et la dureté de la sculpture.

Bronzes et cires : L'Ithyphallique, Horus, Ecce homo, Freux, Sanglier.

Suite Dante : composition murale d'antiphonaires et de peinture illustrant la Divine Comédie. Suie, cire, mine noire sur papier.


vendredi 15 avril 2011

Des fauteuils club

Dans un commentaire qu'il fit du célèbre poème cosmologique de son ami Theodor Däubler, portant le titre énigmatique de Nordlicht [aurore boréale], Carl Schmitt recourt expressément à l'imagerie vétérotestamentaire:

« Ils [les hommes de l'époque] veulent le ciel sur la terre, le ciel comme résultat de l'industrie et du commerce; il doit se trouver ici sur terre, à Berlin, Paris ou New York, un ciel avec des bains, des automobiles et des fauteuils club, dont le livre sacré serait le guide du voyageur. Ils ne veulent pas le Dieu de l'amour et de la gâce, et puisqu'ils ont déjà réalisé tant de choses étonnantes, pourquoi ne «fabriqueraient-ils pas» [machen] la tour [Turmbau, allusion à la construction de la tour de Babel] d'un ciel terrestre?»1

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.61



Note
1 : Cité par M. Weyembergh, «Carl Schmitt et le problème de la technique», dans P. Chabot, G. Hottois (éd.), Les philosophes et la Technique, p.158. Les remarques entre crochets sont de Maurice Weyembergh.

jeudi 14 avril 2011

Pour une lecture schmittienne de Facebook ?

Évidemment, ça dépend de l'habilité de chacun à paramétrer son compte Facebook pour définir une hiérarchie parmi les personnes qui ont accès à ses données.
Tout comme la distinction entre l'ami et l'ennemi, le dogme théologique fondamental affirmant le péché du monde et l'homme pécheur aboutit (tant que la théologie ne s'est pas dégradée en morale normative pure ou en pédagogie, et le dogme en pure discipline) à répartir les hommes en catégories, à marquer les distances, et il rend impossible l'optimisme indifférencié propre aux conceptions courantes de l'homme.

C. Schmitt, La Notion de politique, p.108-109 Flammarion, 2004, cité par Tristan Storme dans Carl Schmitt et le marcionisme p.47 (C'est Tristan Storme qui souligne).

Au-delà de la boutade, il reste que je me prends à rêvasser sur ce que pourrait être une nation "hors sol", sans notion de territoire, constituée d'amis virtuels mais réels, réels mais virtuels (beau sujet de science-fiction?).
Je me demande quelle forme ont pris les appels à la résistance ou au soulèvement sur FB, en ce qui concerne les événements actuels dans les pays arabes: des groupes, des pages, le compte personnel d'un leader?
Les relations d'amitié — la constitution de groupes amis, prépolitiques, — ne sont pas définies par l'émergence de l'ennemi; elle s'établissent au sein de l'état de nature et représentent le réquisit indispensable d'une incrémentation politique ultérieure. Il n'y a d'ennemi politique que s'il lui préexiste une entité groupale, une collectivité prédisposée à devenir politique, à discriminer l'ennemi, s'étant déjà elle-même homogénéisée. (Tristan Storme, opus cité, p.48)
[…]
C'est à travers l'«apparition» soudaine de l'ennemi, à travers son surgissement, que la politicité de l'amitié groupale, ce la nation homogène, devient efficiente. (''Ibid'', p.50)
[…]
[L'ennemi] menace de mettre à mort l'amitié, par le biais d'une lutte armée, d'une lutte possiblement réelle. Cette tension entre possibilité et effectivité, entre virtualité et réalité, permet au groupe ami, à la nation, d'atteindre le status politicus; elle vient consolider l'amitié homogène dans son critère extrême d'association, et en attiser la conscience. (p.51)

complément le 26 avril 2011
Je suis un peu embarrassée par l'éventuelle publicité faite à ce billet. Il va de soi que ce n'était qu'une pochade, quelque chose comme une tentative de lecture kinbotienne (ie, une illustration de la façon dont une grille de lecture ou un parti pris peut déformer une interprétation).
Ce billet intervenait tôt dans le livre de Storme, c'est-à-dire au cours de la lecture du chapitre décrivant la philosophie de "Schmitt jeune".
En poursuivant la lecture (chapitre "Schmitt nazi"), Facebook pourrait être comparé à la mer (l'absence de frontières, la fin de la représentation, l'individu et l'individualisme du libéralisme). Plus loin (le Schmitt de l'après-guerre, qui ne rencontre que des Juifs allemands et pas d'Américains), on pourrait se dire qu'il n'est pas surprenant que FB ait été mis au point par Mark Zuckerberg…

mercredi 13 avril 2011

Rien où poser sa tête de Françoise Frenkel

Il y a presque un an, Michel Francesconi m'envoya un livre étonnant: l'histoire d'une jeune juive polonaise, férue de littérature française, qui eut l'idée incroyable d'ouvrir une librairie française… à Berlin dans les années vingt. Elle revint en France en 1939 et la suite raconte ses tribulations de juive étrangère bientôt clandestine.

Je suppose que le titre est une référence à Luc: «Les renards ont des terriers, les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l’Homme n’a pas où poser sa tête». (Luc 9, 57-62)
Ainsi l'auteur se trouve plus démunie que les animaux sauvages, entièrement à la merci des personnes qui l'entourent.

Ce livre fourmille de détails sur la mise en place progressive de mesures vexatoires rendant la vie impossible, d'abord en Allemagne pour les étrangers (et même les autochtones…), ensuite en France pour les juifs. En un sens ce livre ne nous apprend rien qu'on ne sache déjà; cependant, il s'agit d'une vision quotidienne et précise de la mise en place de mesures d'abord "innocentes" (après tout nous sommes en temps de guerre et il est bien naturel de mettre en place le contrôle des étrangers) établissant progressivement la terreur. Comme souvent (toujours?) dans les récits de survivants, il se rencontre dans la population autant de courage tranquille, de générosité qui s'ignore, que de méchanceté et de mesquineries.

Françoise Frenkel a écrit ce livre très rapidement après avoir atteint clandestinement la Suisse où l'attendaient des amis. Il est paru en septembre 1945 à Genève.
Il me semble qu'il est rare qu'un tel témoignage ait été si vite publié après les faits.
Il est aujourd'hui introuvable, c'est pourquoi je vais le citer longuement.


La librairie ouvre en 1921. Elle connaît immédiatement un vif succès. Tout cela me rappelle Hannah Arendt parlant de Rosa Luxembourg dans Vies politiques, ou Alfred Döblin:
1921! Cette époque d'effervescence fut marquée par la reprise des relations internationales et des échanges intellectuels. L'élite allemande commença à paraître, d'abord très prudemment, dans ce nouveau havre du livre français. Puis les Allemands se montrèrent de plus en plus nombreux: philologues, professeurs, étudiants, et les représentants de cette aristocratie dont l'éducation fut fortement influencée par la culture française, ceux qu'on appelait déjà alors «l'ancienne génération».
Public curieusement mêlé. Des artistes connus, des vedettes, des femmes du monde se penchent sur les journaux de mode, parlant bas, pour ne pas distraire le philosophe plongé dans un Pascal. Près d'une vitrine, un poète feuillette pieusement une belle édition de Verlaine, un savant à lunettes scrute le catalogue d'une librairie scientifique, un professeur de lycée a réuni devant lui quatre grammaires dont il compare gravement les chapitres concernant l'accord du participe suivi d'un infinitif.
A mon étonnement, je pus constater alors combien la langue française intéressait les Allemands et quelle connaissance approfondie certains d'entre eux possédaient de ses chefs-d'œuvre. Un professeur de lycée me fit un jour remarquer, dans l'édition de Montaigne qu'il avait en mains, une lacune d'une dizaine de lignes importantes. C'était exact, l'édition n'était pas in extenso. Un philologue pouvait, sur quelques citations d'un poète français, dire sans hésitation le nom de l'auteur. Un autre pouvait réciter par cœur des maximes de La Rochefoucauld, de Chamfort et des pensées de Pascal.
[…]
Claude Anet, Henri Barbusse, Julien Benda, madame Colette, Debroka, Duhamel, André Gide, Henri Lichtenberger, André Maurois, Philippe Soupault, Roger Martin du Gard vienrent rendre visite à la librairie.
Françoise Frenkel, Rien pour poser sa tête, p.18
A partir de 1935, des tracasseries d'ordre divers commencèrent: problème des paiements en devise, censure et confiscation de livres (Barbusse, Gide,…), saisie des journaux français, promulgation des lois raciales.
Puis vint la nuit de cristal (la librairie fut épargnée puisque non-allemande):
Je les voyais s'approcher, venir dans ma direction.
Je me trouvais sur les marches de la librairie. Mon cœur battait à coups précipités, mes nerfs étaient terriblement tendus. Je sentais en moi une énergie grandissante.
Ils s'arrêtèrent. L'un épela mon enseigne, pendant que l'autre consultait sa liste.
— Attends! Attends! Elle n'y est pas. (p.28)
Écœurement, mais obligation d'ouvrir la librairie le lendemain:
Le lendemain, je n'ouvris pas la librairie. Vers midi, je fus appelée au téléphone par un haut fonctionnaire de la Chambre de commerce. Il m'enjoignit fort poliment de rouvrir incessamment. En commentaire, il ajouta que la fermeture des entreprises étrangères n'était pas dans les vues du gouvernement; elle pourrait avoir des répercussions sur les établissements allemands hors du pays. (p.30)
Peu à peu il lui faut se rendre à l'évidence: elle ne peut rester en Allemagne. Mais il n'est plus temps de vendre. Nous sommes en août 1939, Françoise Frenkel ne quittera Berlin qu'au dernier moment, contrainte et forcée. Personne ne semble avoir cru à l'imminence de la guerre, son témoignage est hallucinant:
Le 1er août 1939, l'autorisation du clearing me fut octroyée. Je procédai fiévreusement aux payements.
Je tentai de mettre à l'abri les collections de livres. Pendant que je faisais dans ce sens des démarches hâtives, d'ailleurs sans succès, l'air se chargeait de menaces et de danger.
En juillet, je m'étais rendue à plusieurs reprises au Consulat polonais pour me renseigner sur la situation.
Chaque fois on me rassurait pleinement.
Le consul m'avoua confidentiellement que l'Angleterre était en train d'aplanir les complications surgies dans les rapports germano-polonais.
Le 25 août, allégée de toutes mes obligations, à la veille de mon voyage de vacances dans ma famille, je revins demander au service commercial quelques indications relatives à la protection de ma librairie. J'appris avec consternation que la frontière polonaise était «momentanément» fermée, à la suite de coups de feux échangés entre les éléments des deux pays.
A la foule inquiète accourue, on répondait: «Tout s'arrangera, il n'y aura pas de guerre!»
Le 26 août, je fus appelée au Consulat de France. J'y reçus le conseil d'aller «en attendant» à Paris et de prendre le train qui, dans vingt-quatre heures, devait emmener les Français de Berlin et quelques étrangers.
«Ce départ collectif n'est qu'une protestation contre la violation nazie de la frontière polonaise.»
Je retournai une fois encore à mon Consulat. «L'Angleterre agit! L'Amérique s'en mêle! Roosevelt adressera un appel à la paix au peuple allemand.» Et mon interlocuteur, haut fonctionnaire, ajouta: «Cependant votre situation est, dans ces moments troubles, particulièrement exposée. Pourquoi n'accepteriez-vous pas l'offre bienveillante d'aller «en attendant» à Paris, quitte à faire le voyage en Pologne dès que le conflit sera conjuré. C'est une question de quelques jours! Les Alliés ne sont pas disposés le moins du monde à faire la guerre…»
Cela fut dit avec un sentiment de profonde conviction.
Il fut établi depuis que les diplomates anglais, français et polonais n'admettaient guère l'approche du désastre.
Le soir même, deux amies dévouées vinrent pour «faire mes bagages». Rien ne devait à cette époque quitter l'Allemagne sans autorisation spéciale. Il fallait remplir une multitude de questionnaires et préciser chaque objet que l'on désirait emporter: pièces de lingerie, vêtements, chaussures et même ciseaux, pains de savon, brosses à dents.
Je n'avais pas songé à me soumettre à cette formalité.
Mes deux amies insistèrent pour que j'emporte au moins une partie de mes effets personnels. Une malle fut préparée par leurs bons soins.
Recroquevillée dans un coin du divan, je les laissais faire. Toute mon énergie avait disparu. J'étais comme hébétée. (p.31-32)
Paris non plus ne croit pas à la guerre, et l'apprend avec stupéfaction, suspendu aux postes de T.S.F. Françoise Frenkel prend connaissance en direct de l'écrasement de la Pologne où réside toute sa famille.
En France commence la «drôle de guerre» et avec elle, l'institutionnalisation de la méfiance envers les étrangers. (Ce sont des détails que je n'avais encore jamais lus, même si ma grand-mère (polonaise) me racontait que mon grand-père (polonais) avait été interné pendant la guerre dans un camp dans le Massif central (elle restant seule et enceinte à la ferme)):
C'est alors que la presse entama une grande campagne contre ce que l'on appelait «la cinquième colonne», installée partout depuis des années. Avide de diversion, le public trouva dans ces révélations sensationnelles un intérêt passionnant.
La préfecture de police prit «de grandes mesures» d'ordre général et décida de procéder au recensement de tous les étrangers et à la revision de leur situation.
Ces mesures, établies sans préparation, furent exécutées sur-le-champ. Les commissariats de police, les directions d'hôtels, les logeurs, les concierges, les patrons qui occupaient des étrangers furent invités à s'assurer que ces derniers se conformaient bien aux nouvelles ordonnances.
La population entière se mit à surveiller les «suspects». Du jour au lendemain des milliers d'étrangers stationnèrent devant la préfecture, formant une queue qui passait par le quai aux Fleurs et s'allongeait jusqu'au boulevard Saint-Michel.
Ils venaient prendre leur place dès l'aube; ils apportaient un pliant, une collation, un livre, des journaux et ils patientaient, d'abord sous la pluie de septembre et d'octobre, puis sous la neige de novembre et de décembre.
Séparés par la guerre de leurs pays d'origine, sans possibilité d'y retourner, certains sans ressources, ces gens attendaient, las et hébétés. Un abattement terrible régnait dans cette foule hétéroclite de déracinés.
La mobilisation générale ayant appelé sous les drapeaux la majorité des hommes valides, le personnel de la préfecture se composait surtout de jeunes femmes. Elles n'étaient pas le moins du monde préparées à cette tâche écrasante et furent vite excédées. (p.39)
Grâce à des invitations de ses amis en France, Françoise Frenkel obtient des laisser-passer pour Avignon, puis Vichy, puis Nice. Partout elle rencontre les mêmes personnes égarées, seules, désœuvrées. L'important est de trouver des compagnons, de ne pas rester seul, de ne pas céder au désespoir.
Des juifs, de tous les pays occupés, tournaient dépaysés, sans but et sans espoir, dans une inquiétude et une agitation toujours grandissantes.
Ce qui pesait le plus ce qui anéantissait toute énergie et toute résistance, c'était le désœuvrement. (p.76)
Impossible cependant de travailler, les fonctionnaires veillent:
Un fonctionnaire d'aspect débonnaire fumait sa pipe au milieu des paperasses accumulées. Je lui présentait le mot du bouquiniste en y joignant mon attestation de libraire.
— «…bien travaillé pour la France… accorder toutes les facilités…», se mit-il à lire à mi-voix.
Changeant de ton, il ponctua:
— Pas de permis de travail aux étrangers! Quant à votre recommandation… vous savez! La présidence du Conseil de 1939! C'est plutôt compromettant!
Et il ajouta, réprobateur:
— Tous ces étrangers! Ils mangent notre pain et ils veulent encore travailler chez nous. (p.77)
Se nourrir, se loger, tout est difficile. La présence des Allemands fait flamber les prix et le marché noir se développe. Après le recensement des étrangers par la France vint le temps du recensement des juifs par les Allemands:
En mars 1942, le gouvernement de Vichy décréta le recensement général.
Des affiches spéciales enjoignaient à la population de race juive de stipuler cette origine dans ses déclarations et cela sous peine de réclusion.
La signification de cet appel était claire puisqu'en Allemagne le même recensement avait ouvert l'ère des persécutions.
Personne n'ignorait, d'ailleurs, qu'il s'agissait d'une mesure imposée à l'Etat français par les autorités allemandes. Les conséquences à prévoir étaient évidentes.
On était indécis sur l'attitude à adopter. Les uns disaient: «L'omission volontaire de la déclaration de notre race serait évidemment poursuivie, mais il subsiste toujours la chance qu'elle passe inaperçue. Alors c'est le salut. Par contre, une déclaration nous exposerait avec certitude à toutes les persécutions.»
Les autres répondaient: «Nous sommes en France, dans un pays qui nous a accordé l'hospitalité et la protection. Nous avons envers lui un devoir de loyauté et nous devons répondre à ses exigences. Les autorités françaises n'admettront pas d'exactions contre nous. Nous avons confiance.»
C'est dans cette atmosphère de perplexité et d'excitation que se préparait le haineux recensement, puis le dernier jour de la remise des questionnaires arriva. Il fallait se décider et agir. La majorité fit une déclaration conforme à la vérité. J'étais du nombre.
Le recensement terminé, chacun dut remettre à la préfecture ses papiers d'identité. Huit jours après, ces documents nous furent rendus, munis de l'indication prévue. Le service du ravitaillement convoqua à son tour les intéressés pour inscrire la mention de race. Tout le monde était classé, marqué, aux dires de la police, «en ordre parfait». La danse macabre pouvait commencer. Dès le début de juillet, des déportations d'étrangers de race juive étaient effectuées à Paris; le 15 juillet à Lyon. On sentait le danger imminent dans toute la France, mais personne ne savait au juste ce qu'il convenait d'entreprendre.
Des fuyards arrivaient en masse, de partout, éplorés, apportant des nouvelles terribles.
Les réfugiés résidant dans les Alpes-Maritimes assiégeaient littéralement les consulats : américain, espagnol, suisse, suédois… Ils faisaient queue pour tenter cette démarche désespérée; mais la plupart des services de visas ne fonctionnaient plus. (p.93-94)
Françoise Frenkel a des amis en Suisse. Elle tente d'obtenir un visa:
J'avais écrit à mes amis suisses que «mon état de santé s'était aggravé», ce qui, selon nos conventions épistolaires, signifiait que j'étais en danger. Mes amis répondirent que je pouvais compter sur un visa d'entrée dans leur pays.
Forte de cette promesse, je me rendis à la préfecture. Je montrai le message reçu de Suisse en y joignant la recommandation de 1939 et je demandais un visa de sortie.
Le fonctionnaire, un jeune homme de vingt ans, après avoir examiné ces deux papiers, me dit poliment, sur un ton de renseignement:
— Vous avez là, madame, une recommandation d'un gouvernement d'avant guerre qui s'est révélé indigne. Ce gouvernement est aboli. Nous avons maintenant une France nouvelle. Les maîtres que vous avez servis ont disparu.
Ce raisonnement ne m'était pas inconnu. Ne l'avais-je pas entendu déjà à plus d'une reprise! Cependant, cette fois-ci, je protestai en me récriant:
— Sachez, monsieur, que les maîtres que j'ai servis pendant plus de vingt ans s'appellent Boileau, Molière, Corneille, Racine, Voltaire et bien d'autres immortels de votre pays!
Mes paroles parurent éveiller, sembla-t-il, quelques souvenirs scolaires chez mon interlocuteur.
— Soit, dit-il après quelques instants d'un ton conciliant, je vais tenter une demande pour vous. Votre passeport, s'il vous plaît!
Il plaça une feuille rose dans sa machine à écrire, épela mon nom, puis le tapa.
— Vous n'êtes pas de race juive, j'espère? se ravisa-t-il subitement. Montrez-moi votre permis de séjour.
Il y jeta un coup d'œil.
— Inutile de faire la demande! Nous avons l'ordre strict de ne plus laisser sortir de France les étrangers de race juive. Ce règlement sera prochainement appliqué même aux Français. Vous comprenez, les Allemands sont les maîtres, ajouta-t-il à voix basse, comme un aveu.
Il avait l'air de s'excuser et son attitude me toucha. (p.95)
La traque s'organise, les policiers fouillent les chambres, vont attendre dans les bureaux où l'on peut obtenir des cartes de ravitaillement.
Détail inconnu de moi, une mesure sépara les enfants juifs de leurs parents. Françoise Frenkel explique le zèle policier par l'aigreur de la défaite. Elle aussi a l'intuition d'un fond sadique en tout homme:
Peu après, une nouvelle mesure fut promulguée: les enfants juifs devaient être enlevés à leurs parents. On les jetait dans des camions, on déchirait leurs papiers sur place. Les autorités les marquaient d'un numéro matricule.
Cette mesure ne s'exécuta pas sans scènes tragiques. Des mères se coupaient les veines, d'autres se jetaient sous les autocars au moment où ils démarraient, emportant leur chargement tragique. Dans un hôtel de la Côte d'Azur, une femme, qui avait échappé aux rafles, se jeta par la fenêtre avec son petit. Elle fut relevée avec une fracture des jambes. L'enfant était mort, écrasé dans la chute.
Agents et gendarmes faisaient la chasse avec une adresse et une activité infatigables. Ils exécutaient les ordonnances de Vichy fermement, inexorablement. Chez ces hommes asservis, la colère amassée par suite de la défaite était violente et ils paraissaient vouloir la dépenser contre de plus malheureux et de plus faibles qu'eux. Ces représentants de l'autorité n'avaient rien d'héroïque, ni dans leur tâche, ni dans leur attitude.
Un fond de sadisme doit être caché en tout homme pour se dévoiler lorsqu'une occasion s'en présente. Il suffisait qu'on ait donné à ces garçons, somme toute paisibles, le pouvoir abominable de chasser et de traquer des êtres humains sans défense pour qu'ils remplissent cette tâche avec une âpreté singulière et farouche qui ressemblait à de la joie.
Etait-ce sur ordre ou par un sentiment de honte? On les entendait prétendre que ces procédés étaient utiles et nécessaires, puisqu'ils étaient l'une des conditions de la collaboration avec les Allemands et que dans cette collaboration résidait le salut de la France.
Les décisions définitives, concernant les réfugiés de race juive arrêtés, ne se firent pas attendre longtemps. Pendant huit jours, des amis purent aller les voir et leur porter quelques objets de première nécessité, un peu de réconfort. Mais un jour, sans avertissement, on les achemina vers des camps de concentration français, d'où ils furent transportés, par catégories, dans les camps de Pologne, de Tchécoslovaquie et d'Allemagne. (p.102-103)
Quelques mois plus tard, l'invasion de la Provence par l'Italie accorde quelques répits aux réfugiés. Là encore, j'ignorais cet épisode. Déjà il ne reste plus beaucoup de juifs à Nice:
L'arrivée des Italiens dans les Alpes-Maritimes semblait faire suite à une décision improvisée. Pendant des heures, des convois d'artillerie, d'infanterie, de troupes alpines avec des centaines de mulets, suivis de camions, de voitures d'ambulance défilèrent sur la Promenade. L'état-major italien s'installa dans un palace du centre.
Une nouvelle inattendue se répandit aussitôt: grâce à l'intervention du Saint-Siège, les occupants venaient de décréter la suspension immédiate des persécutions.
La synagogue de Nice, polluée d'inscriptions grossières, avec ses vitraux brisés, fut nettoyée, remise en état et rendue au culte.
Les réfugiés de race juive furent invités à passer dans les commissariats de police pour s'y inscrire et à la préfecture pour y renouveler leurs cartes d'identité et leurs permis de séjour; ordre fut donné à tous les logeurs de restituer tout ce qu'ils détenaient. La protection des juifs par l'occupant italien fut notifiée à la communauté israélite. On vit alors des réfugiés, rescapés des rafles, stationner devant la préfecture. Ils ne formaient qu'un petit groupe.
Issus d'une longue suite d'aïeux parmi lesquels les persécutés ne manquèrent pas, tourmentés et dépouillés pendant des générations, les juifs ont indéniablement l'instinct du danger. Malgré l'attitude libérale des autorités italiennes, ils se méfiaient de l'avenir. Chacun profitait de cette accalmie pour préparer sa fuite vers les régions de la Creuse, de l'Isère et surtout de la Savoie, afin de se rapprocher de la frontière helvétique. (p.134-135)
Françoise Frenkel est arrêtée alors qu'elle tente de passer la frontière avec la Suisse. Elle raconte ses journées de prison en attente de jugement, puis le jugement lui-même.
Je me tenais debout pendant que mon avocat exposait mon délit: tentative d'évasion, mais avec visa suisse. Alors qu'il s'agissait généralement d'étrangers venus en France récemment pour fuir les persécutions, j'avais pour ma part longtemps vécu dans ce pays, j'y avais fait mes études. Il raconta comment, traquée, j'avais dû me cacher pendant des mois. Il rappela que des amis suisses, informés de ma détresse, m'avaient envoyé un visa d'entrée. Forcée par le danger et bien à contre-cœur, j'avais enfin cherché à quitter cette France que je considérais comme ma seconde patrie. Cette tentative de fuite avec de faux papiers que, par égard pour la Française qui me les avait prêtés, j'avais renvoyés prématurément, avait échoué.
— Ma cliente, si elle avait conservé ces papiers, aurait pu aisément passer pour une Française et rebrousser chemin.
Elevant la voix, l'avocat lut ensuite la lettre de recommandation de 1939. Au passage… nous souhaitons qu'elle jouisse dans notre pays de tous les droits et de toutes les libertés…, un murmure s'éleva parmi les juges.
Cette recommandation repoussée, dédaignée, moquée même, à tant de reprises, permettait maintenant à mon avocat de demander une autorisation exceptionnelle de résidence en Haute-Savoie, dans n'importe quel village, bourgade, sous-préfecture, à Annecy même, ainsi que le droit de me déplacer librement dans les limites du département.
La demande de mon défenseur reçut pleine satisfaction. Je fus condamnée au minimum avec sursis et déclarée libre. (p.183-184)
Elle passe quelques semaines en Haute-Savoie, épuisée, raconte les mille ruses utilisées pour survivre, le dévouement de la population, la tristesse des enfants orphelins cachés dans les couvents. Il se découvre une hiérarchie, des plus brutaux aux plus tolérants: les Allemands, les Français, les Italiens:
Dans l'histoire de la France pendant les années de l'occupation, les pages consacrées à la Savoie compteront parmi les plus altières et les plus glorieuses.
Car ce qui était le plus beau dans ce pays si beau — c'était l'attitude du Savoyard.
Tout le pays gardait son esprit d'indépendance et continuait à prodiguer aide et hospitalité à ceux qui affluaient de plus en plus nombreux pour l'y réfugier.
Le maquis se remplissait de réfractaires, venus de tous les coins de France, les maisons particulières cachaient des persécutés.
La Gestapo et la Milice arrivaient en même temps, s'installant partout.
Ce qui se passait dans d'autres départements laissait prévoir ce que l'occupation italienne serait d'un jour à l'autre remplacée en Savoie par les autorités allemandes.
L'emprise de Vichy allait en augmentant…
En mai 1943, un groupe de réfugiés était allé faire acte de présence, comme d'habitude, à la police. Il fut appréhendé à l'improviste et incarcéré dans les caves de la mairie, en attendant les instructions de Vichy.
La Viennoise fut avertie; son mari et son père se trouvaient parmi les arrêtés. Affolée, elle courut à la mairie, à la préfecture, à la gendarmerie et revint en larmes à la mairie… Un fonctionnaire français, ne voyant pas de secours possible, lui conseilla d'avoir recours à l'ultime moyen: faire appel à la protection des occupants italiens.
Elle se rendit à l'hôtel où siégeait la Commission. Après lui avoir demandé d'attendre, le commandant monta dans sa voiture, se rendit à la préfecture et donna l'ordre de mise en liberté immédiate de tous les détenus. On s'exécuta avec empressement. A la suite de ce succès, la Viennoise fut appelée «l'ambassadrice». Et plus d'une fois elle présenta les requêtes des prisonniers, des libérés et des fugitifs. (p.202-203)
Sa deuxième tentative d'évasion est la bonne:
Douloureusement oppressée par la séparation toute proche, je faisais mes adieux aux montagnes, aux prairies et aux champs, au village paisible, à ce vaste horizon, à la France.
La tristesse de devoir franchir ses frontières en fraude, comme une malfaitrice, m'envahissait.
Pour me donner du courage, je me remémorai toutes les souffrances, presque surhumaines, que j'avais supportées, mais en même temps le terrible malheur de la France et son asservissement sans limite s'imposèrent à ma conscience.
Soudain, un sentiment naquit et grandit en moi — la nostalgie déchirante de ce pays que j'allais quitter.
[…]
Instinctivement, un regard furtif vers la sentinelle…
Un soldat italien accourait dans ma direction!
Alors, sans réfléchir, dans un état de fièvre, j'enjambai gauchement l'obstacle — et je me jetai de l'autre côté!
Dans ma chute, les fils de fer barbelés s'accrochèrent à mes vêtements. Je tombai sur le sol…
Presque aussitôt un coup de feu retentit.

De nouveau un soldat arrivait vers moi en courant lui aussi — fusil en main!
Par terre, étourdie, je l'attendais avec résignation.
— Levez-vous, madame, vous n'êtes pas blessée. J'ai vu l'Italien tirer en l'air, fit en français le soldat en m'aidant à me mettre sur pieds.
— Où suis-je?
Mais, voyons! Vous êtes en Suisse, à ce qui me paraît. (p.208-209)

lundi 11 avril 2011

L'homme et l'œuvre

Confondre la vie de l'homme avec celle de l'œuvre (désormais déchue au rang de «documents»), c'est-à-dire réduire la valeur d'une pensée aux convictions et comportements politiques de son auteur, aussi funestes furent-ils, revient à s'interdire toute possibilité d'une compréhension rigoureuse de l'œuvre en tant qu'œuvre, à déclarer la mise en bière des vertus de l'analyse systématique.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.18

Douloureux mais tangible

Malgré le caractère éristique et agité du débat entre continuistes et théoriciens de la parenthèse, se faisait jour la réalité d'un dialogue scientifique, douloureux mais tangible, que la publication en français d'un ouvrage fort controversé du juriste, rédigé en 1938 et teinté d'un antisémitisme virulent, poussa jusqu'à des conclusions extrêmes: la traduction en 2002, du Léviathan dans la doctine de l'Etat de Thomas Hobbes, sous-titré Sens et échec d'un symbole politique, provoqua le revirement d'une querelle, jusqu'ici dialogique.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.13-14
Il s'agit du débat autour de la période nationale-socialiste de Schmitt: continuité ou parenthèse?
Ce que décrit ici Tristan Storme, c'est le moment où le débat a cessé d'être débat, le moment où il n'a plus été possible d'avoir une opinion contraire au diktat de la pensée morale/moralisante/moralisatrice.

Berlin 1935 : tri sélectif

— Ces quatre boîtes de métal vous appartiennent-elles?
— Je l'ignore, je vais le demander à la femme de ménage; mais pourquoi?
— Elles sont à vous. Je le sais et je vous le dis! Tous les Allemands savent que pour se débarrasser des boîtes de conserves il y a un récipient autre que la poubelle, c'est une caisse spéciale avec inscription! Vous allez avoir une amende salée! Elle figurera sur le compte de vos «bonnes affaires» de Noël, ajouta-t-elle, les yeux pleins de haine.
La mégère partit. Un diplomate présent à l'incident raconta qu'il n'avait su, pendant plusieurs jours, comment se défaire d'un tube d'aluminium portant en rouge l'injonction: «Ne pas jeter». Il n'osait mettre ce tube dans la corbeille à papier de sa chambre d'hôtel, ni l'abandonner dans la rue. Il eut enfin l'idée de le déposer dans une pharmacie, où on le félicita au nom du Parti.

Françoise Frenkel, Rien pour poser sa tête, p.22

Némésis

— Eh… mais… qui diable êtes-vous ?
— C'est moi — répondit Miss Marple, ayant pour une fois oublié son vocabulaire châtié — bien que je devrais user d'un terme plus fort. Les Grecs, je crois, parlaient de la Némésis.

Mr. Rafiel se souleva sur ses oreillers et examina sa visiteuse. Sous la clarté lunaire, la tête enveloppée dans une écharpe vaporeuse de laine rose, Miss Marple ressemblait aussi peu que possible à l'image de la Némésis.

Agatha Christie, Le major parlait trop, p.171

Impunité

Selon moi, et d'après ce que j'ai lu et entendu, quelqu'un qui commet un acte immoral et s'en sort, est, hélas! encouragé à recommencer. Il s'estime le plus habile des hommes et renouvelle son forfait en changeant chaque fois son état civil.

Agatha Christie, Le major parlait trop, p.117

Les hommes détestent

— Pensez-vous qu'un meurtrier puisse être un homme heureux?
— D'après mon expérience, oui.
— Votre expérience! Vous ne devez pas en avoir beaucoup sur ce sujet!

Ce en quoi il se trompait. Mais Miss Marple se retint de le contredire, n'ignorant pas que les hommes détestent entendre contester leurs jugements.

Agatha Christie, Le major parlait trop, p.121

dimanche 10 avril 2011

Juan Asensio tente de détourner l'attention de son procès en attaquant Jean-Yves Pranchère

Juan Asensio tente une critique de l'article de Jean-Yves Pranchère paru dans Résistances à la modernité dans la littérature française de 1800 à nos jours.

Cependant, il apparaît assez vite que le fond de l'article n'est pas en cause; pour preuve les commentaires à la suite de la mise au point parue dans le blog d'Emmanuel Régniez ne discutent pas les thèses de l'article, ils célèbrent Juan Asensio et accusent le blog du 6 mars de censure (sans avoir conscience que nous nous amusons beaucoup trop à les lire et à les offrir à la lecture pour les censurer).

Il est assez difficile de suivre la polémique (car n'oublions pas qu'il s'agit avant tout pour Juan Asensio de faire oublier qu'il a fait l'objet d'un rappel à la loi et que l'article de Jean-Yves Pranchère n'est qu'un prétexte), il est assez difficile de suivre la polémique —disais-je— telle qu'elle se déploie dans les commentaires du blog Le 6 mars car Juan Asensio change d'heure en heure ses introduction et commentaires, rendant problématique toute tentative d'en reconstituer les arguments et contre-arguments (bien que le mot "argument" soit trompeur ici, car il donnerait à penser qu'il y a une véritable discussion, sur l'article pranchérien et non sur les personnes, ce qui n'est pas le cas).

Rappelons que Jean-Yves Pranchère a été invité à intervenir en colloques à plusieurs reprises par la société des amis de Chateaubriand et qu'il est l'auteur d'une thèse sur Joseph de Maistre et l'un des éditeurs de l'édition des œuvres choisies de Bonald aux éditions classiques Garnier.
Son article Tragique ou futilité anti-moderne? Chateaubriand, Maurras, Renaud Camus tente une analyse sérieuse et pondérée des différences ou ressemblances entre trois auteurs "réactionnaires" tentés par la politique. Vous en trouverez un large extrait sur le blog d'Emmanuel Régniez.



mise à jour le 11/04/2011 à 17h
Dans le billet destiné théoriquement à analyser les points soulevés par Jean-Yves Pranchère dans son article, Juan Asensio a pris violemment à partie Pierre Cormary, dont on ne comprend pas très bien ce qu'il vient faire là, entre Chateaubriand, Maurras et Renaud Camus.
Pierre Cormary lui répond en récapitulant les diverses attaques dont il a régulièrement fait l'objet, et plus amusant, en recopiant d'heure en heure la loghorrée asensienne. C'est très instructif.

Remarque : si la fureur de Juan Asensio se déverse aussi librement sur Pierre Cormary, c'est sans doute qu'il est le plus vulnérable d'entre nous, n'ayant pas porté plainte et n'étant pas relativement protégé par les procédures en cours.
Chacun pèsera de lui-même les courages respectifs de Pierre Cormary, qui nous a apporté spontanément son soutien en sachant la colère qu'il allait déclencher, et de Juan Asensio, qui illustre en ces heures tout ce que je pense de son honneur et de sa dignité.

lundi 4 avril 2011

Du paradoxe des notes

«Circé» est le quinzième chapitre d'Ulysse. Il reprend, très vite, c'est-à-dire de façon compacte, condensée, tous les événements et personnages rencontrés précédemment, parfois d'un mot, d'un fragment de mot; tout fonctionne par références et allusions.

A la fin de son introduction à ce chapitre dans la Pléiade, Daniel Ferrer souligne le paradoxe qu'il y a à ralentir la lecture par des notes à chaque alors que le principe du chapitre est justement l'inverse, la condensation et la rapidité:

Cette autographie étant donc la caractéristique principale de l'épisode, une grande part des notes ci-dessous va être consacrée à signaler les récurrences. Bien que nos renvois soient nécessairement très incomplets (puisque, nous l'avons vu, pratiquement chaque mot peut être considéré comme un revenant, ramenant avec lui quelque chose du ou des contextes où il a figuré dans les chapitres antérieurs), ils pourront paraître fastidieux, ralentissant la lecture à l'excès, alourdissant inutilement un des chapitres les plus comiques d'Ulysse; mais cette méthode rétrograde est la seule qui permette de pénétrer dans «Circé», car le lecteur est devant ce texte comme devant un miroir; il découvre qu'il y figure déjà, mais qu'il ne peut s'y enfoncer qu'à condition de s'en éloigner à reculons.

Daniel Ferrer, notes à Ulysse dans l'édition la Pléiade, p.1663-1664

vendredi 1 avril 2011

Etre ou faire

Il [Foucault] m'a fait comprendre il y a quelques temps qu'il y avait certains ennemis qu'on perdait son temps à chercher à apaiser puisque ce que les gens n'aiment pas, ce n'est pas tant ce que vous faites que ce que vous êtes.

Mathieu Lindon, Ce qu'aimer veut dire, p.153

Test de séroposivité

L'angoisse inhérente à l'attente du résultat était accrue par le fait que je ne connaissais personne autour de moi à avoir pratiqué ce test et été négatif.

Mathieu Lindon, Ce qu'aimer veut dire, p.178

Philosophie de l'amitié

[…] Il [Foucault] est revenu joyeux, son voyage s'était merveilleusement passé (il avait traversé l'Afrique, failli épouser une charmante Kényane et nagé à côté d'un crocodile dans le fleuve Gambie), et, devant le désastre, m'a juste dit: "Il faut prendre les choses avec philosophie." La philosophie est aussi une pratique très amicale.

Mathieu Lindon, Ce qu'aimer veut dire, p.197

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