Léon Bopp a toujours été l'homme de vaste projets. Jacques Arnaut ou la Somme romanesque (1933) est un roman du romancier où la biographie du héros alterne avec des analyses de ses œuvres dont chacune a le calibre d'un roman copieux. Cette ambition reste raisonnable, cependant, comparée à celle qui gouverne Liaisons du monde (1935-1944), œuvre totale qui ne nous laisse rien ignorer de quelques dix années d'histoire contemporaine et dont la réédition à la N.R.F. ne comportait pas moins de 1200 pages, sur deux colonnes, dans la typographie d'une Bible pour presbyte. Hors uchronie, ce monstre figure un point-limite de l'expérimentation littéraire, un rêve d'exhaustivité. Comme uchonie, il passionne en ce que la période qu'il couvre coïncide exactement avec celle de son élaboration, de sorte qu'on tient là un exemple unique d'histoire imaginaire constamment rédigée sous la pression de l'histoire réelle.

Le dessein de Léon Bopp est simple: il y aura tout dans ses Liaisons du monde. La théorie philosophico-littéraire dont il est l'inventeur trouve ici son application: le «cataloguisme», fondé sur l'enquête statistique, assure au romancier, à l'homme de cabinet, la maîtrise de toute l'information disponible (on peut sourire, mais un tas de gens sérieux poursuivent le même rêve en s'achetant un ordinateur individuel). Bopp, en tant que cataloguiste, sait tout et nous dit tout.

C'est-à-dire? Dix ans d'histoire, qu'est-ce que cela signifie? Eh bien, de la politique, de l'économie, du social, du sentimental, des intrigues privées et publiques, de la botanique, des épidémies de grippe, des phénomènes astronomiques, linguistiques, moraux, des tableaux exposés au Salon de la littérature, un krach financier, le mariage intéressé d'un jeune homme cynique, les inquiétudes de sa fiancez, de grandes inondations, une fuite dans une salle de bains, la rencontre de deux amis sur les boulevards et l'un offre une cigarette à l'autre qui refuse: il a arrêté de fumer depuis un mois, des digressions philosophiques, des trafics d'influence, un micobe peu connu qui arrive en Europ, un naufrage, le montant des étrennes perçues par la concierge de tel immeuble, le projet de ravalement de cet immeuble…

Le procédé littéraire précieux qu'est l'énumération hétérogène semble régir le projet de Léon Bopp. Tout est mis à plat, des informations journalistiques alternent, au jour le jour, avec des scènes de la vie privée, des centaines de personnages apparaissent, disparaissent, font la politique européenne ou arrosent des plantes vertes. Il n'y a plus de personnages historiques, chacun l'est dans ce microcosme hypertrophié.D'un ministre, nous ne saurons pas seulement les convictions, l'allure, le caractère et les déclarations devant la Chambre, mais s'il a repris une tartine à son petit déjeuner, s'il aime sa femme et peut-être même son groupe sanguin.
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Il se trouve, pour tout arranger, que Liaisons du monde est une uchronie, mais d'une genèse aussi originale que son exécution. Car ce livre, qui couvre la période 1935-1944 (avec toutefois un rappel des années 1920-1935) a été composé entre 1935 et 1944.
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La révolution a donc lieu en 1935 (volume rédigé entre 1935 et 1937) et un Directoire de quatre membres prend le pouvoir. La suite de Liaisons du monde est écrite pendant la montée des périls, la fin pendant la guerre. Bopp est très informé (cataloguisme oblige) et, sans abandonner sa France communiste, prend en compte l'actualité, la transpose à chaud. Décrivant lucidement la situation internationale, il la modifie en fonction du décalage uchronique. […]

Emmanuel Carrère, Le détroit de Behring, pp.109-112, P.O.L 1986