Bouveresse répond au Nouvel Obs à propos de philosophie

D'autre part, je trouve particulièrement inquiétante la tendance que l'on a aujourd'hui de plus en plus à oublier que la célébrité médiatique et la célébrité tout court ne constituent pas une preuve suffisante de la qualité et de l'importance, et n'en sont pas non plus une condition nécessaire. Le fait d'être inconnu ou peu connu n'a jamais constitué et ne constituera jamais par lui-même un argument sérieux à utiliser contre un intellectuel. Enfin, je remarque que votre journal se contentait jusqu'à présent d'ignorer ostensiblement à peu près tout ce qu'écrivent les philosophes qui, en France, se rattachent de près ou de loin à la tradition analytique en philosophie. Je ne pensais pas, je vous l'avoue, en être réduit à penser un jour, comme cela a été le cas lorsque j'ai lu votre article, que c'était peut-être, tout compte fait, encore ce qui pouvait leur arriver de plus supportable.

Jacques Bouveresse, "Poussée de nationalisme philosophique à la rue d’Ulm", article publié sur le blog des éditions Agone

Pressés

Les morts vont vite, et ils vont encore plus vite s'ils sont motorisés.

Carl Schmitt, Théorie du partisan, p.291 (Calmann-Lévy).

Professions de foi de deux collections

Je trouve ces jours-ci des définitions du travail et de la liberté qui servent, l'une à l'exergue d'une collection, l'autre à une sorte de postface.

Seuil, collection "Des Travaux"
La définition est en exergue et entre guillemets, mais aucune source n'est indiquée. J'aime beaucoup l'évocation du plaisir, si souvent oublié quand on parle de travail, alors qu'il en est en fait la seule motivation et le grand bonheur.
« Travail : ce qui est susceptible d'introduire une différence significative dans le champ du savoir, au prix d'une certaine peine pour l'auteur et le lecteur, et avec l'éventuelle récompense d'un certain plaisir, c'est-à-dire d'un accès à une autre figure de la vérité.»

Calman-Lévy, collection "Liberté de l'esprit"
La liberté est un de ces mots qu'aucun parti n'abandonne volontiers à ses adversaires. Aussi, sait-on moins que jamais ce qu'est la liberté dont tout le monde se réclame et que chacun revendique.

Que tous les citoyens aient le droit de voter pour les coandidats de leur choix, que les journaux expriment des opinions cotnradictoires, que les chefs soient critiqués et non acclamés, voilà des faits simples, difficilement discutables, qui permettent, semble-t-il, de reconnaître les régimes politiques de liberté. Illusion, vous répondront de profonds penseurs. Il s'agit là de libertés formelles, plus apparentes que réelles dont ne profitent que les privilégiés? Qu'importe au chômeur, la multiplicité des opinions, des journaux, des partis? Qu'importe à l'ouvrier le droit d'exprimer sans danger ses désirs ou ses jugements? Le prolétaire est esclave du capitaliste, quel que soit le camouflage sous lequel le capitaliste essaie de dissimuler cet esclavage.

Les hommes profitent inégalement des libertés que laissent les démocraties bourgeoises, on le reconnaîtra avec regrets, mais sans réticences. On ne nie pas l'insuffisance des libertés formelles, on met en doute que l'on puisse parler de liberté réelle lorsque ces libertés formelles ont disparu. On dira que les sociétés ne sont pas libres qui interdisent de discuter l'essence de la liberté. Une classe, un parti, un pays, qui prétend au monopole de la liberté et entend que la définition de ce mot soit soustraite à toute controverse est certainement exclu du camp de la liberté.

L'esprit libre refuse les marchands de sommeil, pour reprendre l'expression d'Alain, comme les sociétés libres refusent une orthodoxie imposée par l'État. L'esprit libre n'est pas celui qui promène sur les choses et sur les êtres un regard indifférent. Il avoue franchement les valeurs qu'il respecte, il ne fait pas mystère de ses préférences , de ses affections et de son hostilité, mais il ne soumet pas les événements à une interprétation toute faite à l'avance. Il est assez sûr de sa volonté pour ne pas avoir besoin que le monde la confirme chaque jour. Il n'attend pas que l'Histoire ou quelque autre idole ancienne ou nouvelle lui donne raison.

On a reproché à la collection d'être «orientée». A coup sûr, elle est orientée si l'on entend par là que tous les auteurs appartiennent à une famille. Je ne songe pas, sous prétexte de libéralisme, à accueillir ceux qui refuseraient la discussion ou qui déformeraient les faits pour les plier à leur système.

Le fanatisme aveugle, mais le scepticisme n'est pas une condition de la liberté. Auguste Comte disait qu'il n'y a pas de grande intelligence sans générosité. Peut-être la suprême vertu, en notre siècle, serait-elle de regarder en face l'inhumanité sans perdre la foi dans les hommes.1

Raymon Aron
Les deux livres dans lesquels ont été puisées ces citations sont Alain de Libera, La querelle des universaux et Carl Schmitt, La notion de politique.


Note
1 : Ce texte inédit de Raymond Aron a été rédigé peu après la création de la collection «Liberté de l'esprit», en 1947. Nous remercions Mmes Raymond Aron et Dominique Schnapper d'avoir bien voulu nous autoriser à le publier.

La théologie

La théologie — croyez-en un vieil homme — est une belle science, à mon avis la plus belle de toutes. Elle peut donc et doit être pratiquée dans la joie. Un théologien sans joie, qu'il soit catholique ou évangélique, n'est pas théologien du tout.

Karl Barth dans Karl Barth et Urs von Balthasar, Dialogue, Labor et Fides (1968), p.57

Une journée peu ordinaire, l'art dans le quotidien d'un hôpital psychiatrique

Ce livre est très mince, davantage une plaquette qu'un livre. Il raconte une expérience théâtrale en hôpital psychiatrique: l'écriture et la représentation d'une très courte scène destinée à être jouée devant les malades, leurs familles et le personnel de l'hôpital. Il présente également les réflexions des participants à cette expérience, conscients des enjeux de cette mise à distance de la maladie: le jeu permet d'atteindre une réalité plus complète de tous les acteurs (acteurs: non pas pas acteurs de théâtre mais acteurs de leur vie), réalité morcelée au quotidien. Par la transversalité cette expérience vise à rétablir une unité, et donc une dignité, de la personne humaine.

Les questions posées sont multiples mais simples à énoncer: comment prendre en compte le corps et l'esprit du malade découpés entre les différents soins et les différents intervenants, comment raconter la douleur et la tension à la fois des malades et des soignants, comment témoigner du danger d'une déshumanisation de l'être humain telle qu'ont pu l'anticiper Foucault et Huxley dans un monde soucieux de rentabilité et de normalisation?

Benoît Lepecq a relevé le défi d'écrire une pièce très courte de dix minutes, synthèse des témoignages de deux infirmières à propos de l'injection forcée à un patient refusant les soins. Il a choisi de jouer tous les personnages, un bonnet suffisant à basculer du malade à l'infirmier.

Ce travail théâtral est un travail à la source du théâtre, travail sur la catharsis et le tabou, qui prend le risque de dire ce que tout le monde sait mais que personne ne veut dire, ex-primer:
Après tout, n'est-ce pas risqué, en plein hôpital psychiatrique, de rendre compte d'une réalité connue de tous mais dont l'institution se méfie? On dira: «La fiction a bon dos. Elle nous présente un tableau caricatural. Très peu pour nous.» Ou encore: «Quelle issue veut-on apporter apporter à ce qui n'en a pas?» Il s'agit, le temps de dix éternelles ou fulgurantes minutes, d'opérer une sorte de catharsis: purger les passions que nous nous faison du tabou. C'est le rôle du théâtre. Il faut que quelque chose, crainte ou pitié, soit expurgée.

Benoît Lepecq, Une journée peu ordinaire, p.23
Et si cette pièce est avant tout destinée aux malades et aux soignants, elle est l'occasion d'une réflexion sur le théâtre, l'homme et la société.
Pour moi il y a quelque chose dans le travail que vous avez fait — toi et ces infirmières qui ont collecté des paroles liées à des moments extrêmement difficiles de leur travail où elles sont prises dans une injonction contradictoire — de l'ordre d'un concentré de ce que peut produire cet outil que tant de gens ont tant de mal à définir en permanence, et qui s'appelle le théâtre. […] Et quand un comédien incarne à la fois un individu et la collectivité, alors on comprend immédiatement ce qui se joue, et c'est une déchirure de l'être humain. Et ça se joue parce que cet outil qui s'appelle le théâtre permet — avec un bonnet comme symbole — de basculer d'une monde à l'autre en une fraction de seconde. […] La psychanalyse et le théâtre ont ceci de commun qu'ils nous montrent que nous ne sommes jamais protégés d'aucun des aspects de l'être humain, donc que nous en avons toutes les possibilités. […]

Nicolas Roméas, directeur de la revue Cassandre Horschamp, partenaire du Relais Mutualiste.
Propos recueillis par Benoît Lepecq suite à la projection du film Une journée peu ordinaire au Vent se lève le samedi 17 avril 2010. (Ibid, p.61 à 73)


Le livre présente d'autre part des photographies d'Alexandra Feneux et le travail sonore de Sylvie Gasteau et Jean-Christophe Bardot.
Il est à commander sur le site du Relais Mutualiste.

Une profonde amitié

N'oublions pas non plus qu'il y a dans le titre même de l'ouvrage un jeu de mots: Encomium moriae, mais cette Moria (Folie) rappelle aussi le nom de More.

Guy Bedouelle, "Le manteau de l'ironie - Pour le 5e centenaire de l'Eloge de la Folie, d'Érasme" in Revue Communio XXXVI, 3

Le bonheur

Ainsi plaide la Folie: pour être heureux, il est beaucoup plus «sage» de se bercer d'illusions.

Guy Bedouelle, "Le manteau de l'ironie - Pour le 5e centenaire de l'Eloge de la Folie, d'Érasme". in Revue Communio XXXVI, 3

Plus modeste

Depuis ce jour-là le calendrier fut changé, on compta ainsi: «C’est le lendemain du jour où j’ai découpé moi-même les dindonneaux.» «C’est juste huit jours après que le directeur a découpé lui-même les dindonneaux.» Ainsi cette prosectomie donna-t-elle, comme la naissance du Christ ou l’Hégire, le point de départ d’un calendrier différent des autres, mais qui ne prit pas leur extension et n’égala pas leur durée.

Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, p.1084, Pléiade (Clarac).

Le saut

L'eschaton, milieu entre Dieu et le monde, se dévoile d'en haut pour le théiste transcendant, et il se dévoile d'en bas pour l'athée matérialiste. De l'un et de l'autre lieu, il faut faire le saut. D'en haut, dans l'absurde; d'en bas, du règne de la nécessité dans le règne de la liberté.

Jacob Taubes, Escathologie occidentale, p.7 (éditions de l'éclat)
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