Cette remarque est à mes yeux fondamentales. C'est ce que je tente d'expliquer régulièrement à propos du travail sur les Églogues: nous effectuons un travail austère et humble, indispensable et plaisant, mais qui présente l'inconvénient de casser le rythme du texte et d'une certaine façon de le rendre incompréhensible, puisque les résonances ne s'ordonnent et ne se développent que lorsqu'on lit sans arrêt, sans réflexion, lorsqu'on passe comme passe un passant ou un promeneur dans un paysage curieux et beau, connu et mystérieux à la fois (voyage dans le parc de Landor).

Ce détour par la lecture approfondie ("sans hâte", ai-je trouvé chez les joyciens: unhurried reading) est nécessaire, mais ne doit pas faire oublier la joie simple de lire.
L'essentiel des obscurités des textes poétiques de Pound est maintenant aplani par la prolifération des guides, gloses, commentaires en langue anglaise. Cependant, ces gloses ne sont pas encore accessibles au lecteur français, et surtout elles réduisent le texte, par avance, au statut de quizz culturel, et font des Cantos un «Trivial Pursuit» de la culture universelle. Ce n'est pas ainsi que Pound entendait qu'on le lise, il croyait aux vertus d'une culture vivante, élaborée peu à peu lors de confrontations ardues et directes avec des œuvres, des documents, des cultures parfois très éloignées de la nôtre. «Rien ne peut se substituer à une vie humaine», répète Pound à la fin de sa vie, méditant sur le prix qu'il avait payé pour vivre jusqu'au bout la culture qu'il avait contribué à créer.

Or un fait central doit ici être souligné: tout, dans l'œuvre de Pound, se répond, s'éclaire, se commente. Pénétrer dans le maquis des textes c'est apprendre à explorer un pays dont il faut à la fois apprendre la langue et comprendre les coutumes, avant de goûter la fraîcheur de ses récits fondateurs.

Ezra Pound, Je rassemble les membres d'Osiris, extrait de la préface de Jean-Michel Rabaté, p.8