Véhesse

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vendredi 18 juillet 2014

La chaise percée

Pour nous, les petits, mon père (en nous vit encore) avait fabriqué une chaise basse percée d'un trou pas tout à fait rond, on glissait le pot, d'abord métallique puis plastique, dans deux rainures ménagées sous le siège, un joli petit trône en bois brut avec dossier et accoudoirs, que les années ont poli peu à peu, au fur et à mesure de l'histoire, le bois devenu fauve dans le soleil couchant. Attendre confortablement assis que les choses se fassent n'était pas sans charme.
Mais l'abîme du grand cabinet nous attirait davantage, tant d'objets de forme plus ou moins semblable entassés derrière la porte percée d'un cœur, et des araignées dans tous les coins et recoins et des limaces par-dessous l'huis.

Eugène Savitzkaya, Fou trop poli, p.83 (Minuit 2005)

mercredi 16 juillet 2014

Le coucou

Je lis Savitzkaya, parce que Guillaume en parla quelques fois et que je l'ai trouvé à la bibliothèque de l'entreprise (je m'efforce d'emprunter les livres qui ne doivent pas beaucoup sortir — pour encourager la bibliothécaire).
L'argument du coucou à l'adresse d'une mère rouge-gorge essoufflée est teinté d'une douceur légèrement ironique ou désabusée. Il ne contient aucun cynisme.
Si tu pouvais me nourrir, petite mère, si tu le voulais bien, je serais pour toi le meilleur des fils, meilleur que ne le sont pour leur mère les petits du geai, du pic noir et du vanneau huppé. Ne me considère pas comme un monstre. Je ne te mangerai pas quand je serai plus grand et je ne te quitterai pas quand tu seras vieille. Je me contente de tout ce que tu peux me donner. J'aime autant les larves des diptères que celles des coléoptères et je ne dédaigne pas les vers de terre de la terre fumée du jardin. Je protègerai tes petits du geai, de la pie et de l'épervier. Je chasserai les fourmis. Je couverai tes œufs. Tu m'as sorti de l'œuf, mais je ne suis pas issu de ton cloaque, mais bien de ton bec, légère et forte rouge-gorge, de ton bec à trilles et à modulations. Je t'appartiendrai à jamais. La bouche qui chante picore aussi dans le fumier et dans les excréments.

Eugène Savitzkaya, Fou trop poli, p.81 (Minuit 2005)

samedi 12 juillet 2014

Hervé Guibert - A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie

A l'époque, la mort d'Hervé Guibert avait fait tant de bruit que j'avais évité de le lire. Mais l'année dernière, ou il y a deux ans (juin 2012), j'ai rencontré à Porto une jeune Suissesse qui en a fait son principal objet d'étude et a éveillé ma curiosité.
Et donc quand je suis tombée par hasard sur ce livre à la bibliothèque, je l'ai emprunté.

L'écriture est alerte et vigoureuse avec une urgence, une tension, qui tient en haleine; il s'agit d'un écrivain, sans aucun doute. J'aime les phrases interminables et scandées, le rythme des mots précis et rapides.
La description des hôpitaux et des médecins est sans complaisance et constitue un précieux témoignage sur les débuts du sida, les réactions autour de la maladie, la recherche médicale, les hésitations législatives autour du dépistage, les situations dramatiques des couples non reconnus par la société… (quelle place à l'hôpital aux côtés du malade si vous êtes "son ami", quel place sur le testament puisque "vous n'êtes pas de la famille"? que de souvenirs personnels, mais vécus de loin, comme témoin inconscient d'être témoin).

Ce qui frappe vingt-cinq ans plus tard, c'est la colère du texte, son aspect règlement de comptes. Avec Adjani, avec "Bill" (l'ami qui ne lui a pas sauvé la vie: «Edwige comme Jules, avertis au téléphone, me disent que j'ai un courage fou d'aller dîner avec cet enfoiré. […] Avant de voir le salaud dans Bill, j'y vois un personnage en or massif.» (p.257) Je ne sais pas qui est Bill, mais je suis sûre qu'il a été facilement identifié à la sortie du livre), avec les médecins aux compétences variées (et souvent si incompétents), avec l'éditeur Jérôme Lindon (et au passage les critiques):
Quand je déposai le manuscrit de mon journal chez mon éditeur, le brave homme, qui avait déjà publié cinq de mes livres, me faisant signer leurs contrats dès le lendemain du jour où je les lui avais apportés, sans que j'en lise aucun paragraphe puisque c'était le contrat type et que je pouvais lui faire entière confiance, me dit qu'il n'aurait pas le temps de lire celui-là, car il faisait quatre cents pages dactylographiées, alors qu'il m'avait toujours réclamé un gros libre, un roman avec des personnages parce que les critiques étaient trop abrutis pour rendre compte de livres qui n'avaient pas d'histoire bien construite, ils étaient désemparés et du coup ne faisaient pas d'articles, au moins avec une bonne histoire bien ficelée on pouvait être sûr qu'ils en feraient un résumé dans leurs papiers puisqu'ils n'étaient pas capables d'autre chose, par contre qui serait assez fou pour accepter de lire un journale de quatre cents pages, une fois imprimé ça pourrait faire près du double et avec le prix du papier on arriverait facilement à un livre qu'on devrait vendre cent cinquante francs, or mon pauvre ami qui voudrait mettre cent cinquante francs pour un livre de vous, je ne voudrais pas être grossier mais les ventes de votre dernier livre n'ont pas été bien fameuses, vous voulez que j'appelle tout de suite pour demander les chiffres à ma comptable? En deux ans cet homme avait vendu près de vingt mille exemplaires de mes livres, il n'avait pas fait pour eux la moindre ligne de publicité, voilà que des circonstances m'amenaient à trembler devant lui pour réclamer, même pas une avance mais un décompte de droits d'auteur, qu'il me devait, et il me répliquait: «Oh! et puis vous m'énervez avec votre odieuse sensiblerie! Mettez-vous une bonne fois dans la tête que je ne suis pas votre père!»

Hervé Guibert, A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, p.87
Ce livre est bien sûr connu pour raconter les derniers mois de Foucault (Muzil, l'homme sans qualité). Je recopie ici la description du corps de l'être aimé comme poison, une réalité dont l'étendue ne s'appréhende qu'à l'expérience:
Muzil, les derniers temps qui ont précédé sa mort, avait tenu, discrètement, sans cassure, à prendre quelques distances avec l'être qu'il aimait, au point qu'il a eu le formidable réflexe, la trouvaille inconsciente d'épargner cet être à un moment où presque tout de son propre être, son sperme, sa salive, ses larmes, sa sueur, on ne le savait pas trop à l'époque, était devenu hautement contaminant, ça je l'ai appris récemment par Stéphane qui a tenu à m'annoncer, peut-être mensongèrement, qu'il n'était pas lui-même séropositif, qu'il avait échappé au péril alors qu'il s'était vanté, peu après m'avoir révélé la nature de la maladie de Muzil qu'il avait ignoré jusque-là, de s'être faufilé à l'hôpital dans le lit de l'agonisant, et de l'avoir réchauffé avec sa bouche en différents points de son corps, qui était du vrai poison.

Hervé Guibert, A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, p.135

jeudi 10 juillet 2014

Album

Reçu, sans aucun mot d'explication, d'une amie à qui je n'ai pas écrit pour le Nouvel An comme je le fais chaque année (mais je pensais la voir à Lorient — et puis non) un livre, Album, de Marie-Hélène Lafon, aux éditions Buchet-Chastel (car la quatrième de couverture précise «Tous ses romans, dont L'Annonce (Prix Page des libraires 2009) et Les Pays, sont publiés chez Buchet/Chastel.»)

Il reste à le lire et à la remercier.

mercredi 9 juillet 2014

En allant à l'enterrement de Foucault

Mangé une andouillette à midi en pensant à Foucault (et Guibert).

Sur la route, avec l'assistant de Muzil et Stéphane, nous nous arrêtâmes dans un relais et dégustâmes, ce fut une idée de Stéphane qui rappela que Muzil les adorait, des andouillettes grillées.

Hervé Guibert, À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, p.113, Gallimard 1990

samedi 5 juillet 2014

La lecture préférée de Foucault

chapitre 25
Mancini s'était fait enterrer avec son pinceau et le Manuel d'Epictète, qui se trouve à la suite des Pensées de Marc Aurèle, dans l'exemplaire jaune Garnier-Flammarion que Muzil avait délogé de sa bibliothèque, couvert d'un papier cristal, quelques mois avant sa mort, pour me le donner comme étant l'un de ses livres préférés, et m'en recommander la lecture, afin de m'apaiser, à une époque où j'étais particulièrement agité et insomniaque, ayant même dû me résoudre, sur les conseils de mon amie Coco, à des séances d'acupuncture à l'hôpital Falguière, où un médecin au nom chinois m'abandonnait en slip sous une tente mal chauffée, après m'avoir planté au sommet du crâne, aux coudes, aux genoux, à l'aine et sur les orteils de longues aiguilles qui, oscillant au rythme de mon pouls, ne tardaient pas à laisser sur ma peau des rigoles de sang que le docteur au nom chinois ne prenait pas la peine d'éponger, ce docteur obèse aux ongles sales auquel je continuais de confier mon corps, m'étant toutefois soustrait aux intraveineuses de calcium qu'il m'avait prescrites en complément, deux ou trois fois par semaine, jusqu'au jour où, saisi de dégoût, je le vis remettre les aiguilles maculées dans un bocal d'alcool saumâtre. Marc Aurèle, comme me l'apprit Muzil en me donnant l'exemplaire de ses Pensées, avaient entrepris leur rédaction par une suite d'hommages dédiés à ses aînés, aux différents membres de sa famille, à ses maîtres, remerciant spécifiquement chacun, les morts en premier, pour ce qu'ils lui avaient appris et apporté de favorable pour la suite de son existence. Muzil, qui allait mourir quelques mois plus tard, me dit alors qu'il comptait prochainement rédiger dans ce sens, un éloge qui me serait consacré, à moi qui sans doute n'avais rien pu lui apprendre.

Hervé Guibert, A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, p.75-76, Galimard 1990

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