Vieux et expérimenté

Dans toutes les associations d'hommes, il s'en trouve généralement un qui, par l'autorité de son âge ou d'une sagesse plus expérimentée, communique à leur ensemble un caractère collectif. Quand j'aurai dit que le plus âgé d'entre nous était très vieux, extrêmement vieux — vieux de près de trente ans — et qu'il avait l'habitude de déclarer avec une vaillante insouciance: «Je vis de mon épée», je crois que j'aurai donné de notre collective sagesse une idée suffisante.

Joseph Conrad, Le Miroir de la mer, éd Sillage, 2005, p.232

9 octobre 1906 : la fin du monde

L'accueil fait à ce livre [Le Miroir de la mer] par ses pairs ne manqua pas de toucher Joseph Conrad et de le surprendre quelque peu, car, depuis dix ans qu'il était entré dans la carrière littéraire, il n'avait pas connu pareille bonne fortune. Il en marquait son impression, à sa manière quelque peu sarcastique, dans une lettre à son ami John Galsworthy, dès octobre 1906:

«Kipling m'écrit une petite lettre enthousiaste. Voici venir l'âge des miracles. L'âge du "Times Book Club" aussi. La fin du Monde s'annonce.»

G. Jean-Aubry, préface du Miroir de la mer de Joseph Conrad, p.23, éd Sillage (2005)

De Nostradamus à Derrida

[…] Nostradamus serait abscons par esprit de tolérance et désir de neutralité. Ce trait, l'obscurité, pourrait aussi bien valoir au prophète versificateur une place au sein de la longue lignée des poètes et penseurs hermétiques, du trobar clus à Mallarmé, d'Héraclite («Ils m'ont appelé l'Obscur») à Lacan ou Derrida, […]

Renaud Camus, Demeures de l'esprit, France Sud-Est, p.169

Plaisir fétichiste

… la cohorte plus étroite des amateurs de confitures.

Renaud Camus, Demeures de l'esprit - France Sud-Est, p.170

La charité orientale et l'amitié grecque

Jacques Dupont commente le discours de Paul aux Athéniens dans Les Actes des Apôtres. Il s'agit ici d'expliquer la nécessité de transposer les thèmes du discours missionnaire en fonction de l'appartenance culturelle (au sens de civilisation) de l'auditoire.
J'introduis des sauts de ligne pour faciliter la lecture.
37. Le problème qu'on soulève ici ne se pose pas uniquement à propos des discours missionnaires. Il se pose aussi, par exemple, à propos des descriptions de la communauté primitive, comme l'a bien vu récemment R.J. Karris, The Lucan Sitz im Leben: Methodology and Prospects, dans (E.G. Mac Rae ed.) Society of Biblical Literature 1976 Seminar Papers, Missoula 1976, p. 219-233 (boir 222 s.).

La manière dont Ac 2, 41-47 et 4, 32-35 présentent l'union qui existait entre les membres de la première communauté chrétienne ne pouvait pas ne pas rappeler à des lecteurs hellénistiques ce qui, dans leur milieu culturel, constituait l'idéal de l'amitié. Mais pouquoi cet appel à une image qui n'est guère en situation dans le contexte de vie de l'Église naissante? Karris pense que nous avons ici un beau cas de transposition culturelle à fin missionnaire.

En milieu juif et oriental, on n'avait aucune peine à apprécier une pratique de partage fraternel et de sollicitude à l'égard des pauvres. Le cas est tout différent dans le monde gréco-romain, où l'on n'a aucun sens des devoirs qu'on aurait à l'égard des indigents ou de personnes qui, n'appartenant pas au même groupe social, ne peuvent devenir sujets de devoirs réciproques (cf. Lc 14, 12-14).

Pour sensibiliser des lecteurs gréco-romain à ce qu'il considère comme l'idéal communautaire chrétien, Luc n'a pas trouvé de meilleur moyen que de présenter la première communauté de Jérusalem comme une réalisation de ce qu'ils considéraient comme l'idéal de l'amitié. Le vocabulaire de l'amitié permet de rendre intelligible à des gens qui ont le culte de l'amitié un idéal de fraternité et de souci des pauvres qui risquait de ne pas les toucher.

On pourrait ajouter que les sommaires des Actes n'en ont pas moins imprimé sur l'idéal communautaire chrétien des traits qui caractérisaient l'idéal grec de l'amitié. — On pourrait signaler encore la manière dont en Lc 8, 15, dans l'explication de la parabole du Semeur, la bonne terre représente ceux qui ont «un cœur beau et bon», réalisant ainsi l'idéal humaniste athénien.

Jacques Dupont, Nouvelles Études sur les Actes des Apôtres, p.389 (note de bas de page 37)

RIP Reginald Hill

N'apprendre sa mort que trois semaines après, par hasard, en essayant de comprendre ce que FB a fait des "anciens" groupes…
Je ne ferai plus un détour par W. Smith pour savoir si le dernier Hill est sorti…1
Je croyais qu'il avait soixante-cinq ans, je croyais avoir le temps… Je me suis réveillée cette nuit en comprenant que cela devait faire dix ans qu'il avait soixante-cinq ans, immuablement: j'avais oublié, comme d'habitude, de le faire vieillir au même rythme que moi. (Soixante-quinze ans, c'est tout de même jeune, non? Il aurait dû avoir dix ans de plus avant de mourir. Toujours cette impression qu'"ils" n'ont pas le droit de nous faire ça, pas le droit de mourir quand ils font partie du décor, quand nous comptons sur eux.)

Je m'étais dit qu'il deviendrait célèbre en France quand on y passerait le feuilleton télévisé anglais. Cela n'est pas arrivé — du moins pas encore.

Traduction à la volée à titre d'hommage de l'article du Telegraph. ((Finalement, en toute immodestie, je trouve que le compte rendu stylistique que j'avais donné ici est plus précis. Il lui manque les données biographiques.)
Hill se qualifiait lui-même d'auteur de romans policiers, mais son œuvre ne relevait en rien de la tradition du genre des durs-à-cuire. Son approche était cérébrale, ses intrigues labyrinthiques, ses descriptions aiguisées et ses dialogues richement rehaussés d'humour. Ses romans fourmillaient de notations pénétrantes et de plaisanteries farfelues.

C'est ce cheminement capricieux, joint au traitement sans concession des aspects les plus noirs du crime, qui a distingué Hill comme un auteur à part.

«Mais à ce mélange de l'amusant et de l'alarmant, notait HRF Keating, autrefois critique de romans policiers au Daily Telegraph, il apportait l'un des dons les plus précieux de l'écrivain de roman noir, le tressage d'une intrigue à la fois ingénieuse et crédible.»

Hill inventa la figure de deux détectives du Yorshire, le superintendant Andrew Dalziel et le sergent Peter Pascoe, dans son premier roman, A Clubbable Woman (1970)2. Plus d'un critique vit en eux des échos de Falstaff et Hal, tandis que Hill lui-même les décrivait comme une subtile variation du traditionnel couple Holmes-Watson. Mais, comme le remarqua Keating, aucun des deux n'est ni Holmes, ni Watson.
Au lieu de ce schéma, chacun des deux hommes apprend l'un de l'autre dans la confrontation permanente de leurs personnalités. «Ils se respectent, expliquait Hill à son collègue écrivain de romans policiers Martin Edwards, mais leurs points de vue divergents sont irréconciliables.»

Hill les reprit dans son roman suivant, An Advancement Of Learning (1971), qu'il tira de sa propre expérience de maître de conférence à l'université.
C'est dans ce second roman que Hill développa les prémices d'une relation appelée à durer entre les deux protagonistes, Dalziel, le poids lourd de la vieille école "droit-au-but-et-pas-d'histoire", contrastant avec Pascoe, poids léger diplômé de sociologie et libre penseur.

L'une des structures adoptées par Hill consiste à présenter les parties du récit dans un ordre non chonologique, ou à alterner les parties avec un roman supposé écrit par l'épouse féministe de Pascoe, Ellie, qui apparaît également dans les romans. En ajoutant un quatrième membre à l'équipe, le sergent homosexuel Wield, Hill emprunte un sentier qui serpente entre les valeurs libérales modernes et le bon sens terre-à-terre de Dalziel, qui adopte son officier plus jeune tout en lui assénant maintes plaisanteries brutales.

Parfois Hill choisissait un auteur ou une œuvre comme élément organisateur d'un roman donné: ainsi l'un de ses livres pastichait-il Jane Austen, tandis qu'un autre reprenait les éléments d'un mythe grec classique.
Sa nouvelle One Small Step (1990) — dédié «à vous, précieux lecteurs, sans qui écrire serait vain, et à vous, acheteurs encore plus précieux, sans qui la nourriture serait rare» — se déroulait en 2010, soit vingt ans dans le futur, et nous montrait Dalziel et Pascoe en train d'enquêter sur le premier meurtre sur la lune.
Ecrivain d'une énergie et d'une productivité prodigieuses, Hill a également écrit plus de trente autres romans sous les noms de Dick Morland, Patrick Ruell et Charles Underhill; la plupart d'entre eux ont été republiés sous son propre nom.
Sous le nom de Reginald Hill, cinq romans mettent en scène Joe Sixsmith, un noir ouvrier tourneur devenu un aimable détective privé dans un Luton de fiction. Hill a également écrit des nouvelles et des histoires de fantômes.

Reginald Hill était né le 3 avril 1936 à Hartlepool, dans le comté de Durham. Il était le fils d'un footballeur professionnel et à grandi à Caelisle. A l'école primaire de Stanwix, «j'écrivais sans arrêt» se souvenait-il. C'est par sa mère, qui dévorait les crimes de l'âge d'or du roman noir, que Reg découvrit ce genre.
Il réussit l'examen de passage des onze ans et au collège classique de Carlisle, il fut excellent en anglais, confirmant le soupçon qu'il nourissait depuis son plus jeune âge qu'il serait un jour écrivain professionnel.

Après le service militaire entre 1955 et 1957, il obtint une bourse pour Catherine's College à Oxford où il jouait au rugby; lors de son premier semestre il fut deuxième ligne avec un garçon dont le nom se prononçait "Dee-ell".
«Il me fallut quelques temps pour comprendre que le gars que j'entourais de mes bras dans la mêlée était la personne enregistrée sous le nom de "Dalziel". Plus tard, tandis que je cherchais un nom pour un flic du nord mal dégrossi, je me suis dit qu'il serait drôle de lui donner le nom de ce camarade qui appartenait à la classe moyenne sans aspérité. Quarante ans plus tard, nous sommes toujours amis.»
Diplômé de littérature anglaise en 1960, Hill devint instituteur puis donna des cours au collège de Doncaster avant de décider de devenir écrivain à plein temps en 1980.
Il a reçu de nombreuses récompenses, y compris des Dagues d'or et de diamant de l'association des écrivains de romans policiers3. En 1995 il remporta la Dague de diamant de Cartier de la CWA pour l'ensemble de son œuvre.
Son dernier roman avec Dalziel and Pascoe, Midnight Fugue, est paru en 2009.
Reginald Hill était marié depuis 51 ans avec Patricia Ruell. Il n'avait pas d'enfant.
Reginald Hill, né le 3 avril 1936, est mort le 12 janvier 2012.





1 : Enfin si: apparemment il reste un roman posthume à paraître.
2 : que je lus en 1987, début d'un engouement qui ne connut pas de déclin.
3 : Gold and Diamond Daggers from the Crime Writers’ Association.

Vida tragique d'En Guilelm de B., de Maurice Chamontin

J'ai récupéré ce livre lors de la soirée Oulipo, soigneusement dissimulé dans un sac plastique opaque pour ne pas provoquer la jalousie de ceux qui, n'ayant pas été assez rapides pour le réclamer à temps, n'auraient pas leur exemplaire tout de suite (rupture de stock chez l'auteur).

Ce livre oscille entre érudition et plaisanterie, enfin, il n'oscille pas, il est les deux à la fois. Il est à la fois une initiation aux poèmes courtois en langue d'oc pour les lecteurs néophytes, une bibliographie de poèmes occitans avec leurs références en bas de page pour les lecteurs avertis, et un exercice à contraintes qui consiste à écrire une histoire cohérente permettant de lier entre eux les quelques poèmes ou bribes de poème laissés par un poète inconnu ou presque.

Qui est Guilelm? C'est l'énigme qu'il s'agirait de résoudre. (Mais s'agit-il vraiment de résoudre l'énigme ou de profiter de tout ce flou pour mener l'histoire à bride abattue et faire de l'amour courtois, que j'imaginais si sage et plutôt platonique, une aventure galante très délurée?)
Guillems de Balaon si fo un gentil castelans de la encontrada
de Monspelier, mout adreich e mout enseignat e bons trobaire.
(p.26)

Tant pis pour Guilelm qui de plus n'a pas eu l'heur de laisser dans les débris de documents qui nous sont parvenus la moindre trace de son existence, rien dans les cartulaires, rien dans les recueils d'archives, les catalogues d'actes, rien du moins qui ait été détecté à notre connaissance et qui l'inscrive dans la vraie histoire, celle où se sédimentent les parchemins poussiéreux, les naissances, les mariages, les donations, les contrats, les démêlés et les sentences, toutes choses qui sont d'irréfutables preuves. Mais là, rien! Du moins, c'est ce qu'on suppose, à cette étape du récit. (p.27)
Maurice Chamontin se charge donc de reconstituer la vie de ce seigneur, non sans citer (et traduire) maints autres troubadours. Parfois d'ailleurs Guilelm proteste, il lui semble que trop de citations d'autres que lui-même lui vole la vedette (il y a dans ce Guilelm un peu de la grogne des Six personnages en quête d'auteur):
Dieus fe Adam et Eva carnalamens,
ses tot pechat, l'un ab l'autre ajustar
e'n totz aquels que d'els fes derivar
Dieus volc fos faitz carnals ajustement!
E pus Adam fon de tots la razitz,
senes razitz nuhs arbres es floritz,
per c'amans fis et amairitz complida
cant s'ajuston dic que non fan falhida
1.

Dieu fit Adam et Eve de chair pour, sans aucun péché, l'un à l'autre s'ajuster. Et en tous ceux qu'il fit dériver d'eux, Dieu voulut que soit fait charnel ajustement. Puisque Adam fut de tous la racine — sans racine, nul arbre ne fleurit — quand amant pur et amante accomplie s'ajustent, ils ne font aucune faute, je le dis.

«Zut, zut et merde» se dit Guilelm. Encore ce faussaire mal embouché de Bertran Carbonel. Mais il ne me lâchera donc jamais les chausses, celui-là. Il faudrait tout de même savoir, une bonne fois pour toutes s'il s'agit ici de raconter MON histoire (dont d'ailleurs, à l'heure actuelle, j'ignore la fin) ou bien, par une manœuvre perverse, de m'utiliser comme un pauvre prétexte, pour étaler sans vergogne un florilège des écrits de ce misérable Bertran. S'il devait s'avérer que je ne suis là que pour lui servir de faire-valoir, je le dis tout net, j'aimerais mieux renoncer à cette affaire, même sans dédommagement. Pour qui me prend-on, à la fin? Si l'on s'imagine qu'une mesquine figuration, voire même un second rôle puisse me satisfaire, on se trompe, et lourdement. Ou alors, essaierait-on délibérément de me porter telle injure? Pour moins que ça, d'autres… etc. Son ire s'enfle et s'auto-entretient. Il faut intervenir sinon, c'est sûr, la colère l'enflamme et, pour un parchemin, c'est très dangereux.

Allons, allons, un peu de calme, ce n'est qu'un malentendu. Je vous assure Guilelm, il est clair pour tous que c'est bien votre histoire — et elle seulement — qui est le fil rouge, le squelette de cet écrit. (pp. 59 et 60)
Qu'ajouter pour ne pas trop en dire, sans tomber dans la facilité de citer les passages les plus paillards? C'est un livre étonnant, offrant peintures naturalistes, analyse de formes littéraires, expériences amoureuses (au sens propre: Guilelm tente une expérience pour vérifier une hypothèse, expérience qui finit par le dépasser), reportage historique sur les guerres, la médecine, l'art de la construction, etc. au Moyen-Âge.
A lire pour rire et s'instruire.


Note
1 : TR, Bertran Carbonel: Dieus fe Adam et Eva carnalamens.

Clin d'œil geek

Je dirai, pour l'instruction des biographes,
Que son corsage avait quarante-deux agrafes.

Tristan Derème cité par Renaud Camus in Demeures de l'esprit - France Sud-Est, p.100

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