Tareq Oubrou et l'ostentation de l'islam

En mars 2013, j'ai acheté et lu L'islam que j'aime, l'islam qui m'inquiète, de Christian Delorme.
Je l'ai acheté avant tout à cause d'une préface de Tareq Oubrou.
Je ne connaissais pas cet imam, je n'en avais jamais entendu parler avant de feuilleter ce livre. La préface commençait (presque: le deuxième paragraphe) ainsi:
[…] Pour ma part, j'appartiens à ces musulmans qui ont la chance de rencontrer le christianisme à travers des hommes et des femmes de grande qualité. Et je prie ici d'emblée le lecteur d'excuser l'intrusion de mon «je» dans cette préface. Il n'est que l'expression d'un témoignage qui s'inscrit dans l'esprit même de l'ouvrage.

Ma première rencontre islamo-chrétienne remonte à une période où j'étaits encore dans le ventre maternel, vers la fin des années cinquante. Ma mère, enceinte, suivait alors des cours de puériculture donnés par des religieuses catholiques dans une maison d'accueil (dar el-halîb)1 laquelle se trouvait dans une église de Taroudant (Maroc), ma ville natale. Elle y a confectionné sa première layette dont je garde encore affectueusement une pièce

[…] La deuxième rencontre, toujours au Maroc, eut lieu à l'école maternelle Sainte-Anne, dirigée par des sœurs, à Agadir cette fois-ci. Je ne fis donc pas mes premiers pas dans une école coranique, devant un «fqîh»2, dont l'image et la méthode d'enseignement étaient généralement sévères, mais dans une maternelle avec des sœurs d'une grande gentillesse. […]

Préface de Tareq Oubrou, L'islam que j'aime, l'islam qui m'inquiète, p.1 et 2, Bayard, 2012
Sainte-Anne, c'est aussi un souvenir pour moi. C'est le lieu de mes premières années de catéchisme et de ma première communion. C'est le lieu de souvenirs heureux et extrêmement vivaces. J'ai acheté le livre.

Quatrième de couverture:
«Pour toute une partie des habitants de culture musulmane, le recours à un islam ostentatoire fonctionne comme une compensation à l'exclusion qu'ils vivent ou ressentent. Avant de voir là une "montée de l'islam", constatons d'abord un échec de la République.»

Ibid, Christian Delorme, quatrième de couverture
Hier circulait sur internet une interview de Tareq Oubrou. En voici des extraits:
— La visibilité actuelle de l’islam fait peur à l’identité française, et elle est aussi nuisible à la spiritualité musulmane. Il faut en finir avec la bédouinisation de l’islam. Phagocyté par le wahhabisme saoudien, le salafisme consiste à bédouiniser l’islam avec des moyens technologiques particulièrement développés. C’est un retour à l’histoire pré-islamique mais certainement pas un retour à l’état de l’Islam. Cette visibilité identitariste n’a rien à voir avec un enracinement mystique ou spirituel, mais répond à une logique de minorités qui veulent se préserver en s’attachant aux écorces au lieu de s’attacher à l’esprit de la religion.
— Que voulez-vous dire par écorce ?
— Tout ce qui participe à l’islam folklorique de la visibilité à outrance. Le propre de la religion, c’est la discrétion, la modestie, le travail intérieur et non l’exhibition. Il faut changer complètement de paradigme.

Le 24 novembre 2015, interview de Pascal Meynardier pour Paris-Match



Notes
1 : Qui signifie «maison de lait»
2 : L'îmam, en dialecte marocain

Les actes du diable

Parce que je lis Nadler, Le philosophe, le prêtre et le peintre et les déboires de Descartes face aux théologiens, je souris en trouvant cet article du Monde: qu'auraient pensé les théologiens, est-ce très orthodoxe d'attribuer les catastrophes naturelles à Dieu?
«[…] Il y a trois grandes familles de riques. Dans notre jargon d'assureurs, nous parlons en anglais des «acts of God», des «acts of men» et enfin des «acts of evil». Les «acts of God», ce sont les catastrophes naturelles. La Terre est imparfaite, les rivières débordent, la terre secoue, les volcans entrent en étuption, les côtes sont submergées par des raz de marée. les phénomènes naturels ont toujorus été extrêmement prégnants. […] Ils représentent en moyenne 75% à 80% des destructions par an. La Terre reste la principale source de risque pour l'humanité.

Les «acts of men», ce sont les risques technologiques. Nous les créons et nous en créons beaucoup. Lorsqu'on a développé le nucléaire, nous avons créé des risques nucléaires. C'est la même chose pour à peu près tous les risques. […] Le progrès crée à peu près autant de risques qu'il en résout. La technologie, à l'heure actuelle, est en train d'être un pourvoyeur de risque extraordinaire. […]

Enfin, il y a des «actes du diable». Ce sont des destructions volontaires, intentionnelles de richesses et d'hommes. C'est ce que nous avons vécu ces jours-ci. […] Ce qui nous fait peur, c'est que les terroristes utilisent la technologie pour pouvoir y arriver, qu'ils n'utilisent non plus comme à l'heure actuelle des armes traditionnelles, mais recurent à d'autres moyens, comme par exemple le développent de virus bactériologiques, ou le nucléaire. Dans ce cas-là; on passerait de l'ère du terrorisme à l'ère de l'hyper-terrorisme. Cette phase, si elle survenait, créerait cette fois-ci une vulnérabilité mondiale aux conséquences considérables à l'échelle de l'humanité, puisqu'on peut imaginer, dans certains scénarios, des centaines de milliers de morts et des centaines de milliards de dégâts en une seule opération. […] les assureurs travaillent à l'heure actuelle sur le risque d'hyper-terrorisme.»

La menace d'un état terroriste : «Faisons attention: pour éviter de passer du terrorisme actuel à l'hyper-terrorisme, il faut absolument éviter que le terrorisme devienne un terrorisme d'Etat. C'est, à mon avis, l'enjeu de la phase qui s'ouvre, parce que si le terrorisme est appuyé par des Etats en matière de financement, de recherche, de moyens logistiques, on entrerait dans une ère d'hyper-terrorisme. […] C'est pourqoi il est fondamental que «l'Etat islamique», «Daesh», ne devienne pas un Etat en tant que tel, avec les moyens d'un Etat.»

Denis Kessler interrogé par Alain Franchon et Vincent Giret. Le Monde du 19 novembre 2015

L'Ultime secret du Christ

Ce livre nous avait été recommandé par une prof de grec biblique avec ces mots: «toutes les indications philologiques sont exactes».
Si vous avez une certaine culture chrétienne, ce livre ne vous apprendra pas grand chose sur l'histoire de Jésus et le Nouveau Testament (je ne connaissais pas le tombeau de Talpiot découvert en 1980) mais beaucoup de choses sur l'art de mettre en scène des révélations qui n'en sont pas. Exemple:
Tomas se pencha en avant, comme s'il s'apprêtait à dévoiler un grand secret.
— Le problème c'est que Jésus avait déjà une religion.
— Pardon?
Le Portugais se redressa, croisa les jambes et sourit en regardant d'un air amusé les visages ébahis d'Arnie Grossman et de Valentino Ferro.
— Il était juif.

José Rodrigues Dos Santos, L'Ultime secret du Christ, p.229, HC éditions 2013 (2011, traduit du portugais par Carlos Batista)
Bon. C'est un pétard mouillé; depuis Vatican II, cela est largement enseigné, en 2000 c'était même le contenu du premier cours de catéchisme des enfants de huit ans.
Cette mise en scène permet de présenter les faits comme s'ils étaient scandaleux (j'avoue que tout cela m'a beaucoup amusée en même temps que stupéfaite: comment, vraiment, cela n'était pas connu de tous?)
— Ma chère, dit-il. Vous n'avez toujours pas compris l'ultime conséquence du fait que Jésus était juif?
— Un juif qui a fondé le christianisme.
— Non, insista Tomas avec une pointe d'impatience. Le Christ n'était pas chrétien.

Ibid, p.240
(Pour cela que cela intéresse, c'est ce que l'on appelle "la troisième quête de Jésus", après la quête du Jésus historique (genre Renan ou Schweitzer — les premiers travaux dans ce domaine sont ceux de Reimarus) et le Jésus "réel" (travaux philologiques et exégétiques des années 50 cherchant à distinguer dans le Nouveau Testament ce qui a pu être réellement dit ou fait par l'homme Jésus — pour un aperçu, lire par exemple Joachim Jeremias), et enfin cette troisième quête qui cherche à replacer Jésus dans son contexte historique et social — voir par exemple les travaux du philosophe juif Daniel Boyarin)).

La conclusion à laquelle parviennent les protagonistes du livre est plutôt amusante (et parfaitement logique). Le côté amusant risque de ne pas vous apparaître, mais c'est que je cite hors contexte pour ne pas spoiler:
[…] Jésus était un prophète apocalyptique qui croyait fermement que le monde était proche de sa fin! Jésus avait une vision ultra-orthodoxe du judaïsme, allant jusqu'à affirmer qu'il n'était pas venu pour révoquer les Ecritures, mais pour les appliquer avec plus de rigueur encore que les pharisiens eux-mêmes! Jésus allait jusqu'à exclure les païens…
— Je vois d'ici votre tête, dit Tomas. Comment avez vous réagi à toutes les révélations de Patricia?
— Ça nous a abasourdis, évidemment. Imaginez notre stupéfaction! Personne n'en croyait ses oreilles! Et maintenant? Qu'allions-nous faire? […]

Ibid, p.443
L'ensemble du livre donne l'impression que le christianisme est un montage de toutes pièces des disciples après la mort de Jésus (une mise en scène orchestrée principalement par Paul). C'est très crédible, et j'imagine déjà certains en train de dire stupéfaits: «Mais comment pouvez-vous croire en sachant tout cela?»
Mais c'est justement que nous le savons, nous ne le découvrons pas. La dimension humaine (et révélée, mais révélée) des Ecritures nous est connue depuis longtemps maintenant.
En fait il y a deux types de réponses à cette question; une réponse proustienne: «le monde de nos croyances n'est pas affecté par nos observations» (citation à peu près) et une réponse de croyant: «la foi ne se vit pas au passé par une croyance aveugle en de vieilles phrases, mais au présent par la perception de signes au quotidien et ce sont ces signes qui valident en retour les Ecritures et les témoignages des saints».

Hommages conservés ici pour mémoire, quand tout cela sera derrière nous

Les messages de solidarité affluent de partout. En voici deux qui m'ont touchée plus particulièrement.
Le premier est très connu, c'est un commentaire sur le site du New York Times — enfin très connu des facebookiens, mais je ne sais pas si ce texte a tourné dans les médias. Je suis touchée par les messages qui viennent de l'étranger, c'est comme si leur amour nous autorisait à nous aimer enfin, au moins pour quelques heures.
Mais tout de même, ne sont-ils pas trop gentils? Il n'y a rien de si extraordinaire à l'odeur d'un croissant, il doit être possible de trouver cela ailleurs qu'en France, non? Je lis à voix haute la traduction de l'article à H. qui me répond: «trouver tout cela ensemble au même endroit? non, ce n'est peut-être pas si facile à trouver.»
Blackpoodles - Santa Barbara 1 day ago
France embodies everything religious zealots everywhere hate: enjoyment of life here on earth in a myriad little ways: a fragrant cup of coffee and buttery croissant in the morning, beautiful women in short dresses smiling freely on the street, the smell of warm bread, a bottle of wine shared with friends, a dab of perfume, children paying in the Luxembourg Gardens, the right not to believe in any god, not to worry about calories, to flirt and smoke and enjoy sex outside of marriage, to take vacations, to read any book you want, to go to school for free, to play, to laugh, to argue, to make fun of prelates and politicians alike, to leave worrying about the afterlife to the dead.
No country does life on earth better than the French.
Paris, we love you. We cry for you. You are mourning tonight, and we with you. We know you will laugh again, and sing again, and make love, and heal, because loving life is your essence. The forces of darkness will ebb. They will lose. They always do.
D'après Slate, l'origine de l'article a été identifiée par le capitaine. Je copie la traduction de Slate en la modifiant un peu:
La France incarne tout ce que haïssent les fanatiques religieux du monde entier: la jouissance de la vie ici sur terre d'une multitude de manières: une tasse de café qui embaume accompagnée d'un croissant le matin; de jolies femmes en robe courte souriant librement dans la rue; l'odeur du pain chaud; une bouteille de vin partagée entre amis, une trace de parfum, des enfants jouant au jardin du Luxembourg, le droit de ne pas croire en Dieu, de ne pas s'inquiéter des calories, de flirter et de fumer et de faire l'amour hors mariage, de prendre des vacances, de lire n'importe quel livre, d'aller à l'école gratuitement, de jouer, de rire, de débattre, de se moquer des prélats comme des hommes et des femmes politiques, de laisser aux morts les interrogations sur la vie après la mort.
Aucun pays ne profite aussi bien de la vie sur terre que la France.
Paris, nous t'aimons. Nous pleurons pour toi. Tu es en deuil ce soir, et nous le sommes avec toi. Nous savons que tu riras à nouveau et que tu chanteras à nouveau, que tu feras l'amour et que tu guériras, parce qu'aimer la vie est ton être-même. Les forces du mal vont reculer. Elles vont perdre. Elle perdent toujours.
Un autre témoignage est moins connu. C'est un poème de Natalia Antonova qu'une amie FB a posté sur son mur. J'aime beaucoup la première strophe. Je la lis en ayant en tête «Dans les rues de la ville il y a mon amour» et Swann «C’est gentil, tu as mis des yeux bleus de la couleur de ta ceinture».
A Paris ils posent les bonnes questions :
« Cognac, armagnac ou calva ? »
Et : « Pourquoi vos yeux sont-ils si bleus ? »
« Savez-vous comment rentrer chez vous ? »
« Est-ce enfin le moment de s'embrasser ? »

Oubliettes et Revenants, XIXe colloque des Invalides

Tandis que commençait le colloque des Invalides (le XIXe), je pensais à cette phrase de Micheline Tison-Braun: «La critique universitaire consiste en grande partie à mettre les farfelus à la portée des innocents.» Quelque chose de ce genre se joue ici: ce colloque consiste à mettre les farfelus dans la même pièce, en laissant l'entrée libre aux innocents de ma sorte.

Le programme est ici, le thème de cette année était "Oubliettes et Revenants" ou les fluctuations de la gloire et la reconnaissance littéraire. Trois vidéos sont en ligne (1, 2, 3) et le texte de l'intervention d'Elisabeth Chamontin est ici.

Ces vidéos vous permettront d'attendre la sortie des actes aux éditions du Lérot.


En attendant, voici quelques anecdotes (je n'ai pris que quelques mots en notes, sachant que tout était filmé), toutes retrouvables dans les vidéos.

Lors de la première discussion (trois à quatre intervenants exposent leurs travaux, puis la salle discute un quart d'heure à vingt minutes. Ce qui est impressionnant, c'est qu'alors qu'on a l'impression que l'intervenant vient de parler d'un parfait inconnu, toute la salle paraît connaître celui-ci — sauf vous (les farfelus et l'innocent))— lors de la première intervention, donc, Françoise Gaillard rappelle l'heureux temps où les recherches ne se faisaient pas sur internet mais à la bibliothèque Richelieu et que le chercheur était à la merci des erreurs des manutentionnaires qui vous apportaient les livres.
C'est ainsi qu'elle a eu entre les mains la brochure d'un chimiste de génie : il avait découvert la formule de l'odeur de sainteté, et même des odeurs de sainteté, celles-ci variant d'un saint à l'autre (ce qui paraît logique quand on y pense).
J'ai cru comprendre que ce chimiste avait déposé un brevet. Qu'attend-on pour fabriquer ce précieux parfum?

L'intervention de Bérengère Levet porte sur Adolphe d'Ennery. D'une certaine manière nous lui devrions Proust puisque c'est lui qui a développé Cabourg et les bains de mer. Nous lui devons également la thématique des deux orphelines, tant exploitée par le cinéma et le théâtre américain. C'était un homme très fin, nous dit-on, qui prenait garde de trop faire état de sa finesse. Il avait épousé une fort belle actrice qui le surveillait jalousement. On rapporte l'échange suivant au sortir du théâtre ou d'un salon, alors que son épouse vieillissante l'apostrophait ainsi:
— Viens donc, vieux cocu!
— Plus maintenant.

Dans la salle se tenait le président de l'association des amis d'Adolphe d'Ennery, un tout jeune homme très proustement vêtu. L'association n'a que cinq mois d'existence et déjà dix adhérents venus spontanément, sans aucune publicité. A bon entendeur…
(Ceci sera l'occasion pour Michel Pierssens1 de dire plus tard à propos de Georges Ohnet : «il n'existe pas d'association, sinon le président serait dans la salle».)

David Christoffel émettra l'hypothèse (très entre autres) que le mari d'Angela Merkel soit le dernier avatar en date du fantôme (d'un des fantômes) de l'opéra (puisqu'on l'aperçoit parfois accompagnant sa femme à des représentations de Wagner).

Laure Darcq plaidera pour la redécouverte du "vrai" Peladan, Joséphin de son prénom, écrasé par l'image du Sar Peladan, rosicrucien.

Eric Walbecq nous présente un livre trouvé par hasard aux puces, L'homme-grenouille de Max Lagrange: un livre de nouvelles fantastiques sur des phénomènes de foire. (Typiquement un livre pour Tlön.)
En poursuivant ses recherches, Walbecq a trouvé un autre livre de Lagrange: Carnet secret de l'amour à Paris, recueil de petites annonces avec lexique des abréviations.

Le mot le plus long de la langue française est dévoilé par Paul Scheebeli : la peur du chiffre 666 (hexakosioihexekontahexaphobie). Il y a quelques autres mots très longs, à chercher en particulier du côté de Rabelais.

Aude Fauvel nous présente l'autre Mae West, la Mae West inconnue, celle qui écrivait ses textes, peu traduits car caractéristiques d'un certain langage et d'une certaine Amérique. Elle fut scandaleuse dans ses attitudes mais aussi (ou surtout: le premier scandale permettant aux censeurs de mieux dissimuler le second) par ses combats d'avant-garde, les droits des femmes, des noirs, des homosexuels. Le code Hays qui prit effet à la fin de la prohibition, un puritanisme chassant l'autre, a été écrit sur mesure contre elle. (A l'époque, elle était la deuxième personne la mieux payée des Etats-Unis.)
Soit la phrase de Che Guevara : «la révolution c'est comme une bicyclette, si elle n'avance pas elle tombe». Remplacez "révolution" par "sexe" et c'est une citation de Mae West. Che Guerava le savait-il, est-ce une citation malicieuse ou inconsciente?
Aude Fauvel nous raconte que ce code tomba progressivement en désuétude à partir de 1965, à la suite d'un film de Sydney Lumet (La colline des hommes perdus?) dans lequel une poitrine dénudée ne fut pas censurée: c'était une poitrine noire, cela ne "comptait" pas…
Les cinéastes s'engouffrèrent dans la brèche et le code fut aboli peu après.

Liste d'auteurs publiée par Breton et Aragon, établie par vote : Lisez, ne lisez pas.




Note
1 : Je n'ai pas osé lui dire combien j'étais heureuse de croiser en chair et en os l'auteur de La tour de babil.

La Pologne - portrait (ébauche d'anthologie)

La description de la Pologne de Konwicki m'en a rappelé deux autres: Kapuściński et les rois bien-aimés, Szczygieł et le pays qui a besoin du malheur.
Chez nous, l'hiver se termine peu à peu. La neige fond, le vent d'ouest apporte le parfum lointain de la nouveauté. J'essaie de me remémorer les signes avant-coureurs de notre printemps plein d'attentes, de pressentiments, d'espoir. Je répète dans mes pensées ce mot court: «Pologne», et il s'éveille alors en moi une exaltation émue, quelque chose de clair, de libre, de consolant. Pologne, patrie de la liberté; Pologne, réserve naturelle de la tolérance; Pologne, grand jardin de l'individualisme exubérant. Où les gens se saluent d'un sourire, les policiers portent une rose au lieu d'une matraque, où l'air se compose d'oxygène et de vérité. Pologne, grand ange blanc au milieu de l'Europe.

Tadeusz Konwicki, Le complexe polonais, p.131, Robert Laffont, 1977

Les rois bien-aimés : Kapuściński explique pourquoi l'histoire du shah paraît si étonnante et si douloureuse à un Polonais:
D'après mon interlocuteur, ce qui s'est passé après avec le shah est, en fait, typiquement iranien. Depuis la nuit des temps, tous les shahs sont terminé leur règne de manière lamentable et infâme. Les uns se sont fait couper la tête, les autres ont pris un couteau dans le dos, ou, avec un peu de chance, ils ont échappé à la mort mais ont dû fuir le pays pour aller mourir en exil dans la solitude et l'oubli. Il ne se souvient pas d'un seul shah mort de sa belle mort, sur son trône, et ayant passé son existence entouré du respect et de l'amour de ses sujets. Il ne se souvient pas d'un seul shah regretté et porté en terre par son peuple, les larmes aux yeux. Tous les shahs du siècle dernier — et ils sont nombreux — ont perdu leur courronne et leur vie dans des conditions atroces. Le peuple les considérait comme des despotes cruels, leur reprochait leur vielenie, accompagnait leur départ d'injures et de maléditions et accueillait la nouvelle de leur mort dans des débordements d'allégresse.

[(Je lui dis que pour nous, Polonais, cette attitude est inconcevable, car une tradition fondamentalement différente nous sépare. Loin d'être des sanguinaires, les rois polonais qui se sont succédé sont pour la plupart des hommes qui ont laissé derrière eux un bon souvenir. À son acession au trône, l'un d'eux a trouvé un pays avec des maisons en bois et l'a quitté avec des bâtisses en pierre, un autre a proclamé un décret sur la tolérance et a interdit d'allumer des bûchers, un autre encore nous a défendus contre une invasion barbare. Nous avons eu un roi qui récompensait les savants, un autre qui avait des amis poètes. D'ailleurs, les surnoms qui leur ont été donnés — le Restaurateur, le Généreux, le Juste, le Pieux — montrent qu'on pensait à eux avec reconnaissance et sympathie. Aussi, quand un Polonais apprend qu'un momarque a connu un destin cruel, il transfère inconsciemment sur lui des émotions nées d'une culture et d'une expérience tout à fait autres et gratifie le roi maudit des sentiments qu'il voue traditionnellement à ses Restaurateur, Généreux et Juste en plaignant du fond du cœur le pauvre souverain si impitoyablement découronné!)

Mon interlocuteur poursuit son récit: «Nous, les Iraniens, avons du mal à comprendre qu'ailleurs l'histoire puisse être différente. Le régicide est considéré par eux comme l'issue la plus souhaitable ou tout bonnement comme un ordre divin.] Certes, nous avons eu des shahs merveilleux comme Cyrus et Abbas, mais c'était il y a longtemps. […]

Ryszard Kapuściński, Le shah, p.70-71, Champs Flammarion 2010 (1982. traduction Véronique Patte)
Comprendre les autres en comparant leurs expériences à la nôtre, se définir par différence face à leur façons de réagir: ce que Kapuściński met en œuvre face aux Iraniens, Szczygieł l'accomplit face aux Tchèques au moment où l'avion du président polonais Lech Kaczyński et quatre-vingt-quinze autres personnalités à bord s'est écrasé en Russie. En répondant aux question d'un journaliste tchèque, il tente de définir le "pathos" polonais, l'âme de la nation (et c'est pour "nous", si loin de la Pologne, la Russie, l'Ukraine, peut-être l'occasion de comprendre que la réconciliation entre ses peuples si souvent réunis à travers des frontières mouvantes ne sera ni simple ni rapide.)
A la question de savoir si l'on assistait à la résurgence dans la société polonaise du fameux pathos national, j'ai répondu qu'un des évêques disait déjà à propos du président Kaczyński qu'il "était tombé" à Smolensk. Le verbe "tomber" est d'ordinaire employé pour désigner une mort sur le champ de bataille, ou bien une mort glorieuse les armes à la main. Pourquoi donc ce vocable? Sans doute parce que le prêtre considérait que, de son vivant, le président était en lutte permanente contre ses adversaires. De surcroît, il survolait le territoire de l'ennemi.

Un autre prêtre n'hésite pas à dire à la télévision que notre président est mort "en héros". Est-ce qu'une mort dans un accident d'avion peut être considérée comme héroïque? Du reste, nous éprouvons une certaine difficulté à reconnaître qu'il puisse s'agir d'une erreur humaine, d'une faute, ou d'un accident. Dans ce pays, nous sommes tout des élus de Dieu, c'est Lui qui a choisi pour notre président une mort héroïque. Bien entendu, je comprends parfaitement les tentatives désespérées de mes semblables pour donner du sens à la réalité. S'il n'arrive pas à donner un sens précis aux choses, l'homme se perd, dépérit (peut-être est-ce la raison pour laquelle la peinture abstraite ne sera jamais autant appréciée par l'humanité que la peinture figurative).

[…] Invité récemment dans un talk-show de la télévision tchèque, j'ai cité le poète polonais Norwid — "la Pologne, ce n'est que de la mémoire et des tombes" —, ce qui a provoqué un éclat de rire ches le public praguois du Théâtre Semafor, où l'émission était enregistrée, comme s'il s'agissait d'une bonne blague. On croyait sans doute que j'avais préparé cette plaisanterie pour la fin. or il s'agit d'un vraie citation, et qui en dit long sur les Polonais.

Tu pense à quoi concrètement? voulais savoir Denis. Je lui ai répondu par un exemple concret: pour vivre, notre nation n'a pas besoin d'autoroutes, et elle n'en a presque pas. Pour vivre, notre nation a besoin de malheur. C'est seulement lorsque le malheur frappe — une insurrection ratée, ou autre cataclysme — que nous nous sentons importants et fiers. Le préjudice subi nous élève au-dessus des autres nations. La culture polonaise est une culture nécophile. La mort est considérée comme un facteur qui grandit l'homme. Durant les siècles de l'histoire polonaise, nous avons passé le plus clair de notre temps à lutter pour notre liberté, à défendre notre patrie en mourant par milliers. Par conséquent, les Polonais sont bien meilleurs pour célébrer les enterrements et les défaites que pour fêter les succès. Comme il était impensable que toutes ces vies sacrifiées ne servent à rien, qu'on les oublie tout naturellement, nous avons appris à les glorifier, à les célébrer, à leur donner une belle parure de patriotisme. Souvenez-vous, lorsque, en novembre 1989, les Tchèques faisaient résonner leur clefs sur la place Wenceslas pour manifester leur joie après la chute du communisme, les Polonais ont quant à eux esprimé peu de sentiments d'allégresse (en juin 1989, car le communisme est tombé un peu plus tôt chez nous). Il n'y a pas eu de liesse générale alors que la Pologne populaire tant détestée avait enfin cessé d'exister. Pas d'explosion de joie. Les Polonais savent pourtant très bien s'unir, mais seulement dans le malheur. Et puisque le monde ne sait pas apprécier notre malheur à sa juste valeur, nous voulons attirer désespérément son attention: regardez, dans la célébration de la mort et de latragédie, nosu sommes de loin les meilleurs!

Mais pour quoi faire?! s'écrie Denis, stupéfait.
Pour que le monde le reconnaisse enfin: Mais oui! Ce sont eux qui ont le plus souffert. Plus encore que les juifs. Déjà, on entend ça et là: "Personne ne sait souffrit aussi bien que nous".

Denis me demande alors de trouver à ce tragique accident d'avion un élément positif qui pourrait, par exemple, engendrer un début de réconciliation avec les Russes. Pour lui répondre, je me sers d'une comparaison: les Russes à Varsovie et les Russes à Prague. Cela n'a strictement rien à voir. Un Russe à Prague ne cache pas le fait d'être russe. Il m'arrive parfois de dire exprès en Pologne: "Figurez-vous que, dans un café de la place Wenceslas, j'ai entendu des Russes parler à haute voix. — Comment ça? Les Russes parlent normalement?" s'étonnent les Polonais. A Varsovie, des années durant, il était impossible d'entendre les Russes, alors qu'ils y vivaient. Aujourd'hui encore, ils parlent bas, ne lèvent la voix que lorsqu'ils se retrouvent entre eux, dans leurs hôtels ou appartements de location. Qu'un Russe se comporte naturellement dans un café, impossible! Il rase les murs dans la rue, faisant tout ce qui est en son pouvoir pour ne pas attirer l'attention sur lui. Il sent bien notre aversion. L'aversion des anciens esclaves, puisque nous sommes restés sous occupation russe durant plusieurs siècles. Et puisque nos deux peuples se ressemblent, car les Russes et les Polonais sont de grands sentimentaux, je dirais que leurs sentiments pour nous ont tout d'un amour blessé. Sauf que cet amour rappelle celui d'un éléphant pour une colombe: il veut la garder rien que pour lui dans une vieille cage rouillée. Aussi je doute fort qu'une réconciliation en bloc* soit possible.

Sur ce, Denis a voulu connaître l'histoire de ma famille, car il est de notoriété publique que chaque famille polonaise a eu des démêlés tragiques avec des Russes ou des Ukrainiens. Je lui ai raconté (en version raccourcie) une histoire fabuleuse que ma mère me racontait dans mon enfance. Un jour, mon grand-père était tombé d'une échelle et s'était cassé une jambe. Il était cloué au lit lorsque les Ukrainiens firent irruption, lui ordonnèrent de s'habiller et, sans se soucier de sa jambe cassée, le conduisirent dans la forêt. Une fois sur place, grand-père dut creuser lui-même une fosse; alors ils lui ligotèrent les mains avec un morceau de fil barbelé, le tuèrent et jetèrent son corps dans le trou. Pendant plusieurs jours, personne n'eut le droit d'approcher cet endroit, mais grand-mère s'y rendit quand même, et elle trouva un bout de la manche de ma chemise bleue du grand-père. Cette histoire, je l'aimais bien, et je n'ai pas arrêté de demander à maman de me la raconter. Je voulais l'écouter, encore et encore.

Denis m'a demandé si tout cela s'était vraiment produit, et je lui ai dit que oui, dans un village de la région montagneuse de l'Est de la Pologne. Aujourd'hui, je sais tout ce qu'on n'a pas pu dire à un enfant. Je sais qu'ils lui ont arraché la peau des mains. On disait qu'ils le faisaient avec précision, pour en faire des gants. Je sais qu'ils ont aussi assassiné le frère de ma grand-mère, ainsi que sa femme, et que celle-ci avait pris dans ses bras son bébé, un petit garçon, en déclarant qu'elle n'abandonnerait pas son mari. Ce bébé, ils le lui ont renfoncé dans le ventre, comme le disait ma mère. Les membres de ma famille ont été assassinés par leurs voisins. Les gens de leur village. Ils faisaient partie de l'Armée insurrectionnelle ukrainienne, une force armée nationaliste ayant pour objectif de créer un pays totalement indépendant, sans ingérence de l'URSS, ni de la Pologne. Par conséquent, ils éliminaient les Polonais de leur territoire. Ma grand-mère maternelle, Anna, était issue de la noblesse, de la famille Stadnicki, tandis que son mari Richard faisait du négoce de sel dans la région de Cracovie. Elle était la seule de son village à savoir lire et écrire, et ce aussi bien en polonais qu'en ukrainien.

A la question de savoir si, en tant que Polonais, j'ai ressenti de la satisfaction en apprenant que le premier programme de la télévision russe avait diffusé à l'heure de grande écoute le film Katyn d'Andrzej Wajda, j'ai répondu que je n'en avais pas ressenti. Ma philosophie de la vie, c'est de ne jamais rien attendre.


Une fois imprimée, l'interview s'est révélée légèrement plus longue. A la fin, il y avait un rajout. Une petite anecdote qui ne venait pas de moi.
En effet, Denis m'a écrit dans un mail que l'entretien plaisait beaucoup à l'ensemble de la rédaction, cependant ses chefs déploraient sa lourdeur et sa morosité. Je lui ai répondu qu'il était tout simplement difficile d'être léger quatre jours après la catastrophe.
Il ma dit de ne pas m'en faire, car il avait ajouté une petite histoire amusante (sur une erreur de langage que j'ai commise et dont j'ai parlé à la télévision). Selon lui, cela donnait au texte une chute vraiment drôle.

Lundi, c'est-à-dire quatre jours avant la publication de l'interview dans Mlada fronta, j'ai demandé à Denis de m'indiquer la date de la parution. Il m'a répondu sans tarder que c'était prévu pour le jeudi, tout en précisant (et c'est la dernière phrase qu'il m'a adressée):
"Pour faire rire Dieu, parle-Lui de tes projets."
Mercredi, j'ai reçu la nouvelle de sa mort. Le matin même. Dans la rue.

Mariusz Szczygieł, Chacun son paradis, p.206-2012, Actes Sud 2012 (traduction Margot Carlier. 2010 en Pologne)


Note
* : En français dans le texte. (N.d.T.)
Et tout cela m'a rappelé la discrète ironie de Pale Fire dont les premières lignes nous apprennent la date de la mort du poète Shade («John Francis Shade (born July 5, 1898, died July 21, 1959)») tandis que Shade écrit dans l'avant-dernier couplet de son poème:
l'm reasonably sure that we survive
And that my darling somewhere is alive,
As I am reasonably sure that I
Shall wake at six tomorrow, on July
The twenty-second, nineteen fifty-nine, […]
Nabokov est russe et tout cela n'est pas raisonnable.

L'optimisme de Proust

De sorte qu'on a tort de parler en amour de mauvais choix puisque, dès qu'il y a choix, il ne peut être que mauvais.

Marcel Proust, La Fugitive, p.611 (Pléiade, Clarac)
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