RIP Roland de la Poype, héros de Normandie-Niémen et Gavroche du fond de l'âme

J'avais un ami qui avait été en classe avec Roland de la Poype. Il me racontait la façon dont il dévalait les rues du Mans sur le porte-bagage de sa moto dans les années trente, quand ils sortaient de leur collège jésuite.
Son sourcil se fronça, d'un air mélancolique et triste il ajouta : «L'un des pères l'avait pris en grippe, c'était vraiment terrible. Roland était son bouc émissaire. Il a fini d'ailleurs par être renvoyé de l'école. Il n'était pas méchant, mais il n'était pas très appliqué, toujours tête en l'air, toujours en train d'inventer quelque chose. Il était farceur.»

L'épisode (et sa conclusion) est raconté par Ghislain de Diesbach.
Beaucoup de futurs grands hommes, à commencer par Voltaire, ont été élevés chez les Jésuites et y ont fait, suivant la formule consacrée, « de solides études ». En chaque célébrité, l'ordre de saint Ignace aime à reconnaître un de ses chefs-d'œuvre, oubliant parfois l'époque où le brillant élève était indésirable. Un jour, au printemps 1945, nous en eûmes un piquant exemple.
Quelques années avant la guerre, Mme de La Poype était venue supplier le préfet de ne pas renvoyer son fils Roland qui, paraît-il, donnait alors du fil à retordre à ses maîtres. Le Préfet avait refusé en ajoutant :
— Croyez-moi, Madame, vous n'en ferez jamais rien de bon !
Après la Libération, Roland de La Poype, lieutenant dans l'escadrille Normandie-Niémen, héros fameux de la guerre aérienne et abondamment décoré par plusieurs pays, était venu revoir son ancien collège où il avait reçu un accueil triomphal. Le Père Préfet avait promené fièrement son « cher enfant » à travers les cours de récréation, au milieu d'élèves admiratifs, et il avait complètement oublié le petit différend, survenu dix ans plus tôt…
En attendant cette consécration, la gloire du collège était Antoine de Saint-Exupéry qui n'avait plus que quelques mois à vivre et allait bientôt lui donner son nom, ainsi qu'à la rue des Vignes, encore champêtre et sablée.

Ghislain de Diesbach, Une éducation manquée - souvenirs 1931-1949
Et-ce à cause de l'aviateur? toujours est-il qu'à la fin des années trente, après s'être fait renvoyé du collège, La Poype s'était inscrit aux cours proposés par l'aviation civile pour passer son brevet de pilote. (Il s'agissait de préparer la guerre, sans le dire.) «Finalement, conclut mon ami avec un sourire mélancolique, être renvoyé a été la chance de sa vie.»

La guerre fut déclarée, La Poype participa à la bataille d'Angleterre, et plus tard fit partie de l'escadron du Normandie-Niémen. Il l'a raconté tardivement, en 2007 (sans doute un livre rewrité, ce n'était pas le genre à s'appesantir sur le passé. Peut-être l'a-t-on convaincu qu'il devait laisser un témoignage).
Staline l'a autorisé à ramener son yak en France pour service rendu à la patrie.

Un jour mon ami revint tout excité d'une réunion familiale; il venait d'apprendre que le père d'une de ses nièces par alliance avait lui aussi fait partie de l'escadrille Normandie-Niémen. Ils avaient beaucoup discuté, et quelques temps plus tard, la nièce lui prêta quelques pages du journal de son père. Elles décrivaient une alerte aérienne durant la nuit, la nécessité de s'habiller vite avec peu de lumière, «comme d'habitude, La Poype avait perdu quelque chose, une chaussette, son pantalon ou sa chemise».

Roland de la Poype n'est plus.

RIP Georges Chaulet

Je me souviens que je prononçais intérieurement "Alpaja". Cela m'a fait un choc de découvrir un jour qu'il fallait dire Alpaga. Alpaga et Bulldozer, ce n'était pas du tout la même chose qu'Alpaja et Bulldozer.

J'aurais bien appelé les chattes Ficelle et Boulotte, cela leur correspondait bien.

Il existe une rue de Montgeron à Draveil qui m'évoque Framboisy.

J'ai été déçue de ne pas pouvoir prendre le pseudo de "Mille pompons", déjà emprunté.

C'est avec Georges Chaulet que j'ai découvert qu'il était terrible d'avoir lu "tout" d'un auteur. Il faut toujours garder un livre non lu.


Non, je ne savais pas qu'il vivait encore. C'est le même cas que celui de Vladimir Volkoff.

Pessimisme et agitation

Sa maxime à elle, c'est que tout va au plus mal, et ce qui est pire: que tout doit être changé, et ce qui est encore pire: que tout doit être changé immédiatement.

Herman Melville, Moi et ma cheminée, p.48 (ouvrage hors commerce offert pour l'achat de trois Points Seuils - 1984) Traduction Armel Guerne

La légende de Sainte Patère

Pour Guillaume.
Or, un temps que je crois pouvoir situer aux environs de 1350, un prêtre séculier dont la postérité ne nous a point léguer le patronyme, faisait retraite en cette île durant la belle saison. Robinson d'avant la lettre, il vivait chichement dans une cahute par lui construite, et s'adonnait à de profondes et sévères méditations. Il ne dédaignait point, lorsque le temps était chaud, de s'aller livrer, dans les eaux de la rivière, à de dévotes ablutions. Peu d'humains vivaient en ce lieu ; et le prêtre à l'âme pure, n'ayant rien à cacher au Créateur, se baignait dans le plus simple appareil, en gardant toutefois, suprême déférence, son chapeau.
Des ronces, des broussailles formaient de touffus promontoires, et les rives de l'île étaient ainsi bordées de criques charmantes où l'on se sentait chez soi, dans l'intimité confiante des premiers âges.

Un jour, le prêtre s'aventura un peu plus loin que n'eût dû lui permettre le rideau de feuillage. Il n'avait de l'eau que jusqu'à mi-cuisses. Et là, il se trouva nez à nez, si l'on peut ainsi dire, avec deux adorables naïades - comme si Ève eût eu une sœur jumelle. La surprise immobilisa, pour un temps, nos sirènes. Peut-être aussi je ne sais quelle curiosité... Les voies du Seigneur sont impénétrables. Cette vision à lui offerte n'était-elle point l'une des tentations contre quoi l'Évangile nous met en garde ?

Deux soucis assaillirent l'esprit du prêtre : celui de déférer aux liminaires préceptes de pudeur : celui aussi d'implorer Dieu qu'il ne le laissât point succomber et délivrât son esprit de tous ses désirs impurs.
Fortement troublé, il ôta son chapeau, qu'il plaça où le lui commandaient d'éternels principes, joignit les mains au-dessus de sa tête, et en toute humilité récita : Pater noster qui es in cœlis
Alors s'accomplit le miracle : ô l'ineffable vigilance du Seigneur omniprésent ! Le chapeau resta en place. Adveniat regnum tuum…

La merveilleuse action du Pater prononcé en d'aussi dramatiques circonstances confirma notre prêtre dans ses édifiantes convictions.
Dans l'île même, il bâtit, de ses mains, une chapelle dont il orna le fronton d'un visage féminin rayonnant de divine pureté. Et la chapelle fut dédiée à «Sainte Patère». Nul ne lui tint rigueur d'avoir improvisé, à l'intention de Sainte Nitouche, une sœur cadette…

Chez les Élus aussi, il doit y avoir une «Compagnie Hors-Rang»…
J'ai retrouvé, jusque dans les grimoires de la fin du XVIe siècle, mention des vestiges de la chapelle «Sainte-Patère». J'éprouve pour la petite sainte une tendre vénération. Vers elle vont mes pensées, chaque fois que j'accroche mon imperméable.

Jacques Yonnet, Rue des Maléfices, p.139 (Phébus, 1987)

Lilith de Primo Levi

C'est un recueil de courtes nouvelles parues pour la plupart dans ''La Stampa'' entre 1975 et 1981. Trois parties, "Passé proche", "Futur antérieur", "Indicatif présent".

La première partie reprend des souvenirs d'Auschwitz, il s'agit de portraits en forme d'hommage. Les nouvelles suivantes relèvent de la science-fiction, entre Buzatti (le caractère fantastique) et Borges (le caractère intemporel), en moins incisif. Ce ne sont peut-être pas de très bonnes nouvelles.

Je retire de la première partie l'impression que l'extermination des juifs a amené Primo Levi à s'intéresser à la culture ou la religion juives (peut-on réellement les séparer?), idée qui ne l'aurait pas effleuré sans cela. Il en retire un profond respect mêlé d'une totale incompréhension qui se teinte d'une grande mélancolie:
Et il est inexplicable que le destin ait choisi un épicurien comme moi pour redire cette fable pieuse et impie, faite de poésie, d'ignorance, d'acuité téméraire, et de cette incurable tristesse qui s'élève sur les ruines des civilisations perdues.

Primo Levi, Lilith, p. 27 (éditions Liana Levi 1987)
Ezra n'était pas à proprement parler un meschughe1: il était l'héritier d'une tradition ancienne, étrange et douloureuse, au cœur de laquelle il y a l'horreur du Mal, et le désir de «faire la haie autour de la Loi» afin d'empêcher qu'à travers les interstices de la haie le Mal ne se propage et submerge la Loi elle-même. Au cours des millénaires, ce principe fondamental s'est entouré d'une prolifération de commentaires, de déductions, de distinctions subtiles jusqu'à la manie, et d'une nouvelle série de commandements et d'interdits; et au cours des millénaires, bien des hommes se sont conduits comme Ezra, à travers un nombre infini de migrations et de massacres. C'est pourquoi l'histoire du peuple juif est si ancienne, étrange et douloureuse.

Ibid, p.50-51
Comment lutter contre le Mal, qu'est-ce qui pourrait, pourra, mettre au fin au Mal? C'est la question qui revient à plusieurs reprises. Le Mal vient des enfants de Lilith, et Dieu lui-même a péché en prenant Lilith pour maîtresse. Que Dieu chasse Lilith, que les mendiants mangent la bête, plusieurs solutions mythiques sont proposées pour mettre fin au mal. En attendant, les espèces prolifèrent (thème de la gémination et de l'insémination).

Pour la première fois je sens quelque chose de l'ordre du désespoir dans les récits de Primo Levi: «Lui qui n'était pas un déporté, il était mort du mal des déportés» écrit-il à propos d'un homme ouvrier "civil" dans les camps qui l'aida à survivre grâce à une assiette de soupe quotidienne. Rentré en Italie, cet homme se laissa mourir.
Je me souviens de l'annonce du suicide de Primo Levi. Quelques années plus tard, c'est avec soulagement que je découvris le témoignage de son ami Mario Rigoni Stern à la fin du film Le voyage de Primo Levi: Stern ne croyait pas au suicide et soutenait la thèse de l'accident.
Avec Lilith, la thèse du suicide prend une nouvelle consistance.


Note
1 : NB: meschughe= fou: Ezra avait demandé au chef de baraque de lui conserver sa soupe pour le lendemain car il souhaitait respecter le jeûne du Kippour.

Platon révolutionnaire et tyrannique

§ 11 - Portrait du philosophe accompli

Il vit entièrement dans les abstractions les plus pures, ne voit ni n'entend plus rien, n'estime plus rien de ce que les hommes estiment, il hait le monde réel et cherche à propager son mépris. Il vit comme dans une caverne, après qu'il a vu la lumière du jour et les véritables onta [étant]: il est inévitable que les autres hommes le tiennent pour insensé lorsqu'il leur recommande de ne plus croire à la réalité des choses qu'ils voient et entendent. L'homme platonicien est très différent du socratique; car Socrate dit (Xénophon, Mémorables, III 9): «Le meilleur citoyen et celui que les dieux chérissent le plus, est celui qui, agriculteur, accomplit bien les devoirs de l'agriculteur, médecin, accomplit bien les devoirs de l'art médical, et qui dans la vie politique remplit bien ses devoirs envers l'État. Mais l'homme qui ne fait rien de bon n'est ni utile ni agréable aux dieux». Socrate était un bon citoyen, Platon un mauvais, comme Niebuhr a osé le dire. Cela veut dire que Platon a livré un combat à mort contre les conditions politiques en place et qu'il était un révolutionnaire extrêmemnt radical. L'exigence de former des concepts exacts de toutes les choses paraît inoffensive: mais le philosophe, qui croit les avoir trouvés, traite tous les autres hommes de fous et de dépravés et toutes leurs institutions de folies et d'obstacles à la pensée véritable. L'homme aux concepts exacts veut juger et régner: croire posséder la vérité rend fanatique. Cette philosophie est partie du mépris de la réalité effective et des hommes: très vite, elle manifeste une tendance tyrannique. Platon semble, si l'on se fonde sur l'Apologie de Socrate, avoir conçu la pensée décisive concernant la manière dont un philosophe doit se comporter envers les hommes: comme leur médecin, un frein sur la nuque des hommes. Il renforce l'idéal et saisit les pensées: la science doit régner: celui qui sait, qui est le plus proche des dieux, doit être législateur et fondateur d'Etats. Les moyens qu'il emploie sont: liaison avec les pythagoriciens, recherches pratiques à Syracuse, fondation de l'Académie, activité d'écrivain et combat inlassable contre son temps.

Friedrich Nietzsche, Introduction à la lecture des dialogues de Platon, p.42-43 (éditions de l'éclat, 2e édition, 1998)

La logique

La pensée logique comme fondement de la morale, la représentation et l'opinion comme fondement de l'immoralité.

Friedrich Nietzsche, Introduction à la lecture des dialogues de Platon, p.41 (éditons de l'éclat, 2e édition, 1998)
Les billets et commentaires du blog vehesse.free.fr sont utilisables sous licence Creatives Commons : citation de la source, pas d'utilisation commerciale ni de modification.