Filiation

Callas, Delphin-Jules! Celui-là, on sait comment il était. Il s'était fait tirer le portrait avec Anselmie, sa femme, se tenant tous les deux par le petit doigt, à peine deux ans avant. Le portrait est ici, chez Honorius, je l'ai vu. Allez-y, vous le verrez. Les Honorius sont de Corps mais, la belle-sœur d'Honorius, enfin, je ne sais pas, des trucs de cousins germains, de, j'avoue que je ne sais pas très bien. D'habitude, ces choses-là, on doit les savoir; là c'est vague, je ne sais pas très bien. Ce qu'il y a de certain, c'est que la belle-sœur, la cousine, a hérité d'un Callas d'ici. Non. Je sais, attendez, voilà, ça m'a mis sur la voie. Ce n'est pas la belle-sœur ni la cousine, c'est la tante d'Honorius, la sœur de sa mère qui a hérité d'un Callas, qui était son beau-frère, le frère de son mari et le petit-fils du frère de Callas Delphin-Jules. Là, on y est. Je savais que je me souviendrais. J'ai suivi les filiations de tous ceux qui ont participé à la chose. Pour voir de quelle façon ils figurent maintenant dans les temps présents (mais, nous en parlerons plus tard). A la mort de la tante, il y a eu un arrangement et les Honorius de Corps ont eu en jouissance la maison d'ici et en propréité les meubles qu'elle contenait. La maison, c'est là où ils ont ouvert l'épicerie-mercerie, et les meubles c'est là où j'ai trouvé la photo de Callas Delphin-Jules et d'Anselmie.

Jean Giono, Un roi sans divertissement, p.46-47, Folio. 1948

Le goût du sang

— Ce qu'il me faudrait savoir, dit-il, c'est pourquoi on les tue et pourquoi on les emporte. Ce n'est pour voler. Ce n'est pas des assassinats de femmes puisque Bergues et, d'ailleurs, Ravanel Georges… Si on était chez les Zoulous, je dirais que c'est pour les manger… A part ça, moi, je ne vois rien.

Jean Giono, Un roi sans divertissement, p.44, Folio. 1948

Si à l'époque, on avait pu faire de la photographie en couleurs, il est incontestable que nous pourrions voir maintenant que Delphin était construit en chair rouge, en bonne viande bourrée de sang.

Ravanel Georges, si on en juge par le Ravanel qui, de nos jours, conduit les camions, avait également cet attrait. Marie Chazottes, évidemment, n'était pas grosse et rouge, mais précisément. Elle était très brune et par conséquent très blanche, mais, quelle est l'image qui vient tout de suite à l'esprit (et dont je me suis servi tout à l'heure) quand on veut indiquer tout le pétillant, tout le piquant de ces petites brunes? C'est «deux sous de poivre». Dans Marie Chazottes, nous ne trouvons pas l'abondance de sang que nous trouvons chez Ravanel (qui fut guetté), chez Delphin (qui fut tué), mais nous trouvons la qualité du sang, le vif, le feu; je ne veux pas parler du goût. Je n'ai, comme bien vous pensez, jamais goûté le sang de personne; et aussi bien, je dois vous dire que cette histoire n'est pas l'histoire d'un homme qui buvait, suçait, ou mangeait le sang (je n'aurais pas pris la peine, à notre époque, de vous parler d'un fait aussi banal), je ne veux pas parler du goût (qui doit être simplement salé), je veux dire qu'il est facile d'imaginer, compte tenu des cheveux très noirs, de la peau très blanche, du poivre de Marie Chazottes, d'imaginer que son sang était très beau. Je dis beau. Parlons en peintre.

Ibid, p.48-49, Folio. 1948

Les bruits, les couleurs, la lumière

On plaçait de nouveau le fusil à portée de la main, sur la table, à côté de l'assiette de soupe. Les volets sont fermés, la porte est barricadée. On ne voit pas la nuit. On sait seulement que la neige s'est remise à tomber. On fait le moins de bruit possible en respirant, pour être certain de ne perdre aucun des bruits que fait le reste du monde, pouvoir bien interpréter, savoir d'où ils viennent: si c'est de la branche de saule qui craque maintenant sous un nouveau poids de gel; si c'est ce papier collé sur une vitre cassée qui bourdonne ou qui tamboure; si c'est la clenche qui grelotte, un étai qui geint, des rats qui courent.
Encore quinze heures à attendre.
Naturellement, attendre… attendre… le printemps vient. Il en est de ça comme de tout. Le printemps arriva. Vous savez comment il est: saison grise, pâtures en poils de renard, neige en coquille d'œuf sur les sapinières, des coups de soleil fous couleur d'huile, des vents en tôle de fer-blanc, des eaux, des boues, des ruissellements, et tous les chemins luisants comme des baves de limace. Les jours s'allongent et même un soir (il fait déjà jour jusqu'à six heures) il suffit d'un peu de bise du nord pour qu'on entende, comme un grésillement, la sortie des écoles de Saint-Maurice: tous ces enfants qu'on lâche dans la lumière dorée et de l'air qui pétille comme de l'eau de Seltz.
Depuis longtemps on avait revu la pointe du clocher au-dessus de la girouette; on avait revu les prés de Bernard, les clairières, la Plainie, le Jocond. On avait revu que les pistes qui montent sur le Jocond ont beau monter raides, elles ne vont pas dans les nuages: il y a le ciel. Un beau ciel couleur de gentiane, de jour en jour plus propre, de jour en jour plus lisse, englobant de plus en plus des villages, des pentes de montagnes, des enchevêtrements de crêtes et de cimes. Peut-être même trop…

Jean Giono, Un roi sans divertissement, p.29-30, Folio. 1948



Remarque : la quatrième de couverture de ce Folio est criminelle, je ne peux rêver plus bête: «Seulement, ce soir-là, il ne fumait pas un cigare: il fumait une cartouche de dynamite.» Comment peut-on faire cela à un auteur, à des lecteurs? Je sais bien que nous ne lisons pas «pour savoir si la baronne épousera le vicomte» (Flaubert), mais tout de même.

Une opinion tranchée

Extrait de la lettre de démission de l'Académie de langue et de littérature (de Darmstadt)
Si l'on songe à quel point, peu importent les circonstances, un seul poète ou écrivain est déjà ridicule et difficilement supportable à la communauté des hommes, on voit bien combien plus ridicule et intolérable encore est un troupeau entier d'écrivains et de poètes, sans compter ceux qui sont persuadés d'en être, entassés en un seul endroit! Au fond tous ces dignitaires ayant rallié Darmstadt aux frais de l'Etat ne s'y réunissent que dans le but, après une année stérile passée à se haïr à distance, de se raser mutuellement durant une semaine supplémentaire.

Thomas Bernhard, Mes prix littéraires, p.150, "A propos de ma démission", Gallimard, 2010

Blasphème

HÉLICON : Scipion, on a encore fait l’anarchiste !
SCIPION, à Caligula : Tu as blasphémé, Caïus.
HÉLICON : Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?
SCIPION : Tu souilles le ciel après avoir ensanglanté la terre.
HÉLICON : Ce jeune homme adore les grands mots.
Fin de la cérémonie d’adoration de l’idole Caligula-Vénus. Hélicon menace Scipion du doigt.
CAESONIA, très calme. : Comme tu y vas, mon garçon ; il y a en ce moment, dans Rome, des gens qui meurent pour des discours beaucoup moins éloquents.
SCIPION : J’ai décidé de dire la vérité à Caïus.
CAESONIA : Et bien, Caligula, cela manquait à ton règne, une belle figure morale !
CALIGULA, intéressé. : Tu crois donc aux dieux, Scipion ?
SCIPION : Non.
CALIGULA : Alors, je ne comprends pas : pourquoi es-tu si prompt à dépister les blasphèmes.
SCIPION : Je puis nier une chose sans me croire obligé de la salir ou de retirer aux autres le droit d’y croire.
Il va se coucher sur un divan.
CALIGULA : Mais c’est de la modestie, cela, de la vraie modestie ! Oh ! cher Scipion, que je suis content pour toi. Et envieux tu sais... Car c’est le seul sentiment que je n’éprouverai peut-être jamais.
SCIPION : Ce n’est pas moi que tu jalouses, ce sont les dieux eux-mêmes.
CALIGULA : Si tu veux bien, cela restera comme le grand secret de mon règne. Tout ce qu’on peut me reprocher aujourd’hui, c’est d’avoir fait encore un petit progrès sur la voie de la puissance et de la liberté. Pour un homme qui aime le pouvoir, la rivalité des dieux a quelque chose d’agaçant. J’ai supprimé cela. J’ai prouvé à ces dieux illusoires qu’un homme s’il en a la volonté, peut exercer, sans apprentissage, leur métier ridicule.
SCIPION : C’est cela le blasphème, Caïus.
CALIGULA : Non, Scipion, c’est de la clairvoyance. J’ai simplement compris qu’il n’y a qu’une façon de s’égaler aux dieux : il suffit d’être aussi cruel qu’eux.
SCIPION : Il suffit de se faire tyran.
CALIGULA : Qu’est-ce qu'un tyran ?
SCIPION : Une âme aveugle.
CALIGULA : Cela n’est pas sûr, Scipion. Mais un tyran est un homme qui sacrifie des peuples à ses idées ou à son ambition. Moi, je n’ai pas d’idées et je n’ai plus rien à briguer en fait d’honneurs et de pouvoir. Si j’exerce ce pouvoir, c’est par compensation.
SCIPION: À quoi ?
CALIGULA : À la bêtise et à la haine des dieux.

Albert Camus, Caligula, Acte III, Scène II

Source camusienne

J'ai lu Le Détroit de Behring à la recherche de «Les Kirghizes lisaient Fénelon en sanglotant», phrase d'Antoine Blondin citée par Carrère cité par Renaud Camus p.159 dans Demeures de l'esprit - France Sud-Ouest. (Dans Le Détroit de Behring, elle se trouve p.115.)

J'y ai trouvé la source d'un expression que l'on croise de temps à autre chez Renaud Camus: «Je sais bien, mais quand même» :
Passé un certain seuil de secret, d'invérifiable, l'uchroniste est à l'aise dans le confort d'une certitude que rien ne peut entamer, et du même coup, il cesse d'être uchroniste. La tension s'est perdue qui l'affontait au monde, au réel, en un combat dont l'enjeu se définit par l'équilibre impossible des forces, le mouvement pendulaire qui fait successivement épouser l'une et l'autre, le réel, la lubie, sans pouvoir jamais s'arrêter à aucune. «Je sais bien, mais quand même…»: l'uchronie tient tout entière dans ce va-et-vient et s'étiole pour peu qu'on se fixe du côté de la lubie — auquel cas on est fou et c'est beaucoup plus simple — ou du côté du réel avec qui on peut transiger, dont la richesse en données invérifiables permet de dorloter, sans dommage ni scandale, une petite conviction intime que rien ne vient heurter et qui ne heurte rien.

Emmanuel Carrère, Le Détroit de Behring, p.38. P.O.L 1986

Bibliographie de l'uchronie

En s'interrogeant sur le manque de succès de l'uchronie (comparé à celui de l'utopie), Emmanuel Carrère analyse un certain nombre d'ouvrages sur le thème en en résumant certains de façon fort intéressante.
En voici la liste (sans garantie d'exhaustivité) :

Charles Renouvier (1876) : Uchronie, sous-titre 1 : Esquisse apocryphe du développement de la civilisation européenne, tel qu'il n'a pas été, tel qu'il aurait pu être, sous-titre 2 : L'utopie dans l'histoire - livre dit fondateur du genre.
Jacques van Herp : Panorama de la science-fiction : un chapitre consacré à l'uchronie.
Pierre Versins : Encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction: idem, "un chapitre magistral".
Alexandre Dumas : Le vicomte de Bragelonne : le mystère du masque de fer.
Pierre Veber (1924) : Seconde vie de Napoléon Ier.
Louis Millanvoy (1913) : Seconde vie de Napoléon (1821-1830).
Louis-Napoléon Geoffroy-Chateau (1836) : Napoléon ou la conquête du monde. 1812 à 1832, publié anonymement en 1836, réédité en 1841 avec nom d'auteur sous le titre Napoléon apocryphe. Histoire de la conquête du monde et de la monarchie universelle.
Whateley : Historical doubts about Napoléon Bonaparte : existe-t-il des sources vérifiables?
Bertrand Russel, Analysis of mind : l'illusion collective de la mémoire collective.
Edgar Morin, article Le camarade Dieu paru dans France-Observateur en décembre 1961. Staline n'est pas mort en 1953.
Borges, Lovecraft (sans précision. Pierre Ménard et Herbert Quain.)
Marcel Thiry (1938) : Echec au temps : la bataille de Waterloo gagnée par Napoléon.
René Barjavel (1943) : Le voyageur imprudent : les paradoxes temporels.
Jorge Luis Borges, L'autre mort : la rédemption par le remords.
Rodolphe Robban, Si l'Allemagne avait vaincu…. (mauvais livre).
Philip K.Dick, Le Maître du Haut château. Les Japonais ont gagné. Une mise en abyme.
Roger Caillois (1961) : Ponce Pilate.
Borges : Trois versions de Judas.
André Maurois : Si Louis XVI… publié en 1933 en France dans Mes songes que voici.
Keith Roberts, Pavane : l'Inquisition règne dans l'Angleterre contemporaine.
Kingsley Amis (1976) : The Alteration : idem.
Norman Spinrad (1974) : Le rêve de fer : Hitler dessinateur de BD. A lire, visiblement.
André Maurois : Fragment d'une histoire universelle.
Gilles Lapouge (1973) : Utopies et civilisations : "livre splendide".
Léon Bopp (1945) : Liaisons du monde.
Antoine Blondin (1955) : Les enfants du Bon Dieu, enfin une uchronie heureuse.
Marcel Numeraere (1978) : Vers le détroit de Behring.

Théorie de l'histoire :
Plekhanov (1898) Le rôle des individus en histoire.
Patrick Gardiner (1955) : The nature of historical explanation.

Légèreté

Je commence Manifeste incertain 3. La première partie est un peu faible, avec des accents de science-fiction, le début de la seconde m'enchante:
L'année 1939 débute avec une apparente légèreté. Ainsi, le 10 janvier, Gretel Adorno lui écrit-elle [à Walter Benjamin] de New York: «Pourrais-tu, s'il te plaît, m'envoyer une bonne recette de mousse au chocolat?»

Frédéric Pajak, Manifeste incertain 3, p.34

Un malheur

N'importe quel malheur : ou bien on s'est trompé et ce n'est pas un malheur, ou bien il naît d'une de nos coupables insuffisances. Et de même que nous tromper est notre faute, de même nous ne devons rendre responsable personne que nous-mêmes de n'importe quel malheur. Et maintenant console-toi.

Cesare Paves, Le Métier de vivre, 28 janvier 1937, en exergue du Manifeste incertain 3 de Frédéric Pajak

"Charlie" met la main sur le Front national

En fouillant dans mes archives, je retrouve cet article de Charlie hebdo de janvier 1999, et je me souviens de mon ravissement devant la pureté du procédé quand j'avais entendu évoquée cette affaire du fond de mon lit par le radio-réveil. (C'était avant le 11 septembre 2001, le mur était tombé, l'apartheid était fini, nous espérions un monde meilleur, certains parlaient de "fin de l'histoire" et les méchants, c'était résolument l'extrême-droite qui, nous l'espérions tous, n'en avait plus pour très longtemps.)

Je recopie l'article sur deux colonnes et un encadré.

Article : «Charlie met la main sur le Front national»
Au tribunal, Charlie en invité surprise
Soudain, l'avocat de Le Pen s'est mis à bredouiller. Me Laviolette-Slanka avait tout prévu: les arguties des mégrétistes, la bataille (sordide) sur le règlement intérieur du parti facho, les engueulades (minables) sur le congrès extraordinaire. Mais pas ça.

Mardi 12 janvier [1999], Le Pen faisait aux mégrétistes un procès en référé pour leur interdire l'utilisation «Front national». L'audience était prévu à 9h30. Mais, à 9h25, surprise. L'avocat de Charlie Hebdo, Me Malka et celui des résistants, Me Borker, déboulaient chez le président pour déposer des «conclusions volontaires»: revendiquer la dénomination «Front national» et intervenir à l'audience.

Jolie séance. Lorsque Richard Malka a déclaré: «Nous sommes très étonnés que ces deux partis se disputent l'utilisation de cette appellation, puisqu'elle nous appartient», il y a eu des rires parmi la presse. Quand il a cité Le Petit Robert (Front national: Mouvement de résistance française à l'occupation allemande, créé en mai 1941»), il y a eu un mouvement étonnant dans la salle. Comme si on ouvrait brutalement la fenêtre pour chasser les miasmes.

Quand Me Borker a rappelé qu'en tant qu'ancien du Front national de la résistance il avait, en 1944, libéré le Palais de justice les armes à la main, il y a eu un silence.

Bilan: vendredi, le tribunal a jugé qu'il n'y avait pas urgence à départager Le Pen et Mégret. Et les a renvoyés à un procès sur le fond. C'était prévisible. Mais la justice a surtout jugé les demandes de Charlie et des résistants aussi recevables que les leurs. Et cela ouvre la porte à une belle bagarre…

Le Pen revendique sa dissolution
Il ne savait plus quoi dire. Alors il a improvisé. Mardi 12 janvier, Me Laviolette-Slanka a indiqué, vaguement, qu'il y avait eu un Front national avant guerre. Le Pen l'avait déjà dit, d'ailleurs. Le premier FN était composé de «partis de droite qui, à partir de 1935, s'opposaient au Front populaire». Le Pen a tout bon. Ce Front-là a bien existé. Et on osait à peine espérer qu'il y ferait référence. D'abord parce qu'on peut difficilement faire plus facho que ce mouvement. Au point que même le colonel de La Rocque, des Croix-de-Feu, refusa qu'un seul de ses hommes y adhère.

Ce «Front National» a été créé peu après le 6 février 1934, date à laquelle les ligues tentèrent de renverser la République. D'emblée, il rassemble tout ce qu'on fait de plus affiné dans le fascisme français: Solidarité française, de François Coty; les Jeunesses patriotes, de Pierre Taittinger, inspirées par Mussolini; les Chemises vertes de Dorgères, prônant une «dictature paysanne». Le tout enrobé avec l'Action française de Charles Maurras. Quand Maurras sort de prison en juillet 37 — il vient de purger six mois pour appel au meurtre, la routine —, le Front national organise une petite boum. A la barre des orateurs: Xavier Vallat et Louis Darquier de Pellepoix — qui se succèderont au poste de commissaire général aux Questions juives, sous Vichy. Darquier est alors fondateur d'un «Club national contre les métèques» et d'un «Comité antijuif» dans lequel il propose que les Juifs soient «expulsés ou bien massacrés». Dans son genre, un précurseur. Bien sûr, ce FN-là s'est perdu dans les tréfonds de la collaboration. Mieux: les ligues qui le composaient furent dissoutes en 1936. En arguant de cette autorité, Le Pen revendique donc son appartenance à des organisations criminelles, illégales et dissoutes… On vous le disait: il a tout bon.


Encadré de bas de page, un résumé : «Rappel de l'affaire»
Le 18 décembre [1998], constatant que le titre «Front national» n'est pas déposé et que l'extrême droite a, de plus, piqué l'appellation à la Résistance antinazie, Charlie dépose le nom à l'Institut national de la propriété industrielle. Le Noël des antifascistes s'annonce guilleret.
Après le réveillon, on continue dans le champagne: avec Charlie, les résistants du Front national, le vrai, l'antifasciste, décident de récupérer la légitime propriété du titre. En face, les fachos s'agitent en une pitoyable défense. Martinez (le mégrétiste) affirme avoir lui aussi déposé le titre… En réponse, les résistants et Charlie tiennent une conférence de presse commune, le 7 janvier, pour dénoncer l'usurpation.
L'affaire s'accélère la semaine dernière. Le 12 janvier, Le Pen demande à la justice d'interdire d'urgence à Mégret et sa bande d'utiliser l'appellation «Front national»… Le tribunal se déclare incompétent. Mais l'avocat de la Résistance et celui de Charlie s'étaient invités au procès. Succès: leurs interventions et leurs demandes sont considérées comme recevables.
Et ce n'est qu'un début…


(Hélas, la plaisanterie prendra fin quelques mois plus tard: Le 11 mai, le Tribunal de Grande Instance de Paris reconnaît au FN de Le Pen le droit exclusif du titre Front National, son logo et le fichier du parti.)

Le détroit de Behring

L'histoire, dans les régimes totalitaires notamment, a parfois adopté le mode uchronique et montré davantage d'audace que n'en requièrent les timides tentatives de «désinformation» dénoncées de nos jours par des polémistes libéraux. On sait, par exemple, quels minutieux découpages ont permis, dès 1924, de faire disparaître Trotsky des photos où ils figurait aux côtés de Lénine et, en règle générale, de toute l'épopée révolutionnaire. On sait moins, peut-être, que lorsque Béria fut arrêté en juillet 1953, la grande Encyclopédie soviétique dont les membres du Parti recevaient chaque mois de nouveaux fascicules comportaient encore une notice longue et louangeuse concernant cet ardent ami du prolétariat; dans le mois qui suivit sa disgrâce, les abonnés reçurent avec la nouvelle livraison une circulaire les priant de découper à l'aide d'une lame de rasoir la notice sur Béria et de la remplacer par une autre notice, incluse dans l'enveloppe, qui concernait le détroit de Behring.

On peut rêver sur cette dérive spatiale, cette substitution d'un lieu — plutôt d'un intervalle — à un homme, et se figurer, tant qu'on y est, les étendues de ce détroit peuplées par des paysans et des villages d'opérette, semblables à ceux que fit placer Potemkine, deux siècles plus tôt, sur le passage de l'impératrice Catherine II: elle avait exprimé le désir de visiter ses campagnes et l'on craignait qu'en vrai, elles ne lui fassent trop mauvaise impression.

Ces revirements, ces coups de gomme, ces trompe-l'œil constituent des instruments de pouvoir et Simon Leys, qui en a dénoncé de spectaculaire dans la Chine de Mao, cite Orwell à ce propos:

«Si vous jetez un coup d'œil sur l'histoire de la Première Guerre mondiale dans, par exemple, l'Encyclopedia Britannica, vous remarquerez qu'une bonne partie des informations est basée sur des sources allemandes. Un historien anglais et un historien allemand peuvent différer dans leurs vues sur bien des choses, et même sur des points fondamentaux, mais il n'en reste pas moins que sur une certaine masse de faits pour ainsi dire neutres, ils ne contesteront jamais sérieusement leurs positions mutuelles. C'est précisément cette base commune d'accord, avec son implication que les êtres humains forment une seule et même espèce, que le totalitarisme détruit. La théorie nazie nie spécifiquement l'existence d'une notion de "vérité". Il n'existe par exemple pas de "science" au pur sens du mot, mais seulement une "science allemande", une "science juive", etc. L'objectif qu'implique une telle ligne de pensée est un monde de cauchemar dans lequel le Chef ou la clique dirigeante contrôlent non seulement le futur mais le passé. Si le Chef déclare à propos de tel ou tel événement que celui-ci ne s'est jamais produit, eh bien il ne s'est jamais produit.» (Hommage à la Catalogne, 1943)

Emmanuel Carrère, Le Détroit de Behring, p.32-34. P.O.L 1986

Un bon repas

En ce moment les convives se trouvaient dans cette heureuse disposition de paresse et de silence où nous met un repas exquis, quand nous avons un peu trop présumé de notre puissance digestive. Le dos appuyé sur sa chaise, le poignet légèrement soutenu par le bord de la table, chaque convive jouait indolemment avec la lame dorée de son couteau. Quand un dîner arrive à ce moment de déclin, certaines gens tourmentent le pépin d’une poire ; d’autres roulent une mie de pain entre le pouce et l’index ; les amoureux tracent des lettres informes avec les débris des fruits ; les avares comptent leurs noyaux et les rangent sur leur assiette comme un dramaturge dispose ses comparses au fond d’un théâtre. C’est de petites félicités gastronomiques dont n’a pas tenu compte dans son livre Brillat-Savarin, auteur si complet d’ailleurs. Les valets avaient disparu. Le dessert était comme une escadre après le combat, tout désemparé, pillé, flétri. Les plats erraient sur la table, malgré l’obstination avec laquelle la maîtresse du logis essayait de les faire remettre en place. Quelques personnes regardaient des vues de Suisse symétriquement accrochées sur les parois grises de la salle à manger. Nul convive ne s’ennuyait. Nous ne connaissons point d’homme qui se soit encore attristé pendant la digestion d’un bon dîner. Nous aimons alors à rester dans je ne sais quel calme, espèce de juste milieu entre la rêverie du penseur et la satisfaction des animaux ruminants, qu’il faudrait appeler la mélancolie matérielle de la gastronomie.

Honoré de Balzac, L'Auberge rouge
(Tout le début de L'Auberge rouge est une merveille d'humour et une ode au caractère allemand.)

L'analyse des vœux par Mark Twain

Traduction personnelle d'un texte trouvé ici :
Voici venu le temps convenu pour prendre vos bonnes résolutions annuelles coutumières. Hier, tout le monde a fumé son dernier cigare, a pris son dernier verre et a proféré son dernier juron. Aujourd'hui, nous sommes une communauté pieuse et exemplaire. Dans trente jours d'ici, nous aurons envoyé par dessus les moulins nos objectifs de perfection et nous serons revenus à nos insuffisances plus insuffisantes que jamais. D'autre part nous gloserons plaisamment sur le fait que nous avions fait la même chose l'année précédente à la même époque. Cependant, perpétue, communauté. Le Nouvel An est une institution annuelle inoffensive, sans utilité particulière pour personne excepté en tant que prétexte à des débauches alcoolisées, à des visites amicales et à un paquet de bonnes résolutions et nous te souhaitons d'en profiter avec la largesse qui convient à la grandeur de l'occasion.

Mark Twain, lettre à l'entreprise territoriale de Virginie, janvier 1863
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