30 mars 1974

Cher Claude Mauriac,
j'ai enfin reçu votre livre, et avec un très grand plaisir. Peut-être avez-vous quelquefois l'idée que nous sommes loins l'un de l'autre; mais par ce livre, je me sens très près de vous; je ne parle pas seulement de la conception, si proche du pouvoir que j'attibue à l'
agencement des fragments, agencement qui possède le don d'immobilité du temps — je dirai presque d'immortalité, car le sujet de votre livre est en somme l'immortalité (la dénégation de mort, de deuil), mais aussi tout votre passé, ici rappelé, est d'une certaine façon le mien; vos dates sont les miennes, votre pays, celui de votre père, est le mien (j'ai lu très tôt ses romans avec délices, le délice des noms propres du Sud-Ouest retrouvés), les écrivains dont vous parlez, ce sont en somme mes écrivains, jusqu'à Bataille que vous décrivez avec une vérité absolue; et je vous remercie, parce que j'en ai été très touché, de m'avoir placé au nombre de tous ceux que vous appelez.
J'ajoute à cette gratitude réelle mon remerciement à tous deux de m'avoir amené en auto l'autre jour, à travers la pluie et les encombrements, à ma gare du Luxembourg.

A bientôt j'espère,
bien amicalement
Roland Barthes



Claude Mauriac, Le rire des pères dans les yeux des enfants, p.406 - Grasset 1981