Mardi 9 avril 1946

Placé à la gauche Paul Claudel, lors d'un déjeuner organisé par Pierre Brisson, au Ritz, en son honneur, je suis amené à défendre le Stendhal du Rouge et de la Chartreuse, et le Flaubert de l'Education, qu'il traite superbement d'imbéciles et d'impuissants. il explique comment l'auteur du Rouge et le Noir a amoindre et édulcoré la véritable aventure de Brangues à laquelle il emprunta le sujet de son roman. «En somme, c'est Le Rose et le Noir», interrompt le professeur Mondor. A propos de Stendhal, toujours, Claudel se lance dans une charge violente contre l'introspection affirmant que l'homme est ce qu'il fait, non ce qu'il pense. Je ne peux m'empêcher de dire: «C'est aussi ce que Sartre prétend…», interruption qui fait rire toute la table (surtout mon père et Henri Mondor) et le rend visiblement furieux.
Paul Claudel, si curieux que cela puisse paraître, n'a pas du tout l'air de cet «académicien malgré lui» dont on a parlé. Un surcroît d'orgueil illumine au contraire son beau visage de vieux pontif-paysan. «On voit l'importance de cette Académie tant vilipendée à la joie de ceux qui y entrent», me dit ensuite mon père.
L'exultation de Mondor n'était en effet dépassée que par celle de Claudel. Et pourtant, Claudel…
Il déchire à belles dents hommes et choses avec l'alacrité joyeuse et sans remords du génie, sa forte mâchoire semblant broyer les mots qu'il prononce. Il ne s'attendrit que sur le Japon, dont James de Coquet, qui en revient, raconte les immenses destructions. Moins sourd que je ne le pensais, avec un visage que les contorsions et les rictus ne réussissent pas à rendre méchant.

Claude Mauriac, Aimer de Gaulle, p.275-276 - Grasset, 1978