C'est en cherchant comment éviter la peur qu'Epicure fut conduit à la philosophie théorique. Il soutenait que les deux grandes sources de la peur étaient la religion et la terreur de la mort qui étaient liées puisque la religion encourage la croyance que les morts sont malheureux. Il rechercha donc une métaphysique qui prouverait que les dieux ne se mêlent pas des affaires humaines et que l'âme périt avec le corps. La plupart des hommes modernes pensent à la religion comme à une consolation mais, pour Epicure, c'était le contraire. Le surnatuel intervenant dans le cours naturel des choses lui paraissait une source de terreur et il considérait l'immortalité comme fatale à l'espoir d'être soulagé de la souffrance.
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La haine de la religion exprimée par Epicure et Lucrèce n'est pas très aisée à comprendre si l'on fait crédit aux rapports conventionnels qui insistent sur l'allégresse qui émanait de la religion et des rites grecs. […]
Jane Harrisson a montré d'une manière convaincante que les Grecs avaient, à côté du culte officiel rendu à Zeus et à sa famille, d'autres croyances plus primitives et plus ou moins associées à des rites barbares. Ceux-ci furent en partie incorporés dans l'orphisme qui devint la religion dominante des hommes de tempérament religieux. On a parfois supposé que l'Enfer était une invention chrétienne, mais c'est une erreur. Le christianisme n'a fait que systématiser les croyances populaires. Dès le début de la République de Platon il est visible que la crainte de la punition après la mort était déjà communément ressentie à Athènes au Ve siècle, et il n'est guère probable qu'elle ait pu diminuer dans l'intervalle qui sépare Socrate d'Epicure. […] Pour ma part, je crois que la littérature et l'art grecs donnent une fausse idée des croyances populaires. Que saurions-nous du méthodisme de la fin du XVIIIe si aucune relation de cette époque ne nous était parvenue en dehors des livres et des descriptions émanant des classes cultivées? L'influence du méthodisme, comme celle de la religion de l'âge hellénistique, s'est développée par le bas. Il était déjà puissant au temps de Boswell et de Sir Joshua Reynolds et pourtant les allusions qu'ils en font ne rendent pas compte de l'étendue de son influence. Nous ne devons donc pas juger de la religion de la masse en Grèce, d'après les descriptions que nous en trouvons dans l'Urne grecque ou d'après les œuvres des poètes et des philosophes de l'aristocratie. Epicure n'était pas un aristocrate, ni de naissance, ni dans ses amitiés; peut-être ce fait explique-t-il son hostilité exceptionnelle contre la religion.

C'est grâce aux poèmes de Lucrèce que la philosophie d'Epicure a été révélée aux lecteurs depuis la Renaissance. Ce qui a le plus impressionnés, du moins ceux d'entre eux qui n'étaient pas philosophes de profession, c'est le contraste qu'ils présentent avec la croyance chrétienne sur le matérialisme, la négation de la Providence, le rejet de l'immortalité. Ce qui frappe surtout le lecteur moderne c'est le fait que ces idées, qui sont à présent généralement regardées comme tristes et déprimantes, ont pu être présentées alors comme un évangile de libération, le salut devant le pesant fardeau de la peur.

Bertrand Russel, Histoire de la philosophie occidentale, p.302-304 tome 1 (Les Belles Lettres 2011)