En fouillant dans mes archives, je retrouve cet article de Charlie hebdo de janvier 1999, et je me souviens de mon ravissement devant la pureté du procédé quand j'avais entendu évoquée cette affaire du fond de mon lit par le radio-réveil. (C'était avant le 11 septembre 2001, le mur était tombé, l'apartheid était fini, nous espérions un monde meilleur, certains parlaient de "fin de l'histoire" et les méchants, c'était résolument l'extrême-droite qui, nous l'espérions tous, n'en avait plus pour très longtemps.)

Je recopie l'article sur deux colonnes et un encadré.

Article : «Charlie met la main sur le Front national»
Au tribunal, Charlie en invité surprise
Soudain, l'avocat de Le Pen s'est mis à bredouiller. Me Laviolette-Slanka avait tout prévu: les arguties des mégrétistes, la bataille (sordide) sur le règlement intérieur du parti facho, les engueulades (minables) sur le congrès extraordinaire. Mais pas ça.

Mardi 12 janvier [1999], Le Pen faisait aux mégrétistes un procès en référé pour leur interdire l'utilisation «Front national». L'audience était prévu à 9h30. Mais, à 9h25, surprise. L'avocat de Charlie Hebdo, Me Malka et celui des résistants, Me Borker, déboulaient chez le président pour déposer des «conclusions volontaires»: revendiquer la dénomination «Front national» et intervenir à l'audience.

Jolie séance. Lorsque Richard Malka a déclaré: «Nous sommes très étonnés que ces deux partis se disputent l'utilisation de cette appellation, puisqu'elle nous appartient», il y a eu des rires parmi la presse. Quand il a cité Le Petit Robert (Front national: Mouvement de résistance française à l'occupation allemande, créé en mai 1941»), il y a eu un mouvement étonnant dans la salle. Comme si on ouvrait brutalement la fenêtre pour chasser les miasmes.

Quand Me Borker a rappelé qu'en tant qu'ancien du Front national de la résistance il avait, en 1944, libéré le Palais de justice les armes à la main, il y a eu un silence.

Bilan: vendredi, le tribunal a jugé qu'il n'y avait pas urgence à départager Le Pen et Mégret. Et les a renvoyés à un procès sur le fond. C'était prévisible. Mais la justice a surtout jugé les demandes de Charlie et des résistants aussi recevables que les leurs. Et cela ouvre la porte à une belle bagarre…

Le Pen revendique sa dissolution
Il ne savait plus quoi dire. Alors il a improvisé. Mardi 12 janvier, Me Laviolette-Slanka a indiqué, vaguement, qu'il y avait eu un Front national avant guerre. Le Pen l'avait déjà dit, d'ailleurs. Le premier FN était composé de «partis de droite qui, à partir de 1935, s'opposaient au Front populaire». Le Pen a tout bon. Ce Front-là a bien existé. Et on osait à peine espérer qu'il y ferait référence. D'abord parce qu'on peut difficilement faire plus facho que ce mouvement. Au point que même le colonel de La Rocque, des Croix-de-Feu, refusa qu'un seul de ses hommes y adhère.

Ce «Front National» a été créé peu après le 6 février 1934, date à laquelle les ligues tentèrent de renverser la République. D'emblée, il rassemble tout ce qu'on fait de plus affiné dans le fascisme français: Solidarité française, de François Coty; les Jeunesses patriotes, de Pierre Taittinger, inspirées par Mussolini; les Chemises vertes de Dorgères, prônant une «dictature paysanne». Le tout enrobé avec l'Action française de Charles Maurras. Quand Maurras sort de prison en juillet 37 — il vient de purger six mois pour appel au meurtre, la routine —, le Front national organise une petite boum. A la barre des orateurs: Xavier Vallat et Louis Darquier de Pellepoix — qui se succèderont au poste de commissaire général aux Questions juives, sous Vichy. Darquier est alors fondateur d'un «Club national contre les métèques» et d'un «Comité antijuif» dans lequel il propose que les Juifs soient «expulsés ou bien massacrés». Dans son genre, un précurseur. Bien sûr, ce FN-là s'est perdu dans les tréfonds de la collaboration. Mieux: les ligues qui le composaient furent dissoutes en 1936. En arguant de cette autorité, Le Pen revendique donc son appartenance à des organisations criminelles, illégales et dissoutes… On vous le disait: il a tout bon.


Encadré de bas de page, un résumé : «Rappel de l'affaire»
Le 18 décembre [1998], constatant que le titre «Front national» n'est pas déposé et que l'extrême droite a, de plus, piqué l'appellation à la Résistance antinazie, Charlie dépose le nom à l'Institut national de la propriété industrielle. Le Noël des antifascistes s'annonce guilleret.
Après le réveillon, on continue dans le champagne: avec Charlie, les résistants du Front national, le vrai, l'antifasciste, décident de récupérer la légitime propriété du titre. En face, les fachos s'agitent en une pitoyable défense. Martinez (le mégrétiste) affirme avoir lui aussi déposé le titre… En réponse, les résistants et Charlie tiennent une conférence de presse commune, le 7 janvier, pour dénoncer l'usurpation.
L'affaire s'accélère la semaine dernière. Le 12 janvier, Le Pen demande à la justice d'interdire d'urgence à Mégret et sa bande d'utiliser l'appellation «Front national»… Le tribunal se déclare incompétent. Mais l'avocat de la Résistance et celui de Charlie s'étaient invités au procès. Succès: leurs interventions et leurs demandes sont considérées comme recevables.
Et ce n'est qu'un début…


(Hélas, la plaisanterie prendra fin quelques mois plus tard: Le 11 mai, le Tribunal de Grande Instance de Paris reconnaît au FN de Le Pen le droit exclusif du titre Front National, son logo et le fichier du parti.)