Il s'agit d'un recueil de nouvelles de trois ou quatre pages chacune. C'est ce que j'appelle "les nouvelles à l'américaine", par opposition aux nouvelles "à chute" comme Maupassant ou Edgar Poe. Dans les "nouvelles américaines" selon ma définition, il ne se passe pas grand chose, tout est dans la description et l'atmosphère (exemple: The Bride comes to Yellow Sky de Stephen Crane.)
Au lecteur de poser des hypothèses concernant les différents récits et de leur donner sens — ou de les accepter tels qu'ils sont, sans commentaire.

De la lecture de Sarajevo Marlboro, il est possible de déduire quelques données sur l'auteur, sur la vie à Sarajevo et sur la Yougoslavie en général. Il est possible de supposer que les Bosniaques sont plutôt musulmans (mais pas que les Tchetniks sont plutôt serbes). Il est possible d'affirmer que les chrétiens orthodoxes sont les pires («So that's it, she told herself, and for the next week or so she imagined she knew everything there was to know about Cipo. He was a Catholic, then. No wonder he hated her. Mind you, the Catholics are preferable to the Orthodox. At least they invite you into their house instead of killing you.» (p.54) ou «On the other side of town was a Catholic church — and nearby a mosque. As if by some tradition, the Orthodox people didn't live in the Colony, nor did they go down the mines.» (p.144))
Les habitants de Doubrovnic paraissent jouir d'une réputation d'élégance physique et morale («Mr Ivo»), les habitants de Zagreb d'être un peu hautains et les habitants de Sarajavo d'être bruyants et accommodants («Pretty soon she began to derive pleasure from the way so may people lived on top of one another without making a fuss about their differences. The trivial but immediate quality of this pleasure brought to her mind the atmosphere of a station wainting-room on a platform from which trains depart to heaven and hell.» (p.44))

Chaque nouvelle est construite plus ou moins sur le même plan: une courte introduction présentant une réflexion ou une loi générale, un court récit dont on imagine qu'il illustre la réflexion ou la loi précitée (mais est-ce mon esprit occidental, la dimension "illustration" m'a souvent échappée), et une conclusion qui ne conclut ni le récit ni ne fait véritablement écho à la loi du début: en un mot, ce qui lie les trois parties autre que la volonté de l'auteur est souvent très ténu, le lien logique davantage onirique que rationnel.

La place des rêves, de la vie imaginée et racontée (dans les cafés, aux comptoirs des bars, le soir pour séduire les filles) est très importante — et l'un des ravages causés par la guerre est d'obliger les rêveurs à reprendre contact avec la réalité; et s'il est une morale qui se répète, c'est que rien n'est véritablement prévisible ni justifié et qu'il faut se préparer à tout quitter, que votre vie doit tenir dans deux valises, sans amertume.

Vers la fin interviennent deux ou trois nouvelles mettant en relief l'incompréhension des journalistes occidentaux n'imaginant pas à quel point les Yougoslaves ont pu vivre au rythme de la culture occidentale, jazz, comics, musique,… et les prenant, c'est sous-entendu mais la préface ne laisse aucune ambiguïté, pour des sous-développés.

Premier paragraphe de l'une des dernières nouvelles : The Bell
Billie Holiday drank too much and lived in cigarette smoke for too long. That's why she looked unhappy and gaunt. She sang as though she was sorrow itself, and that's why people liked her. Later on, black and white girls appeared in her image. They were just as gaunt but their lungs didn't belt out jazz in the same way. Nethertheless they readily absorbed the music. It consumed them the way they consumed alcohol. Sad and lonely, they'd end up in a doorway vomiting to the syncopated rythm of the boogie-woogie. The only difference between Billie Holiday and her imitators was that her sorrow was authentic while theirs was inferred. The jazz singer created the things that were rejected by the girls' body.
(p.173)
Suit la description du club de jazz "The Bell" (La cloche), de son barman et de son propriétaire. La narration zoome sur une fille en larmes, la dernière cliente au petit matin: «She was useful as a warning sign not to cross the borderline […]. Billie Holiday is OK as long as she doesn't become your only option.» (p.175)
Puis le récit en arrive à la guerre: «One day The Bell came face to face with reality.» La boîte est détruite et pillée, ses habitués retournent dans leurs villages dans la mesure du possible. («You see, jazz burns has easely as folk music, punk or anything by The Doors.» (p.176))

Dernier paragraphe :
The local criminals wearing combat uniform plundered The Bell, while the neighbors smashed up the bar and used the wood to stoke their stoves during the first days of winter. The bar turned into an empty cellar devoid of illusion. One day Sem took a handful of foreign journalists around the place; by then it was a cold and empty hole. They looked at one another, probably not believing that it had ever been a jazz club. After all, what could these unfortunate, hungry and poor Bosnians possibly know about jazz, about the roof gardens of Manhattan where a lonely person drowns his sorrows in a dark liquid? It's just sad that Billie Holiday died a long time ago.

Miljenko Jergović, Sarajevo Marlboro (p.173), traduit du croate par Stela Tomasevic, eds archipelago books (2004)