En un quart de siècle, depuis leur première croisière sur le Nil [celle des sœurs Agnes Smith Lewis et Margarethe Dunlop Gibson], la connaissance du Moyen-Orient antique avait progressé à pas de géant. Le déchiffrement des hiéroglyphes puis du cunéiformes, la découverte de quantité de tablettes et d'inscriptions sur les murs des temples révélèrent un monde, jusque-là inconnu, de courriers officiels, d'accords commerciaux et d'échanges diplomatiques. De nouvelles découvertes occupaient régulièrement la une des journaux.

Janet Soskice, Les aventurières du Sinaï, p.240, JC Lattès 2010 - traduction Marie Boudewyn
Proust est connu pour avoir rendu compte des nouveautés technologiques comme le téléphone, l'automobile ou l'électricité. Je viens de comprendre que lorsqu'il parle d'un poème égyptien ou de Maspero, il parle également de l'actualité de son époque.
Mais il est bien possible que, même en ce qui concerne la vie millénaire de l'humanité, la philosophie du feuilletoniste selon laquelle tout est promis à l'oubli soit moins vraie qu'une philosophie contraire qui prédirait la conservation de toutes choses. Dans le même journal où le moraliste du « Premier Paris » nous dit d'un événement, d'un chef-d'oeuvre, à plus forte raison d'une chanteuse qui eut « son heure de célébrité » : « Qui se souviendra de tout cela dans dix ans ? », à la troisième page, le compte rendu de l'Académie des Inscriptions ne parle-t-il pas souvent d'un fait par lui-même moins important, d'un poème de peu de valeur, qui date de l'époque des Pharaons et qu'on connaît encore intégralement ? Peut-être n'en est-il pas tout à fait de même dans la courte vie humaine. Pourtant quelques années plus tard, dans une maison où M. de Norpois, qui se trouvait en visite, me semblait le plus solide appui que j'y pusse rencontrer, parce qu'il était l'ami de mon père, indulgent, porté à nous vouloir du bien à tous, d'ailleurs habitué par sa profession et ses origines à la discrétion, quand, une fois l'Ambassadeur parti, on me raconta qu'il avait fait allusion à une soirée d'autrefois dans laquelle il avait « vu le moment où j'allais lui baiser les mains », je ne rougis pas seulement jusqu'aux oreilles, je fus stupéfait d'apprendre qu'étaient si différentes de ce que j'aurais cru, non seulement la façon dont M. de Norpois parlait de moi, mais encore la composition de ses souvenirs ; ce « potin » m'éclaira sur les proportions inattendues de distraction et de présence d'esprit, de mémoire et d'oubli dont est fait l'esprit humain ; et, je fus aussi merveilleusement surpris que le jour où je lus pour la première fois, dans un livre de Maspero, qu'on savait exactement la liste des chasseurs qu'Assourbanipal invitait à ses battues, dix siècles avant Jésus-Christ.

Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, p.478, Clarac tome I