Témoin (passage du)

Je me souviens de ce jour [août 1992] avec une grande netteté. J'achetai le matin un quotidien de la ville et je lus la notice annonçant qu'un vieux journaliste était décédé à l'Ospital de Santa Maria de Lisbonne, et que sa dépouille était visible pour un dernier hommage dans la chapelle dudit hôpital. Par discrétion, je ne désire pas révéler le nom de cette personne. Je dirai simplement que c'était une personne que j'avais brièbement connue à Paris, à la fin des années soixante, quand il écrivait dans un journal parisien en tant qu'exilé portugais. C'était un homme qui avait exercé son métier de journaliste dans les années quarante et cinquante au Portugal, sous la dictature de Salazar. Et il avait réussi à jouer un bon tour à la dictature salazariste en publiant dans un journal portugais un article féroce contre le régime. Ensuite, il avait naturellement eu de sérieux problèmes avec la police et il avait dû choisir la voie de l'exil. Je savais qu'après les événements de soixante-quatorze, quand le Portugal retrouva la Démocratie, il était retourné dans son pays, mais je ne l'avais plus rencontré. Il n'écrivait plus, il était à la retraite, je ne sais comment il vivait, il avait été malheureusement oublié. A cette époque, le Portugal vivait la vie convulsive et agitée d'un pays qui retrouvait la démocratie après cinquante ans de dictature. C'était un pays jeune dirigé par des gens jeunes. Personne ne se souvenait plus d'un vieux journaliste qui, à la fin des années quarante, s'était opposé avec détermination à la dictature salazariste.
[…]
En septembre, comme je l'ai dit, Pereira me visita à son tour. Sur le moment je ne sus quoi lui dire, et pourtant je compris confusément que cette vague apparition qui se présentait sous l'aspect d'un personnage littéraire était un symbole et une métaphore: d'une certaine façon, c'était la transposition fantasmatique du vieux journaliste à qui j'étaits allé rendre un dernier hommage. Je me sentis embarrassé, mais je l'accueillis avec affection. Par cette soirée de septembre, je compris vaguement qu'une âme en train de voyager dans l'air avait besoin de moi pour se raconter, pour décrire un choix, un tourment, une vie.


Antonio Tabucchi, postface à Pereira prétend, p.215 à 217 (Folio)
Je regrette de ne pas connaître le nom de ce journaliste. (A-t-il vraiment existé? C'est étange de rendre hommage à quelqu'un sans donner son nom.) Les quelques recherches que j'ai effectuées dans Google n'ont rien donné, il faudrait peut-être essayer en italien ou en portugais. Le premier chapitre de Lilith de Primo Levi s'acquitte lui aussi de la tâche de témoigner pour les morts (deux Italiens. «Nous sommes les yeux des morts» disait Pirandello, un autre Italien. Et leur mémoire, et leur parole):
Donc, dans la regrettable éventualité où l'un de vous me survivrait, vous pourrez raconter que Leon Rappoport a eu sa part, qu'il n'a laissé ni dettes ni créances, qu'il n'a pas pleuré et n'a pas demandé pitié. Si dans l'autre monde je rencontre Hitler, je lui cracherai à la figure de plein droit…
Une bombe tomba non loin de là, suivie d'un grondement d'avalanche: un des entrepôts avaient dû s'effondrer. Rappoport dut presque crier:
— … parce qu'il ne m'a pas eu !
[…]
Deux jours plus tard, le camp[d'Auschwitz] fut évacué, dans les effroyables circonstances que l'on sait. J'ai des raisons de penser que Rappoport n'a pas survécu; aussi ai-je cru bon de m'acquitter de mon mieux de la misssion qui m'avait été confiée.

Primo Levi, Lilith, p.13 et 14 (Liana Levi, 1987)

Les timbres de Donald Evans

Pour la personne qui est arrivée sur mon blog en cherchant des timbres de Donald Evans: voir ici.

La Décennie de François Cusset

J'ai ramené les références de ce livre d'un colloque sur la littérature en France dans les années quatre-vingts (la littérature in-tranquille, sur fond d'affiche de campagne mitterrandienne (non, je n'avais pas fait le rapprochement avec "la force tranquille")).

Ce livre est paru en 2006, il est sous-titré "Le cauchemar des années 1980". Il explique dix ans de mutations, la fin des années contestataires et l'avènement de la normalisation des esprits par le capitalisme (je dirais plutôt: par le marketing ou le marchandising).

C'est un livre à la fois amusant, désespérant et énervant: énervant par son style (trois cents pages dans le style Canard enchaîné, c'est lassant), désespérant par son constat (la fin de l'esprit critique et de la contestation sociale et politique, la disparition des intellectuels, Deleuze, Foucault, Sartre, etc), amusant parce que la bêtise est toujours réjouissante (enfin je trouve). C'est aussi ou surtout un livre en colère; il me semble y lire — mais c'est peut-être moi qui projette — «Qu'a fait la gauche de ses idéaux?»

Le plaisir de ce livre pour moi est aussi d'y relire mes années d'adolescence, d'y voir étalés et expliqués des phénomènes que j'ai détestés instinctivement, et de pouvoir soudain leur donner une forme (à ces phénomènes) et une raison (à cette détestation).

L’accumulation des formules-choc donne parfois l’impression d’être manipulé (le lecteur est appelé lui aussi à abandonner tout esprit critique pour abonder dans le sens de l’auteur), mais il faut convenir que c’est un travail très abondamment documenté (avec Le Nouvel Obs comme magazine représentatif de la décennie… Est-ce un bon choix, est-ce le bon choix ?) et que les arguments avancés sont toujours étayés par des sources. Chaque fois que l’on souhaite protester contre ce qui paraît une explication un peu trop simple et un peu trop rapide, quelques livres, quelques chansons, quelques événements de l’époque viennent soutenir la thèse de l’auteur (bien entendu, cette phrase n'est que le reflet de ma malveillance. En toute rigueur, l'auteur a procédé à l'inverse: il a déduit ses analyses des faits, et non cherché quelques faits à l’appui de ses idées préconçues (cette dernière méthode expliquerait que tout semble si bien concorder… mais justement, un peu trop bien, d’où mon malaise indéfinissable)).

La thèse du livre est la suivante : la génération quatre-vingts a voulu que le tout économique et le tout culturel remplacent l'esprit critique. Elle a écrasé la contestation sociale et politique en la rendant littéralement im-pensable.
Collant comme l’obligation d’être heureux, d’être entreprenant, d’être un individu. Ces refrains [T’as le look coco qui te colle à la peau] expriment mieux qu’autre chose la schizophrénie de la France de 1984, le décalage abyssal, mais gardé sous silence, entre ces enthousiasmes savamment orchestrés et la plus grande année de «casse» sociale de la décennie, sinon de la fin du siècle. Car c’est la mise en place du Plan Acier et ses dizaines de milliers de licenciements pour «sauver» la sidérurgie française, avec ces images, venues d’un autre temps, d’ouvriers lorrains affrontant les CRS vendredi 13 avril dans les rues de Paris. Ce sont aussi l’accélération de la croissance du chômage et le doublement des nouveaux cas de «détresse sociale», selon le Secours catholique, plus l’exclusion en dix-huit mois de 600 000 chômeurs des bénéfices de l’indemnisation suite aux décrets Bérégovoy signés avec patronat et syndicats. Et c’est l’essor, en conséquence, des jobs précaires et d’emplois de bureau d’une pénibilité nouvelle, depuis l’instauration des Travaux d’utilité collective (TUC) par le nouveau gouvernement Fabius jusqu’au boom soudain du télémarketing, où l’on place chaque télévendeur face à un miroir pour qu’il n’oublie pas … de sourire.

François Cusset, La décennie, p.98 (La Découverte, 2006)
Ce livre donne l’impression de voir naître notre aujourd’hui, album photo d'un aujourd’hui au berceau dont il était alors difficile d’imaginer l'adolescence.

Voici par exemple la naissance de l’antiracisme:
[…] le socialisme français troque alors l’ouvrier contre l’immigré dans le rôle du damné de référence1, de la figure fétiche à laquelle identifier un courant politique qui lui est historiquement étranger. Le choix de sacrifier des pans entiers de l’industrie française et jusqu’à la classe ouvrière elle-même comme enjeu électoral, n’a pas lieu par hasard au même moment.

A ces nouveaux labels unanimistes surgis en quelques mois dans la France de Mitterrand, il devient vite indispensable, pour la gauche des beaux quartiers, d’être associée d’une façon ou d’une autre, pour leur plus-value symbolique et leur bénéfice moral. Mais, une fois passés les disques et les concerts, SOS-Racisme et ses réseaux gardent une très faible représentativité dans les quartiers où le racisme est vécu au quotidien. Supplément d’âme invisible, et concrètement inutile, dans des zones urbaines de discrimination systématique (à l’embauche, au logement, au harcèlement policier), la nouvelle morale antiraciste constitue en revanche un atout non négligeable dans les dîners en ville et les comités de rédaction. Pestant contre un show business cocardier qui compte si peu d’Arabes, mais heureusement tant d’autres «immigrés» (d’Yves Montant à Léon Zitrone ou Sylvie Vartan), on met alors en avant le couturier en vogue Azzedine Alaïa, tunisien de naissance, ou l’Algérienne d’origine Isabelle Adjani. Un numéro de Globe annonçant en couverture «Beur is beautiful» invite même bientôt cette dernière à venir raconter à Harlem Désir «l’insulte, l’injure et l’insurrection2 de son enfance française, quand elle s’appelait Yasmina.

C’est dans un esprit comparable que sera porté aux nues en 1988, en enfant miraculé d’une famille de Kabyles pauvres de Lorraine, le major cette année-là du concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure, Djamel Oubechou. L’arbre de tel parcours d’exception, pour cacher la forêt des discriminations; les confessions tremblantes de l’assimilé(e), pour couvrir le silence forcé des inassimilables. Car il en suffit d’un(e) pour mettre un peu de couleur, et que résonne le chœur nouveau de la diversité. L’année 1985 n’est pas par hasard celle où la marque de prêt-à-porter Benetton adopte pour devise «United Colors», suite à la visite d’un cadre de l’UNESCO frappé par la diversité ethnique des salariés du siège, d’après la mythologie de la maison. L’année-charnière de la décennie voit en effet en France, au-delà de la petite main jaune, médias, politiques et producteurs culturels entonner d’une seule voix un éloge lyrique du métissage, un cantique des contrastes et de l’hybridité, une sarabande inlassable en faveur de la diversité des couleurs et des cultures, en des termes assez naïfs, et assez creux, pour inspirer bientôt à certains, dans les mêmes rangs, une critique féroce de l’angélisme anti-raciste — de Jean-François Bizot dans Actuel à l’historien du racisme Pierre-André Taguieff3.
[…]
[…] Mais c’est en musique, une fois encore, qu’est célébré avec le plus de succès pareille réconciliation des cultures, pareille richesse de la diversité, donc aussi bien de la variété. Ce sont, d’un côté, les première percées en France de la musique noire venue d’Arique francophone, d’Alpha Blondy à Dibongo, mais goûtée encore surtout par les connaisseurs. Et de l’autre, plus consensuelle, explose une variété française qui égrène les déclarations d’amour à la différence et à la diversité, de Daniel Balavoine avec L’Aziza («que tu sois d’ici ou là-bas») à Laurent Voulzy en pleine tentation tropicale («le soleil donne la même couleur aux gens»), de Maxime Le Forestier («être né quelque part») à Bernard Lavilliers («de n’importe quel pays, de n’importe quelle couleur»), et de Jean-Jacques Goldman bien sûr («je te donne toutes mes différences») aux métisses chantées par Julien Clerc, dont «un quart de sang noir» a fait le premier à savoir que «le métissage sauvera le monde». […]

Tout paraît alors contribuer à dessiner en France cette figure compatissante de l’Autre, dans son infranchissable mais si enrichissante «différence».

Ibid, p.104 à 106

Les prémices de l’indignation institutionalisée:
C'est en se déchaînant aussi bien contre les politiques et leur «lâcheté infâme» que contre ce peuple de téléspectateurs repus, indifférents aux guerres terribles qui déchirent le monde, que les nouveaux intellectuels pétitionnaires promeuvent leur courageuse action — vrais «signeurs de la guerre», comme les appelait Félix Guattari. L'argument de l'indifférence coupable fera même le succès de la liste électorale «L'Europe commence à Sarajevo». Créée avant les élections européennes de juin 1994 par BHL, André Glucksmann, Pascal Bruckner, le cinéaste Romain Goupil et le cancérologue Léon Schwartzenberg, elle se saborde à quelques jours du scrutin, après avoir réuni quand même près de 12% des intentions de vote. Le but, assurent-ils, était d'imposer la guerre de Bosnie au cœur du débat ouest-européen et, plus naïvement, de faire lever l'embargo sur les armes en faveur des musulmans de Bosnie. Mais aussi, selon le mot de BHL, de permettre à cette occasion à Michel Rocard, suel homme politique qui ait manifesté de l'intérêt (et soit même venu au débat houleux qui lançait le projet, le 17 mai, à la Mutualité), de «consommer enfin son parricide» contre François Mitterrand.

Ce dernier, directement mis en cause par la «liste», évoque le 16 mai «des voix sincères mais \[que] la passion égare», tandis qu’avec moins d’indulgence son ancien ministre Jean-Pierre Chevènement assène que «la politique étrangère de la France et la guerre sont des choses trop sérieuses pour être laissées à Bernard-Henry Lévy4». L’aventure exemplaire de la liste Sarajevo aura montré en tout cas jusqu’où peuvent aller, en France, non seulement l’influence sur la scène politique des intellectuels les plus en vue, mais aussi leur certitude morale et leur candeur stratégique.

Car la dénonciation du mal est plus une posture qu’un argument, davantage un élan, fiévreux et lyrique, qu’un projet. Peu importent ses causes et son processus exact, la violence, estiment-ils, est toujours nue, elle est ce mal en soi reconnaissable entre tous — soif de sang et goût pervers du combat que s’essaient même à éradiquer de La Marseillaise Jean Toulat et l’Abbé Pierre, en montant en février 1992 un comité pour modifier les paroles «trop belliqueuses» de l’hymne national. L’indignation morale envahit médias et librairies, elle devient la forme a priori du débat politique.

Ibid, p.177 et 178

Le chantage au sens:
Trois traits de ce moralisme du Mal en disent toute l’arrogance. D’abord un certain «biographisme», à l’évidence narcissique, qui leur fait oublier les textes, et leur autonomie, au profit des seuls faits et gestes de l’auteur. Même si certains d’entre eux ont alors défendu le philosophe allemand, c’est bien cette vision du travail intellectuel qui a rendu possible l’étonnante «affaire Heiddegger» de 1987, apparition soudaine de ce nom lointain dans le débat public, le temps de fustiger les compromissions nazies d’un professeur bien suspect. Ensuite, leur dogme des Lumières ressemble plutôt à un spiritualisme du Bien et du Mal. Ils prêchent un christianisme laïcisé où tout se résout, en dernier ressort, à l’affrontement de la haine et de l’amour, celui-ci surplombant de ses promesses de réconciliation générale les métaphysiques bon marché d’un Comte-Sponville ou d’un Ferry — un peu à la façon dont le chanteur Sting cherchait alors à nous rassurer sur l’humanité des Soviétiques : «Russians love their children too5». Enfin, leur harangue est une façon involontaire, mais diablement efficace, d’entériner ce qu’ils dénoncent, en substituant la pitié au dialogue, la conscience noble à la riposte politique, et l’éloge de l’engagement à l’action effective. […]

Pour être plus discret, le deuxième chantage des moralistes n’en est que plus pernicieux. Le «retour au sens» dont se réclament Ferry et Renaut, avec tant d’autres, est pour la pensée le pire des chantages. Il identifie toute difficulté théorique (qui est en général la difficulté de ce qu’ ''il y a'' à penser) à un snobisme de l’abscons, et associe le «vrai» questionnement philosophique, sur un mode démagogique, à une médecine de l’âme révélant aux mortels le sens des choses — que ça fasse sens, qu’on donne du sens, qu’on trouve le Sens de la vie grâce aux grands auteurs. Cette approche thérapeutique, et mensongère, du travail théorique accouchera finalement de quelques best-sellers, traités moraux de Comte-Sponville ou théodicées humanistes de Ferry6, et d’une vague submergeant les années 1990: celle des «cafés philo» inaugurés à la Bastille par Marc Sauter et d’une «philo pour vivre» enfin ''utile'', depuis le retour très biographique à Socrate (deux récits de sa vie paraissent en 1987) jusqu’au triomphe du roman philosophique de l’écrivain norvégien Jostein Faarder, Le Monde de Sophie (1995).

Le chantage au Sens est un chantage est un chantage à la transcendance, à une présignification donnée hors du monde, qui empêche de saisir les liens, les strates, les trous faisant et défaisant le monde. Le retour à l’approche herméneutique, celle des réflexions extérieures sur telle ou telle question, pose ce Sens comme antérieur à tout le reste, vieil idéalisme qu’avaient combattu trente ans de soupçon théorique devant nos fausses évidences, de Deleuze à Foucault et Lacan. Le «sens commun» que prônent les moralistes, en nouveaux amis du peuple, est surtout un Sens prédéfini organisant le commun à son insu. Il est ce Sens dont se méfiait Freud dans les années 1910, lorsqu’il répétait que le rapport au désir ne se réduit pas à son «sens» culturel ou religieux, mais constitue à chaque fois une énigme singulière. Et il y a du mépris dans cet appel à un Sens accessible, transparent, transitif. Car la question des troubles du sens, de ses glissements et de ses illusions, aurait été tout aussi accessible au grand public, et beaucoup plus féconde. Mais elle aurait eu l’inconvénient de l’émanciper de la tutelle de ses nouveaux maîtres qui, sous prétexte de faire penser chacun «par lui-même», ont organisé la discussion à leur guise, au nom d’une philosophie de l’épanouissement personnel. La décennie 1980 consacre ainsi l’empire du Sens, qui réduit une à une, par la force de ses brigades médiatiques et académiques, les dernières poches de résistance, héritées du structuralisme ou de la pensée critique, où l’on ose encore douter que le sens — des mots, des concepts, du monde — aille de soi.

Enfin, avec le chantage au Réel, on n’est plus seulement sur le pré carré des moralistes, mais sur le terrain plus large où triomphent, pendant les années 1980, les stratèges de l’empirisme. Experts, spécialistes, conseillers expliquent tous doctement ce qu’est le Réel, et qu’il serait périlleux de s’en écarter. Le «réalisme», ou plutôt son illusion, procède à la fois d’un cynisme assumé, en faisant de l’assentiment à ce qui est (le «réel ») l’unique règle de pensée, et d’un rappel à l’ordre : cantonnez-vous au possible, au réalisable, que nous délimiterons pour vous, et nous pourrons discuter. Le Réel, chez nos moralistes des années 1980, fut ce qu’ils éprouvèrent dix ans auparavant comme un réveil salutaire, quand Soljenitsyne, Pol Pot ou le « bateau pour le bateau pour le Vietnam » les tirèrent soudain de leur sommeil dogmatique. D’un tel réveil, ils conclurent alors à une claire séparation du monde entre utopies et réalité, fantasmes et empirie, rêve et urgence — Mal et Bien.

Ibid, p.231 et 232
J'ai déjà longuement cité, je vais donc faire l'impasse sur la description de l'envahissement du tout culturel (je retrouve en feuilletant le rapprochement entre la mort de Coluche et celle de Borgès à quelques heures d'intervalle). Je note ici pour mémoire deux ou trois titres afin de les retrouver en temps utiles (ils apparaissent en note de bas de page: c'est un peu ce qui manque à cette étude, une reprise des livres cités dans une bibliographie en fin de volume. Comme je le disais, le livre fourmille de références. L'un des auteurs encore vivants aujourd'hui qui reçoit l'approbation de François Cusset est Jacques Rancière).

- Jean Baudrillard, L'Autre par lui-même Galilée, Paris, 1987 (le signe est-il encore signe de quelque chose, ou comment trop de signes tue le signe);
- Serge Daney, Devant la recrudescence des vols de sacs à main, Aléas, Paris, 1993 (pour les époux Ceaucescu et parce que le titre me plaît);
- Félix Guattari, Les années d'hiver, Paris, Galilée, 1989.


Notes
1 : C'est moi qui souligne.
2 : «SOS la vie», Globe, n°10, octobre 1986.
3 : Pierre-André Taguieff, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, La Découverte, Paris 1987.
4 : Cités in Pierre Favier et Michel-André Rolland, La décennie Mitterrand, vol.4, Seuil, Paris, 1999, pp 539 et 541.
5 : «Les Russes aussi aiment leurs enfants.»
6 : Luc Ferry, L'Homme-Dieu ou le Sens de la vie (Grasset, Paris, 1996) et André Comte-Sponville, Petit Traité des grands vertus (Albin Michel, Paris 1995)

Le jour de la Race est le dix juin

Écoutez, Pereira, dit le directeur, le ''Lisboa'' est en train de devenir, comme je vous l'ai dit, un journal xénophile, pourquoi ne faites-vous pas un hommage à un poète de la patrie, pourquoi est-ce que vous ne faites pas notre grand Camões? Camões? répondit Pereira, mais Camões est mort en mil cinq cent quatre-vingts, il y a presque quatre cents ans. Oui, dit le directeur, mais c'est notre grand poète national, et il est toujours très actuel, et puis savez ce qu'a fait António Ferro, le directeur du Secrétariat National de Propagande, enfin le ministre de la Culture, il a eu la brillante idée de faire coïncider le jour de Camões et le jour de la Race, ce jour-là on célébrera le grand poète de l'épopée et la race portugaise, et vous, vous pourriez nous faire une éphéméride. Mais le jour de Camões est le dix juin, monsieur le directeur, objecta Pereira, quel sens cela a-t-il de célébrer le jour de Camões à la fin août? D'abord le dix juin nous n'avions pas encore de page culturelle, expliqua le directeur, ça vous pouvez le déclarer dans l'article, vous pouvez toujours célébrer Camões, qui est notre grand poète national, et faire référence au jour de la Race, il suffit d'une allusion pour que les lecteurs comprennent. Excusez-moi, monsieur le directeur, répondit Pereira avec componction, mais bon, je voulais vous dire une chose, à l'origine nous étions lisutaniens, puis nous avons eu les Romains et les Celtes, puis nous avons eu les Arabes, alors quelle race pouvons-nous célébrer, nous Portugais? La race portugaise, répondit le directeur, excusez-moi Pereira, mais votre objection ne me plaît pas beaucoup, nous sommes portugais, nous avons découvert le monde, nous avons accompli les principales navigations du globe, et quand nous l'avons fait, au seizième siècle, nous étions déjà portugais, voilà ce que nous sommes et voilà ce que vous devez célébrer, Pereira. […]
Pereira salua le directeur et raccrocha. António Ferro, pensa-t-il, le terrible António Ferro, le pire est qu'il s'agissait d'un homme intelligent et malin, dire qu'il avait été l'ami de Fernando Pessoa, bon, conclut-il, mais ce Pessoa, aussi, il se choisissait de ces amis.

Antonio Tabucchi, ''Préreira prétend'', p.190-191 (Folio, imprimé en 1998)

Vivre en philosophe

Les anciens philosophes grecs, comme Épicure, Zénon, Socrate, etc., sont restés plus fidèles à la véritable Idée du philosophe que cela ne s'est fait dans les temps modernes.
Quand vas-tu enfin commencer à vivre vertueusement, disait Platon à un vieillard qui lui racontait qu'il écoutait des leçons sur la vertu. — Il ne s'agit pas de spéculer toujours, mais il faut aussi une bonne fois penser à l'application. Mais aujourd'hui on prend pour un rêveur celui qui vit d'une manière conforme à ce qu'il enseigne.

Kant, Vorlesungen über die philosophische Encyclopädie, dans Kants gesammelte Schriften, XXIX, Berlin, Akademie, 1980, p.8 et 12, cité par Pierre Hadot en exergue à Qu'est-ce que la philosophie antique?
Contexte: En 1945 Hans Jonas entre en Allemagne en soldat. Il apprend la mort de sa mère à Auschwitz, fait face au déni de ses voisins, rencontre son éditeur, son ancien directeur de thèse et enfin un professeur de philosophie qu'il connaissait avant la guerre.
A Marbourg, je rendis encore visite à quelqu'un d'autre. Bultmann me dit une fois: «Vous avez bien été aussi l'élève de Julius Ebbinghaus?» Et de fait, déjà à Fribourg — peu après ma digression en agriculture, Heidegger étant alors à Marbourg —, je m'étais inscrit à des cours magistraux et à un séminaire du kantien Ebbinghaus. Nous nous sommes même querellés alors. C'était un kantien orthodoxe combatif qui, partant de Hegel, était remonté à la source authentique de la vérité — Kant. Je me trouvais avec lui dans un rapport nécessairement critique, car il n'admettait aucune opinion qui divergeât de Kant, et c'était en l'occurrence un interprète de la doctrine kantienne un peu forcené mais extraordinairement sagace, clair et précis. «Vous devriez aller le voir, me dit Bultmann, c'est l'un de ceux qui se sont réellement conduits magnifiquement.» […]
Nous nous saluâmes cordialement et je lui exprimai mon estime pour sa constance durant l'époque nazie, Bultmann m'ayant raconté qu'il avait gardé une attitude sans compromis, même lorsqu'on ne pouvait pas parler aussi librement. Là-dessus, Ebbinghaus déclara ce que je n'ai jamais oublié: «Oui, Jonas, mais je vais vous dire une chose — sans Kant, il m'eût été impossible de traverser ainsi cette époque.» Ce fut comme si un chrétien disait: «Sans le Seigneur Jésus-Christ, je n'en aurais pas été capable.» Je compris soudain ce qu'est la philosophie vécue. En face de cela Heidegger disparaît, lui, le penseur et philosophe, bien plus important, bien plus original. Que la philosophie oblige aussi à un certain type d'existence et de comportement publiquement éprouvé, c'est ce que le kantien avait saisi, et non pas le philosophe existentialiste.

Hans Jonas, Souvenirs, p 179-180, Payot-Rivages, Paris, 2005.

L'éternité

Comment, pensa-t-il, si je ressuscite, ce sera pour me retrouver avec des gens en canotier? Il s'imagina vraiment parmi les gens du yacht dans un port indéfini de l'éternité. Et l'éternité lui parut un lieu insupportable, écrasé par une chape de chaleur brumeuse, avec des gens qui parlaient en anglais et portaient des toasts en s'exclamant: oh! oh!

Antonio Tabucchi, Pereira prétend, p.17 (Folio, imprimé en 1998)

Prendre conscience de son être dans le Tout

Je lis Qu'est-ce que la philosophie antique? parce que je le dois, et Pereira prétend parce qu'il était à côté du Fil de l'horizon à la bibliothèque, livre cité par RC dans Élégies pour quelques-uns.
Il dansa cette valse presque avec transport, comme si son ventre et toute sa chair avaient disparu par enchantement. Tout en dansant, il regardait le ciel au-dessus des ampoules colorées de Praça da Alegria, et il se sentit minuscule, fondu dans l'univers. Il y a un gros homme d'un certain âge qui danse avec une jeune fille sur une quelconque place de l'univers, pensa-t-il, et dans le même temps les astres tournent, l'univers est en mouvement, et peut-être que quelqu'un nous regarde depuis un observatoire infini.

Antonio Tabucchi, Pereira prétend, p.31 (Folio imprimé en 1998)

Dans toutes les écoles qui le pratiquent, cet exercice de la pensée et de l'imagination consiste finalement, pour le philosophe, à prendre conscience de son être dans le Tout, comme point minuscule et de faible durée, mais capable de se dilater dans le champ immense de l'espace infini, et de saisir en une seule intuition la totalité de la réalité. Le moi éprouvera ainsi un double sentiment, celui de sa petitesse, en voyant son individualité corporelle perdue dans l'infini de l'espace et du temps, celui de sa grandeur en éprouvant son pouvoir d'embrasser la totalité des choses1.

Pierre Hadot, Quest-ce que la philosophie antique?, p.313 (Folio imprimé en 2011)
Parfois j'ai l'impression (de plus en plus souvent j'ai l'impression) de lire un seul et même livre, continu de livres en livres.


Note
1 : Cf. Pierre Hadot, La Citadelle intérieure, p 195-198

Préalable nécessaire

Pereira se leva et prit congé. Au revoir père António, excusez-moi si je vous ai fait perdre votre temps, la prochaine fois je viendrai me confesser. Tu n'en as pas besoin, répliqua le père António, pense d'abord à commettre quelque péché et viens ensuite, mais ne me fais pas perdre mon temps inutilement.

Antonio Tabucchi, Pereira prétend, p 151 (Folio imprimé en 1998)

Au plus simple

Eh bien, dit Pereira, Marinetti est un salaud, il a commencé par chanter la guerre, il a fait l'apologie des carnages, c'est un terroriste, il a salué la marche sur Rome, oui, Marinetti est un salaud, et il faut que moi, je puisse le dire. Va en Angletterre, dit Silva, là tu pourras dire tout ce que bon te semble, tu auras un tas de lecteurs. Pereira termina la dernière bouchée de son filet. je vais au lit, dit-il, l'Angleterre est trop loin.

Antonio Tabucchi, Pereira prétend, p.68 (Folio imprimé en 1998)
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